Têtes rondes et Têtes pointues de de Bertolt Brecht,mise en scène de Pierre Boudeulle
Têtes rondes et Têtes pointues (Pauvres gens ne sont pas riches) de Bertolt Brecht, traduction d’Éloi Recoing et Ruth Orthmann, mise en scène de Pierre Boudeulle
La pièce, écrite entre 1931 et 1934, a été créée en 36 sous la direction de Per Knutzon au Théâtre Riddersalen à Copenhague. Bertolt Brecht (1898-1956) avait voulu adapter Mesure pour mesure de William Shakespeare mais devant le fascisme qui menaçait l’Allemagne, il attaquera en priorité les idées racistes du parti national-socialiste d’Hitler au pouvoir. Les menaces sur son travail devenant permanentes, il s’exilera à trente et un ans avec sa femme, la célèbre actrice Helene Weigel en 33. Ils partent pour la Scandinavie puis rejoindront les Etats-Unis d’où il sera expulsé au moment du maccarthisme puis ils iront vivre en Suisse… Il écrira ainsi en exil (soit le tiers de sa vie!) la majorité de son œuvre et ne reviendra que vingt ans plus tard en R.D.A. Ce qu’on oublie trop souvent… Et il mourra deux ans plus tard. Pour lui, le capitalisme, en Allemagne et ailleurs, a créé le malheur et le racisme.
Cela se passe en Yahoo, un pays imaginaire ruiné au nom sans doute inspiré des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Dans ce pays, les agriculteurs misérables se sont unis dans la Faucille, une organisation qui focalise leur révolte pour qu’ils obtiennent des fermages plus justes leur permettant de vivre correctement. Des Gilets Jaunes d’autrefois… Mais les riches propriétaires terriens ne veulent pas aider l’Etat qui ne tient pas à remettre en cause leurs privilèges. Le vice-Roi confie alors le pouvoir à Ibérin pour trouver une solution. Justement, il en a une: Yahoo serait divisé avec, d’un côté les Tchouches à la tête ronde, habitants légitimes du royaume et de l’autre, les Tchiches à la tête pointue, leur vieil ennemi responsable de tous les malheurs du pays et que les Tchouches voudront éliminer. A la fin, les riches têtes rondes au pouvoir fraterniseront avec les riches têtes pointues pour faire pendre les pauvres des deux côtés… Têtes rondes et Têtes pointues, une pièce pas très jouée avait été mise en scène par Philippe Awatt, puis en 2011 par Christophe Rauck, l’ancien directeur du Centre Dramatique de Lille, récemment nommé à la tête du T.N.P. à Villeurbanne.. C’est à la fois une parabole pleine de fantaisie mais aussi, une satire virulente du racisme nazi et de l’antisémitisme. La pièce, difficile à mettre en scène, est aussi connue pour le commentaire de Brecht où il théorise son fameux effet: «verfremdungseffekt» (fremd : étrange, étranger, inconnu). Qu’on a appelé en français de cet affreux mot: distanciation, très à la mode actuellement mais avec un sens plus terre à terre! Cet “effet d’éloignement” opèrerait une désaliénation du spectateur et le rendrait plus conscient sur le plan politique et donc plus apte à transformer son environnement. Et aussi à réfléchir sur la place de l’acte théâtral dans la société.
L’essentiel est sans doute ailleurs… Brecht va surtout opérer une rupture radicale avec une vision aristotélicienne du théâtre et la fameuse catharsis mais aussi avec un certain naturalisme encore très vivant au début du XX ème siècle: juste trois décennies avant qu’il ne s’inspire des théâtres chinois et japonais mais aussi de celui du Moyen-Age pour définir ce « verfremdungseffekt ». Scénographie et costumes souvent en décalage, acteurs à la fois dans le texte et en dehors, importance d’un musique de scène contemporaine: Hans Eissler, Kurt Weill à qui il doit celle de son célèbre Opéra de Quat-Sous créé en 28… Rapport au temps différent, importance moindre du dénouement, interruption de l’action pour laisser la place à des parties chantées, emploi de panneaux et titres, projections dues à Caspar Neher son scénographe pour annoncer un numéro, bruitages sur disque -ce qui était très nouveau à l’époque- avec appareils de reproduction visibles sur le plateau, commentaires sur la situation, par un personnage s’adressant au public. Mais aussi rôle d’un chœur comme dans la tragédie antique, dialogues laissant parfois la place à une description, positions hiérarchiques définies par le langage et, chose nouvelle, par le costume, rapports entre les personnages fondés « sur des motivations dans le domaine historico-social « . Bref, ce qui nous parait courant maintenant, représentait il y a presque un siècle, une évolution radicale des modalités scéniques avec des tableaux et avancées par à-coup, plutôt que des scènes en relation directe avec les précédentes comme dans le théâtre classique… Pour Brecht, «l’avantage essentiel que le théâtre épique tire de la distanciation (laquelle vise exclusivement à montrer le monde sous un angle tel qu’il apparaisse comme susceptible d’être pris en main par les hommes), c’est justement son caractère naturel et terrestre, son humour, son refus de toute cette mystique dont le théâtre traditionnel est redevable à des époques depuis longtemps révolues. » *
Passe donc aussi à la trappe le principe d’identification qui fera encore les très beaux jours de l’Actors Studio une dizaine d’années plus tard avec Lee Strasberg demandant aux acteurs de «puiser dans ses propres affects pour créer l’émotion. De faire exister le rôle à travers sa mémoire affective. » A la suite de Stanislavski qui voulait traduire une réalité naturaliste. Brecht, lui, rompt avec la psychologie -ici, pas de sentiments ni d’états d’âme ou guère- et une démonstration habile mais un peu sèche pour situer les graves événements que connaît son pays depuis l’arrivée d’Hitler…
Têtes Rondes et Têtes Pointues, dit le jeune metteur en scène, est le récit épique et acerbe d’un peuple révolté qui va hésiter entre partage des richesses et repli identitaire, face à un chef. La pièce résonne aujourd’hui comme une parabole de nos révoltes et divisions. » Un travail de mise en scène d’une rare exigence. Ici un plateau nu -ce n’est pas nouveau -avec, à cour, les costumes sur des portants, les accessoires nécessaires et de petits meubles sur roulettes. Et à jardin, les consoles où officie Fred Flam, le DJ. Dans les cintres, un lustre de cristal et un abat-jour de tôle. Cette scénographie épurée, réduite au strict minimum, fonctionne bien.
Le metteur en scène a heureusement pratiqué des coupes dans ce texte didactique, un peu estouffadou où Bertolt Brecht montre bien mais de façon souvent appuyée, à la fois le cynisme mais aussi la cupidité des riches. De ce côté-là, rien de plus actuel. Aucune morale ici, on peut tout acheter, notamment l’amour ou plutôt le sexe, comme dans ces moments noirs où Nanna pour aider son père Callas, un pauvre fermier, se prostitue très jeune dans un bordel où elle est exploitée par la maquerelle et Isabella qui, elle, entre au couvent mais y est rackettée par la mère supérieure. Bordel ou couvent, même combat…
Pierre Boudeulle a ouvert l’espace sur ce beau plateau de douze m. d’ouverture et les acteurs eux-mêmes déplacent petits meubles et accessoires. Il a créé une enceinte montée sur roulettes, affublée d‘un élément de costume et dont on entend la seule voix. Bien vu, d’autant plus que les quatre acteurs jouent déjà une trentaine de personnages: entre autres, le Vice-Roi, un Juge, des avocats, Un Grosse dame, Missena, un ministre d’Etat, Callas, un fermier, la fille prostituée de celui-ci, une religieuse, des propriétaires fermiers, un épicier, etc… Juste, pour l’acteur ou l’actrice, le temps d’enfiler vite fait le costume ad hoc. Aucune actualisation ni référence à un quelconque temps historique. Mais une bonne représentation des choses, plutôt qu’un développement des actions pour reprendre les mots de Brecht. Côté mise en scène et direction d’acteurs, on est ici dans l’excellence. Pierre Boudeulle sait y faire: diction au cordeau -cela devient rare et fait du bien- aucun micro H.F., gestuelle impeccable. « Le théâtre épique, écrivait Walter Benjamin***, est gestuel. Rigoureusement parlant, le geste est le matériau et le théâtre épique, l’utilisation appropriée de de ce matériau. » Présence scénique, unité de jeu et aucun temps mort ni rupture de rythme sur les deux heures… Chapeau. Seul bémol: l’invitation à faire participer le public fonctionne moins bien. Et la pièce, même élaguée, reste longue, surtout vers sur la fin: si le metteur en scène pouvait gagner, avec encore quelques coupes, un petit quart d’heure et regrouper certaines scènes un peu trop brèves, le spectacle serait encore plus solide.
Azzedine Benamara, Janie Follet, Julie Maréchal, issus comme leur metteur en scène, du Conservatoire de Mons (Belgique) pas loin de Lille et Jacob Vouters mènent le jeu avec une grande efficacité, tout en étant aussi accessoiristes. Le public professionnel de la région les a longuement applaudis, et à juste raison. Le spectacle qui a été joué une quinzaine de fois l’an passé, devrait être à nouveau présenté mais quand…. Priez pour nous, Sainte-Roselyne Bachelot. Ce travail le mérite amplement. Et d’ici là, La R’vue, un cabaret satirique du Théâtre de l’Aventure sera diffusé en direct sur son site le 19 mars à 20 h de la Maison Folie Moulins à Lille*** . Cela vaudrait le coup d’y aller voir…
Philippe du Vignal
Représentation réservée aux professionnels vue le 16 février, au Théâtre de la Verrière, 26 rue Alphonse Mercier, Lille (Nord).
Théâtre de l’Aventure, 27 rue des Ecoles, Hem (Nord). T. : 03 20 75 27 01. http://www.theatre-aventure.fr/saison-2020-2021/la-rvue/
*Écrits sur le théâtre, L’Arche (1972).
**https://www.facebook.com/maisonfoliemoulins. *** Le remarquable exemple du costume de la Mère Courage « vieillissant » à mesure de l’avancée de la pièce! Quelle intelligence de l’espace-temps scénique… Et dans sa mise en scène de Mère Courage, Jérôme Savary avait fait tomber la neige sur le paysage du début jusqu’à la fin, une magnifique image pour dire le temps qui passe…