Pièces courtes (Short Stories) d’après Raymond Carver, adaptation et mise en scène de Sylvain Maurice

Pièces courtes (Short Stories) d’après Raymond Carver, traduction de Simone Hilling, François Lasquin, Gabrielle Rollin, adaptation et mise en scène de Sylvain Maurice

 Ouf ! Cela fait un bien fou de se retrouver dans ce grand théâtre de Sartrouville, non à quelques-uns mais avec une centaine de professionnels et journalistes heureux d’être admis à voir un spectacle en tous points exceptionnel… Les nouvelles de Raymond Carver (1938- remarquable dialoguiste- ont parfois séduit les metteurs en scène comme Christian Peythieu avec Pratiques innommables  (1993)  et plus récemment Love me tender, une pièce de Guillaume Vincent (2018). Shorts Cuts, l’excellent film de Robert Altman (1993) est un peu à part, puisque ces nouvelles ont plus été pour lui une source d’inspiration et le cinéaste a un regard féroce sur la société américaine, alors que Raymond Carver était, lui, plus indulgent…

Sylvain Maurice a lui choisi d’adapter au théâtre six de ses nouvelles qui font parfois penser à celles de Guy de Maupassant ou d’Anton Tchekhov. Voisins de palier, Vous êtes docteur?, Parlez-moi d’amour, Obèse, L’Aspiration, Une petite douceur.  Des histoires courtes et réalistes… Cela se passe souvent chez des couples jeunes ou moins jeunes chez qui l’on sent une obsession du bonheur et le mot : heureux revient souvent chez eux La maison est un dernier refuge et l’alcool, un médicament de l’âme.  Mais le malheur soudain peut aussi s’inviter dans la vie d’une famille à qui tout avait jusque-là réussi comme dans Une petite Douceur, sans doute la plus forte tirée de C’est pas grand chose mais ça fait du bien. Et Raymond Carver situe bien les choses : «Il était heureux et favorisé par la chance, il le savait. Ses parents vivaient encore, ses frères et sa sœur étaient établis, ses amis d’université s’étaient dispersés pour prendre leur place dans la société. Jusqu’à présent, il avait été épargné par le malheur, par ces forces dont il savait qu’elles existaient et qui pouvaient désemparer ou abattre un homme si la malchance frappait. » Et la fin de cette tragédie  (qu’on ne vous dévoilera pas ) est un moment d’anthologie

 Dans L’Aspiration, un homme raconte: «J’étais sans emploi, mais je devais recevoir très prochainement des nouvelles du Nord. Allongé sur le canapé, j’écoutais le bruit de la pluie. De temps en temps, je me levais pour jeter un coup d’œil à travers le rideau, des fois que le facteur s’amènerait. Mais la rue était morte. » En quelques phrases, Raymond Carver,  là aussi, réussit à situer un climat…Comme dans Parlez-moi d’amour : « Mon ami Mel Mc Ginnis est cardiologue, ce qui lui donne parfois l’occasion de disserter. Nous étions tous les quatre dans la cuisine et nous buvions du gin. Il y avait donc Mel, Terri sa seconde femme, ma femme Laura et moi. Le soleil entrait dans la pièce par la grande fenêtre derrière l’évier. Le gin et le schweppes circulaient de l’un à l’autre et la conversation en était arrivée, Dieu sait pourquoi, à porter sur l’amour. »
Et dans Obèse, nous sommes vraiment dans ce restaurant où un homme dévore son repas. «Et tandis que je pars chercher de quoi essuyer et que je reviens pour lui servir sa salade, je m’aperçois qu’il a avalé tout son pain beurré. Et un peu plus tard, quand je lui ramène du pain, il a terminé sa salade. Croyez-moi, c’est pas tous les jours qu’on se régale comme ça. Ne nous en veuillez pas, qu’il me dit. »

 

©c.raynauddelage

© C.Raynaud de lage

La description de ces hommes et femmes des années cinquante est teintée de mélancolie et d’humour et Raymond Carver peint avec réalisme le quotidien de ceux qui, ni pauvres ni vraiment riches, ni méchants ni généreux, vivent dans de petites maisons proches les unes des autres…Et le lecteur comme ici le public s’attache vite à ces histoires banales qui ont le plus souvent  pour dénominateur commun, la vie de couples sur l’air connu du : «Jamais sans toi jamais avec toi: une longue alliance et une grande solitude à la fois… Et Raymond Carver,  dans une langue simple, décrit leur intimité: petits plaisirs mais aussi parfois tragédie comme la mort de cet enfant renversé par une voiture quelques jours après son anniversaire dans Petite douceur. Sans doute la nouvelle la plus poignante. Et cela fait  penser aux personnages d’Edward Albee ou chez nous à  ceux de François Truffaut. Et les moments de silence dans ces dialogues ciselés que l’on peut déjà percevoir à la lecture sont évidemment une mine d’or pour un metteur en scène.

© c.raynauddelage

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Sylvain Maurice a imaginé un cadre de scène pour resserrer l’action sur ce grand plateau. Avec de grosses moulures en plâtre assez kitch! de cabaret, et un rideau qui, grâce aux belles lumières de Rodolphe Martin, attrape des couleurs différentes. Cela concentre l’action sur le centre du grand plateau et introduit comme un second degré.
Autre bonne idée: relier ces textes par la musique de Dayan Korolic, à la basse, «fil rouge de ce spectacle fait de courts moments et qui leur donne un sens global, une unité. » Bien vu et c’est aussi un bon moyen pour donner une fluidité à ces différentes actions.

L’adaptation au théâtre de romans et de nouvelles est devenue exponentielle ces dernières années mais Sylvain Maurice a  su réaliser ici une sorte de tissage, en alternant de façon très raffinée récits et dialogues mais aussi musiques et chansons comme Moon River d’Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé. «C’est une richesse, dit-il, et cela permet de changer de point de vue. »Mais pas que!  En effet cette subtile mise à distance, avec une teinture de spectacle de cabaret, rend encore plus bouleversantes ces histoires de couples qui nous ressemblent tellement. Mais c’est un exercice périlleux, ici réalisé avec une qualité de mise en scène que l’on voit rarement. Aucun temps mort, aucun à-coup, un rythme très maîtrisé et pour une fois, des micros HF qui se justifient pleinement. Et Olga Karpinsky a réalisé des costumes  qui dessinent bien chaque personnage. Tout, dans cette réalisation, est très soigné jusqu’aux quelques accessoires nécessaires.

©C.RaynaudDeLage

©C.RaynaudDeLage

Mais ce spectacle que Sylvain Maurice fait osciller entre cabaret avec chansons et scènes à plusieurs personnages, bénéficie d’une exceptionnelle direction d’acteurs. Anne Cantineau, Danielle Carton, Rodolphe Congé, Jocelyne Desverchère et Pierre-Félix Gravière, tous excellents, passent d’un personnage à l’autre (une douzaine!) avec une parfaite maîtrise, changeant au passage de costume et/ou de perruque. Mention spéciale à Anne Cantineau.  On voit comme dit le metteur en scène, le théâtre se fabriquer à vue, sans que ce soit pour autant démonstratif: du genre appareil à fumigènes qu’on trimbale pour montrer qu’on est bien  sur une scène… Ici, aucune petite tricherie, aucun racolage, aucune criaillerie et une rare unité de jeu. C’est du solide et cousu main. Chaque comédien sait donner une grande intimité au personnage qu’il incarne et c’est bien là le rêve de tout metteur en scène: atteindre cette intimité  à laquelle on n’a jamais accès dans la vie courante, même et surtout quand il s’agit de proches… Et là on est dans le grand luxe… Sylvain Maurice sait faire et les courtes phrases de Raymond Carver frappent sec et juste: “Laura, si je n’avais pas Terri, si je ne l’aimais pas tant, et si John n’était pas mon meilleur ami, je tomberais amoureux de toi.”

Le contrat est somptueusement rempli avec intelligence et solidité- parfois surtout au début, seul bémol- un côté statique mais le public dont un certain nombre de jeunes gens, a acclamé les acteurs. « J’aime, disait Raymond Carver les choses non dites, les choses qui restent entre les lignes, le paysage que l’on sent effleurer sous la surface des objets visibles. C’est la manière d’écrire qui m’intéresse le plus.” Il aurait eu quatre-vingt trois ans en juin prochain et aurait sans doute été conquis par la traduction théâtrale de ses nouvelles. Le spectacle sera  joué du 24 mai au 3 juillet. Ne le ratez surtout pas.

Philippe du Vignal

Représentation pour les professionnels vue le 4 mars au Centre Dramatique National de Sartrouville (Yvelines).
Les nouvelles de Raymond Carver sont publiées en français aux éditions de l’Olivier.

 

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