Danse et Histoire: repos, vitesse et lenteur…

Danse et Histoire: repos, vitesse et lenteur…

Philippe Lançon,  journaliste à Libération et Charlie Hebdo où il a survécu à l’attentat du 7 janvier 2015 qui a causé la mort de quatorze personnes… Mais les balles des tueurs lui ont gravement endommagé la mâchoire: dans un livre formidable, Le Lambeau (2018), il raconte l’histoire de sa reconstruction (il a dû subir treize opérations de la mâchoire!) mêlant descriptions physiques, expériences de rêves et voyages lucides dans des espaces proches d’Henri Michaux. Philippe Lançon tenait une chronique culturelle à Libération et, la veille de l’attentat, il avait assisté aux Théâtre des Quartiers d’Yvry à La Nuit des rois.

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A l’hôpital, plongé dans le non-sens, il a lu et relu cette pièce bien connue: « Shakespeare est toujours un excellent guide, quand il s’agit d’avancer dans le brouillard équivoque et sanglant. Il donne forme à ce qui n’a aucun sens et, ce faisant, donne sens à ce qui a été subi, vécu. » Chacun des jumeaux: Viola et Sébastien pense que l’autre est mort. Une histoire de survivants travestis…

L’espace shakespearien permettra à l’écrivain d’enlacer rêves et pensée et de rendre plus rapide sa guérison. Ce récit donne aussi confiance et rend hommage à la puissance de métamorphose de l’écriture et à la précision de la chirurgie. Les dialogues avec Chloé Bertolus qui, depuis janvier 2019, est cheffe de service de chirurgie maxillo-faciale à la Pitié-Salpêtrière, sont une merveille de simplicité. La vie a été pour lui un chemin avec quelques carrefours: rester à Bagdad ou quitter Bagdad, se rendre d’abord à Libé ou au contraire à Charlie, filer à Libé ou partager une friandise avec Cabu… On ne connait pas l’ampleur d’un choix. Il fait le mort. Il n’articulera pas de mots avant longtemps. Sa parole chute (elle lévite?). Elle change de niveau, atteint un grand silence, plus largement que dans l’existence quotidienne, en-deça de lui. Il opère des distinctions entre vie et mort, entre réalité et rêve entrant dans un continuum. Il parle dans la mort. Il parle aux morts, « aux pauvres morts » qui recourbent son chemin… Chez lui, existe un « excès de réalité », un excès de rêve, puisqu’il y a excès de mort…

« Que peut un corps? « La célèbre phrase de Spinoza dans L’Ethique ne se limite pas à une évaluation des forces mais le philosophe met à jour, dans la nature et les êtres, une  variable : un rapport de repos, vitesse et lenteur.

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La danse contemporaine, en supprimant l’obligation de spectacle à présenter et/ou modèles à imiter, travaille ce rapport comme une matière à expérimenter. Danser est alors et avant tout, s’explorer soi-même, découvrir des relations. Isadora Duncan (1877-1927) face à l’Océan Pacifique, commençait immobile: elle parcourait son repos et le changeait en sensations. Avant de danser, elle préleva sur les vagues, des lignes rythmiques, abstraites…

Son corps les incorpora et ces lignes introduisirent entre les organes, des rapports de vitesse et lenteur. Et les oscillations, balancements et enjambements d’Isadora Duncan naquirent de là. En Europe, elle créa des écoles de danse: elle se sentait à l’aise  au centre des villes et dans les nouveaux mouvements échappés au cycle final du temps historique et de la civilisation rurale.

Mais une autre Histoire alors traversait la société: que se passe-t-il quand la notion de vitesse surpasse celle de lenteur? En 1941, Stefan Zweig dans Le Monde d’hier se demandait si la guerre de 14-18 était née, non pas de conflits territoriaux mais d’une apparition fulgurante de nouvelles techniques: avions, navires, etc. Le tank juste après l’automobile?

Isadora Duncan avait précédé la catastrophe.** Merce Cunningham (1919-2009)  commença, lui, à danser en 46. Mais, treize ans avant dans l’Allemagne nazie, les rapports de vitesse et lenteur s’étaient déjà brisés. Subsistait alors une vitesse pure quand Hitler nommé chancelier en 33, confisqua progressivement le pouvoir et modifia les structures politiques, ce qui entraîna la fin de la République de Weimar. Et cette vitesse seule, diffusa une mort perverse, multiple, ondoyante. Les nazis voulaient abolir l’Etat pour libérer les forces de production. Ils libérèrent la mort. La mort pour tous.*

Klaus Mann, le fils de Thomas Mann, écrit dans Méphisto, une carrière (1936)***: « Nous avançons en titubant… Notre Führer nous entraîne dans les ténèbres et le néant… Des éclairs de feu à l’horizon, des ruisseaux de sang sur tous les chemins, une danse de possédés des survivants ». Himmler inventa, lui, la fiction d’une Germanie au sol vital, imprégné d’instincts et pulsions, et réservé aux Aryens… Klaus Mann, homosexuel, sentant venir le danger, préféra en 33 quitter l’Allemagne pour les Etats-Unis où il s’engagea dans l’armée. Face à la fantasmagorie nazie, il présente une terre qui saigne et en ruines. Et cela, dès le commencement… Il finira par se suicider avec un barbiturique…

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Plus tard, Pina Bausch (1940-2009) construisit des sols d’eau, fleurs et terre… Dans Café Muller, elle reprend les choses là où Klaus Mann s’effondrait: elle danse en titubant, mais du côté de la vie. Ses tremblements, saccades et piétinements creusent et font remonter au jour un nouveau plan d’existence, des fragments de mouvements déchiquetés par d’anciennes vitesses. Sans doute Merce Cunningham savait aussi qu’il existait une relation entre langage hyperbolique, gestes trop accentués et violence… L’appel au calme n’est pas chez lui une attitude psychologique mais un filtre qui permet de tenir ensemble des forces qui divergent dans l’événement que constitue une grande ouverture de champ. Soit une multitude de coordinations qui apparaissent puis disparaissent.

© Charles Atlas

© Charles Atlas

Dans Channels inserts de Merce Cunningham  une pièce filmée en 1982 par Charles Atlas, l’espace n’est plus assujetti à un point de fuite ou à une perspective: verticales et horizontales  ne quadrillent plus l’espace. Et tout s’ensuit. Les courses multi-directionnelles avec pliure des articulations, servent de contrepoint. Tête,  genoux et bras ne cessent de se plier en plusieurs sens. Et le torse tient l’ensemble de ces simultanéités kaléidoscopiques. Torse: titre de l’une de ses chorégraphies… Plusieurs lignes relient ainsi de façon mentale le décentrement des courses et celui des parties du corps. Un groupe s’immobilise, puis un danseur court autour et le rejoint. La lenteur vibre de vitesse. L’immobilité demeure un peu en suspension et d’autres interprètes passent devant ou derrière. Les points de l’espace, en dehors de toute hiérarchie, offrent des luminosités variables.

Repos, vitesse, lenteur, cela n’arrête pas… Les passages des danseurs module l’air, comme un peintre le fait sur une toile. « Air » chorégraphique, air de lumière. Merce Cunningham retrouve le théâtre du merveilleux et l’espace devient ainsi un milieu maritime où les axes directionnels ne préexistent pas. Chaque interprète surgit en créant une ligne d’apparition, là où peut se loger une caméra. Là où peut aussi se loger l’œil de l’esprit. « Qui a un corps apte au plus grand nombre d’actions,  dit encore Spinoza, a un esprit dont la plus grande partie est immortelle. »

Bernard Rémy

*Libres d’obéir: le management, du nazisme à aujourd’hui de Johann Chapoutot, 2020, Gallimard.

**Isadora Duncan de Jérôme Bel est inspiré de l’autobiographie Ma Vie de la célèbre danseuse. Le spectacle a été joué à Berlin, Paris, Aubervilliers, Varsovie… et devrait être à nouveau présenté au prochain festival d’Automne.

***Méphisto, Histoire d’une carrière, Denoël (1975). Réédition chez Grasset. Ariane Mnouhckine en avait fait, en 1979 au Théâtre du Soleil, une très belle adaptation.

 

 

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