Face à la mère de Jean-René Lemoine, mise en scène d’Alexandra Tobelaim,
Face à la mère de Jean-René Lemoine, mise en scène d’Alexandra Tobelaim, création musicale d’Olivier Mellano
On voudrait emprunter à Antoine Vitez le titre de son recueil de poésies : La Tragédie, c’est l’histoire des larmes. Face à la mort de sa mère, il a fallu pour l’auteur que les larmes coulent et creusent un ravin de plus en plus profond, à travers les strates de toute une vie, jusqu’à l’horreur de l’assassinat et ensuite à la possibilité d’une parole d’amour. Le titre dit vrai: le narrateur fait face. Il l’annonce dans le prologue, avant de s’adresser à cette mère «parfaite» à qui il dit : vous ». « Il aura fallu trois années de parenthèse, trois années de coma profond, pour pouvoir vous donner rendez-vous dans ce lieu ombragé, devant l’assemblée silencieuse. »
Se retrouver dans un pays qui n’est plus le sien et dans la dignité un peu égarée des funérailles qui cachent mal un saccage. Retrouver des photos, des lettres mais aussi ses anciennes élèves qui l’aimaient tant, retrouver sa tendresse pour elles, cette médaille dont il n’a «connu que le revers » et qu’il aurait voulu connaître. Il lui faut refaire le chemin de son enfance, les aéroports, les départs et retours : au Congo, avec son père et en Belgique, avec cette mère “parfaite“ et dure qui voulut faire de lui, un enfant parfait. Avec l’adolescent révolté et, bien plus tard, avec l’homme: «Lorsque nous nous sommes revus, nous avons commencé à nous parler comme des amis fragiles. » (…) « Nous nous apprivoisions, au fil de mes sporadiques et fugaces visites. »
Mais le fil est rompu dans un pays en perdition. Il s’adresse à une morte assassinée. Le récit n’est pas seulement celui d’un homme en deuil de sa mère mais celui du fils dans un pays qui s’abîme dans l’horreur et l’atrocité. À cela, il faut faire face. Femme et professeur : deux bons moteurs de haine pour des êtres perdus «par la folie d’un seul homme» dont la devise pourrait être: Viva la muerte! Donner la vie, éclairer les esprits !
Le pire : elle n’est pas la seule victime et les mornes verts (des collines) sont devenus gris. On tue partout, femmes, filles, bébés… et par-delà le destin d’un pays, on entre dans le trou noir de l’espèce humaine. «Votre mort qui, longtemps, me sembla unique, incomparable, se dissout peu à peu dans la géographie de la douleur. » Reste l’écriture et la poésie d’un récit exigeant, rigoureux qui coupe le souffle et qui le rend: c’est la fonction de la tragédie.
On comprend que ce texte intimide. D’où une mise en scène sans doute trop respectueuse, trop raide. Les trois comédiens s’adressent à nous avec un vrai engagement et une concentration qui ne faiblit pas. On apprécie que, bien qu’ «appareillés» (et fort bien) pour pouvoir tenir, en harmonie avec les musiciens, ils nous parlent parfois à voix nue, comme le demande le narrateur: « (Se) présenter à vous dans la nudité de l’errance ».
Mais on aimerait qu’ils sachent aussi recevoir l’écoute du public, qu’ils respirent et lâchent parfois leurs épaules, juste pour avoir à nouveau plus de force. On aimerait qu’ils donnent plus de vie à leurs errances mesurées sur le plateau. Les gestes des musiciens, dans leur sobriété, sont au moins conduits et libérés par le son de leurs instruments. La scénographie d’Olivier Thomas est tout aussi sobre : des rideaux, tombés droit des cintres, figurent les colonnes cannelées d’une Grèce imaginaire. Alexandra Tobelaim a vu juste en donnant pour cadre à ce Face à la mère, la tragédie antique. Elle en retrouve modestement le chœur, soutenu ici par une musique qui accompagne l’effroi. Et qui nous en protège tous, peut-être.
On n’a pas envie d’en dire plus : ce texte nous atteint profondément dans sa tendresse et sa pudeur sans concessions. Rien n’est adouci, artificiellement lyrique et les choses sont évoquées dans leur vérité, toujours. On n’ose pas trop vous dire de lire le texte,. Ce serait pactiser avec la fermeture des théâtres ! Mais on le dit quand même…
Christine Friedel
Présentation professionnelle vue au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, où le spectacle était initialement prévu du 15 janvier au 14 février.
Le texte est publié aux Solitaires intempestifs.