Festival Dire : Thomas Suel, Simon Alloneau et Jamais je ne vieillirai, texte et mise en scène de Jeanne Lazar
Festival Dire : Thomas Suel, Simon Alloneau et Jeanne Lazar
C’est le dernier événement dans les murs de La Rose des Vents : le bâtiment de la Scène nationale va fermer pour travaux pendant trois ans Dire est le titre d’un recueil de la poétesse Danielle Collobert qui convient à ce festival consacré à la création littéraire sous toutes ses formes. Pour leur deuxième édition, Marie Didier, directrice de La Rose des Vents et Aurélie Olivier, à la tête de l’association Littérature, ont dû revoir à la baisse leurs ambitions! Seulement six spectacles sur les vingt prévus, seront présentés en deux jours, à un nombre limité de professionnels. Mais avec toujours le même désir, pour l’une: «agrandir le périmètre d’une Scène Nationale» et pour l’autre: «faire entendre la puissance des mots avec des textes qui semblent échapper au livre comme au spectacle, depuis une scène faite de matières inédites et disparates. »
Malgré la situation délétère actuelle, elles envisagent l’avenir avec sérénité… Marie Didier prépare ses prochaines saisons hors-les-murs dans plusieurs lieux de Lille-Métropole, Roubaix, etc. «Une expérience enrichissante qui nous ancre dans le territoire et nous permet d’inventer de nouveaux partenariats, de nouvelles synergies.» Et Aurélie Olivier, elle, continue à faire entendre la parole des autrices et auteurs à Paris, Rennes, Aix-en-Provence, notamment avec Les Parleuses, des lectures qui mettent en présence des autrices du matrimoine et d’aujourd’hui… En attendant, elles ont préparé une journée à Villeneuve-d’Ascq avec deux performances poétiques et une pièce d’artistes de la région lilloise.
Vlã de Thomas Suel
«Ça se dit v’là, ça se dit vlan. Ça dit va, ça dit vent… » Artiste de la parole, bien ancré dans son terroir, ce poète distille une langue imagée en jouant sur les sonorités, rythmes, retournements de sens et enchaînements phonétiques. «On est là où on naît sans mots comme on est né nu… » ou «La mort, elle mord le jeu du je. » Il fait défiler les paysages urbanisés du plat pays avec quelques notes intimes: « C’est d’ça qu’il est mort, mon père, de respirer l’amiante… » Trente minutes sans souffler, avec parfois de petites baisses de régime et, à l’horizon, une ouverture sur la condition humaine: «Seul ensemble et seul en nous-mêmes ». «Et encore des corps en corps à corps avec le temps. » «Traversés par le vent, vivants… » Thomas Suel tord la langue comme une pâte malléable, qu’il articule ou désarticule en un mouvement verbal perpétuel, égarant l’auditeur qui, pourtant, s’y retrouve. Une performance «soufflante».
Il y a beaucoup de place dans le ciel pour être fou de Simon Alloneau
Qualifié de poète dark, l’auteur est un pince-sans rire. Athlète de haut niveau et joueur de poker, il cache bien son jeu en campant un personnage presque maladif, misanthrope, d’une cruauté malsaine et qui égrène des aphorismes d’un ton égal et définitif.
«J’ai un jardin dans mon salon pour pouvoir dormir dehors.» «Je ne suis pas triste quand les gens meurent en forêt, c’est la nature.» «Mes yeux pleurent alternativement, ce qui me permet de n’être jamais vraiment triste.» Ou encore: «Cela ne sert à rien d’arriver en avance à un enterrement car il sera toujours trop tard pour voir le mort vivant.»
Nous restons subjugués par le personnage qu’il s’est composé. On peut retrouver ses textes dans plusieurs recueils et revues de poésie…
Jamais je ne vieillirai, texte et mise en scène de Jeanne Lazar
Un diptyque consacré à Guillaume Dustan (1965-2005) énarque devenu conseiller de tribunal administratif et par ailleurs écrivain parisien et à l’auteure québécoise Nelly Arcan (1973-2009), des figures provocatrices de la littérature underground dans les années quatre-vingt dix. Morts jeunes mal-aimés, l’un à quarante ans, d’une surdose de médicaments et l’autre suicidée à trente-six. Ces étoiles filantes partageaient des préoccupations comme le sexe, la drogue, l’homosexualité, un anticonformisme aigu et surtout une parole sans tabou.
Jeanne Lazar les invite sur un plateau de télévision où d’autres écrivains leur apportent la contradiction. Elle-même joue l’animatrice fantasque de cette émission littéraire en deux volets. Guillaume, Jean-Luc, Laurent et la journaliste s’articule autour d’expériences-limites dont Guillaume Dustan fait littérature. Adapté de Je sors ce soir, le texte où il raconte une soirée à la Loco et de ses interviews à la télévision, la pièce tourne autour de l’homosexualité et du sida dont il était atteint. L’auteur raconte ses amours multiples, les baises expéditives dans les « backrooms » des boîtes gay et prône entre autres le sexe sans capote, ce qui lui fut violemment reproché… Connu pour ses apparitions en perruque bleue à la télévision, ce personnage narcissique révèle pourtant ses failles et on le découvre sentimental… Jeanne Lazar privilégie la veine comique et ose la caricature, autant pour le personnage de journaliste qu’elle interprète que pour les trois écrivains en présence. Avec une charge particulière contre le macho de service (Thomas Mallen). Julien Bodet, lui, a la dureté de Guillaume Dustan et Glen Marausse compose un homme de lettres introverti…
Dans le second volet, Jeanne Lazar met en scène la sulfureuse Nelly Arcan qui, avec un premier roman, Putain (éditions du Seuil, 2.001) défraya la chronique. Elle y raconte comment, elle l’étudiante de bonne famille, se prostitue pour gagner de l’argent au risque de se perdre. Dans une écriture au vitriol, elle y trace un portrait sans concession des hommes et du corps marchandisé des femmes… Le sien : «Un corps de femme, exposé et convoité, prison et camisole, étendard et linceul. »
Pour réaliser ce spectacle, Jeanne Lazar a puisé dans Burqa de Chair et dans les interviews de l’auteure à la télévision. Marie Levy, en tenue provocante, interprète la jeune et flamboyante Nelly Arcan qui se fait agresser par les autres écrivains. Ils l’accusent d’hypocrisie et la mettent face à ses contradictions : vendre son corps, tout en refusant le statut de femme-objet. Mais elle a du répondant et, dans un long monologue, elle leur cloue le bec. Un texte magnifique témoignant des démons intérieurs qui la ravageaient et qui l’ont menée à la mort… La journaliste qui prenait les choses à la légère, n’a plus qu’à se taire.
Ce spectacle nous incite à découvrir ces auteurs. «J’aimerais, dit la metteuse en scène, que plus de gens lisent leurs livres. » Ce que, sans doute, ils feront après l’avoir vu…
Mireille Davidovici
Représentation pour les professionnels vue le 7 mars, à La Rose des Vents-Scène Nationale, boulevard Van Gogh, Villeneuve-d’Ascq (Nord). T. : 03 20 61 96 96.
Burqa de chair de Nelly Arcan, éditions du Seuil.
Je sors ce soir de Guillaume Gustan chez P.O.L.