L’explosion de la haine sur les réseaux sociaux
L’explosion de la haine sur les réseaux sociaux
Le philosophe Daniel Bougnoux dans Le Randonneur sur le site du quotidien La Croix relate une expérience intéressante quant au rôle des médias aujourd’hui. Après la publication de son article sur La Familia grande de Camille Kouchner, des correspondants anonymes ont posté des billets venimeux sur Freud et la psychanalyse. Jakob Freud, père de Sigmund, aurait abusé de ses enfants, d’où les troubles hystériques de sa famille, etc… Ils s’appuient sur une lettre du 8 février 1897 de Sigmund Freud à son ami Wilhelm Fliess où il semble accuser son père d’inceste: il est encore alors persuadé à l’époque que l’hystérie est liée à un attentat sexuel souvent commis par un proche.
Tous les psychanalystes qui connaissent un minimum l’œuvre freudienne le savent : quelques mois plus tard, Freud changera radicalement d’opinion, reconnaissant que TOUS les pères ne peuvent TOUS avoir abusé de leurs enfants, compte tenu du nombre très important de patients hystériques. « Je ne crois plus à ma neurotica», écrit-il à Wilhelm Fliess, le 21 septembre 1897. Cette lettre inaugure les découvertes futures de la psychanalyse. Même si l’on doit reconnaître le rôle des attentats sexuels réels dans de nombreuses pathologies, il faut aussi donner toute son ampleur à celui de la vie intrapsychique, au fantasme, c’est à dire au désir et aux mouvements pulsionnels dans l’édification des troubles de la psyché.
Le changement radical de perspective amène Freud à reconnaître la place centrale du complexe d’Oedipe dans la vie imaginaire de l’enfant et de l’adulte. Telle est la position freudienne qui semble déranger à l’extrême les tenants d’une théorie purement factuelle qui accuse les pédo-criminels en montrant un enfant innocent, sans désir, sans fantasme ni pensées. Pour eux, le complexe d’Oedipe n’existe pas: c’est une invention absurde et perverse de Freud accusant cet innocent, déniant «la faute cachée du père» sans doute incestueux, minimisant ou ignorant le rôle dévastateur des traumatismes réels que subissent les enfants.
Inutile ici de polémiquer sur l’Oedipe. On le retrouve partout en clinique mais aussi dans notre littérature, notre théâtre et nos plus grands opéras. Freud connaissait Sophocle et Shakespeare; il comprit que la légende grecque était reprise dans Hamlet. Le dramaturge grec nous montre un Oedipe qui passe à l’acte mais aussi que nous référons à la folie, à la psychose. Shakespeare décrit, lui, un Hamlet paralysé et inhibé, ne pouvant agir, figure paradigmatique de la névrose et de l’homme aujourd’hui.
Cette guerre qui a maintenant cent ans, prend aujourd’hui des formes très violentes dans certains médias qui s’autorisent toutes les insultes et tous les délires. Les réactions au dernier article sur l’inceste de Daniel Bougnoux en est un exemple édifiant: il faut lire les déclarations véhémentes d’un «Spartacus» et d’un «Léon» qui utilisent pêle-mêle les arguments décontextualisés que l’on trouve dans de nombreux ouvrages critiques comme le Livre noir de la psychanalyse de Catherine Meyer (2005), ou sur Internet, pour proférer indifféremment mensonges et insultes envers Freud et les psychanalystes. Certaines affirmations dépassent l’entendement tant la mauvaise foi et le manque d’information paraissent ici évidents. On en vient à penser que le délire est proche et qu’il faut plaindre ces esprits troublés, plutôt qu’argumenter en vain sur des propos absurdes qui expriment sans doute plus de souffrances personnelles que des arguments fondés.
L’extrême violence des réseaux sociaux est aujourd’hui inouïe. Colère et insultes s’expriment librement et la spirale de la vengeance risque d’emporter ceux qui s’y risquent. On peut et l’on doit aujourd’hui s’interroger sur la façon dont on s’exprime sur ces canaux, responsables d’une désinformation de masse et semblant avoir le rôle d’empêcher de penser. Loin d’être des plateformes ouvertes à la réflexion et à l’argumentation, certains blogs sont aujourd’hui envahis par des tombereaux d’insultes et de haine qui rendent tout débat impossible.
Dans C ce soir sur France 5, ce jeudi 28 janvier, Plantu, qui vient de quitter le journal Le Monde, soulignait après la parution de ses dessins, l’importance des messages haineux publiés sur les réseaux sociaux où ne voit pas le visage de celui qu’on insulte.La journaliste Laure Adler lui a fait remarquer tout le poids de l’autocensure qu’il devait maintenant observer pour ne pas avoir à subir le sort des journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo ou celui de Samuel Paty !
Emmanuel Levinas montre combien voir celui de notre interlocuteur limite notre violence, en nous replaçant face son humanité. L’accès au visage est d’emblée éthique. Et l’absence de face-à-face déshumanise la relation à autrui sur les réseaux sociaux, ce qui autorise tout et devient vite un appel au meurtre. Arguments, raisonnements et vrais échanges disparaissent. Reste la haine, celle de l’autre, de soi-même et la tentation de meurtre…
Jean-François Rabain