Festival Dire : Thomas Suel, Simon Alloneau et Jamais je ne vieillirai, texte et mise en scène de Jeanne Lazar

 

Festival Dire : Thomas Suel, Simon Alloneau et Jeanne Lazar

C’est le dernier événement dans les murs de La Rose des Vents : le bâtiment de la Scène nationale va fermer pour travaux pendant trois ans Dire est le titre d’un recueil de la poétesse Danielle Collobert qui convient à ce festival consacré à la création littéraire sous toutes ses formes. Pour leur deuxième édition, Marie Didier, directrice de La Rose des Vents et Aurélie Olivier, à la tête de l’association Littérature, ont dû revoir à la baisse leurs ambitions! Seulement six spectacles sur les vingt prévus, seront présentés en deux jours, à un nombre limité de professionnels. Mais avec toujours le même désir, pour l’une: «agrandir le périmètre d’une Scène Nationale» et pour l’autre: «faire entendre la puissance des mots avec des textes qui semblent échapper au livre comme au spectacle, depuis une scène faite de matières inédites et disparates. »

Malgré la situation délétère actuelle, elles envisagent l’avenir avec sérénité… Marie Didier prépare ses prochaines saisons hors-les-murs dans plusieurs lieux de Lille-Métropole, Roubaix, etc. «Une expérience enrichissante qui nous ancre dans le territoire et nous permet d’inventer de nouveaux partenariats, de nouvelles synergies.» Et Aurélie Olivier, elle, continue à faire entendre la parole des autrices et auteurs à Paris, Rennes, Aix-en-Provence, notamment avec Les Parleuses, des lectures qui mettent en présence des autrices du matrimoine et d’aujourd’hui… En attendant, elles ont préparé une journée à Villeneuve-d’Ascq avec deux performances poétiques et une pièce d’artistes de la région lilloise.

THOMAS SUEL ŠAntoine Repesseě

© Antoine Repessé

 Vlã de Thomas Suel

«Ça se dit v’là, ça se dit vlan. Ça dit va, ça dit vent… » Artiste de la parole, bien ancré dans son terroir, ce poète distille une langue imagée en  jouant sur les sonorités, rythmes, retournements de sens et enchaînements phonétiques. «On est là où on naît sans mots comme on est né nu… » ou  «La mort, elle mord le jeu du je. » Il fait défiler les paysages urbanisés du plat pays avec quelques notes intimes: « C’est d’ça qu’il est mort, mon père, de respirer l’amiante… » Trente minutes sans souffler, avec parfois de petites baisses de régime et, à l’horizon, une ouverture sur la condition humaine: «Seul ensemble et seul en nous-mêmes ». «Et encore des corps en corps à corps avec le temps. » «Traversés par le vent, vivants… » Thomas Suel tord la langue comme une pâte malléable, qu’il articule ou désarticule en un mouvement verbal perpétuel, égarant l’auditeur qui, pourtant, s’y retrouve. Une performance «soufflante».

 Laura Vazquez

© Laura Vazquez

Il y a beaucoup de place dans le ciel pour être fou de Simon Alloneau

Qualifié de poète dark, l’auteur est un pince-sans rire. Athlète de haut niveau et joueur de poker, il cache bien son jeu en campant un personnage presque maladif, misanthrope, d’une cruauté malsaine et qui égrène des aphorismes d’un ton égal et définitif.

«J’ai un jardin dans mon salon pour pouvoir dormir dehors.» «Je ne suis pas triste quand les gens meurent en forêt, c’est la nature.» «Mes yeux pleurent alternativement, ce qui me permet de n’être jamais vraiment triste.» Ou encore: «Cela ne sert à rien d’arriver en avance à un enterrement car il sera toujours trop tard pour voir le mort vivant.»

Nous restons subjugués par le personnage qu’il s’est composé. On peut retrouver ses textes dans plusieurs recueils et revues de poésie…

JAMAIS JE NE VIEILLIRAI ©Mona Darley 6

© Mona Darley

Jamais je ne vieillirai, texte et mise en scène de Jeanne Lazar

Un diptyque consacré à Guillaume Dustan (1965-2005) énarque devenu conseiller de tribunal administratif et par ailleurs écrivain parisien et à l’auteure québécoise Nelly Arcan (1973-2009), des figures provocatrices de la littérature underground  dans les années quatre-vingt dix. Morts jeunes mal-aimés, l’un à quarante ans, d’une surdose de médicaments et l’autre suicidée à trente-six. Ces étoiles filantes partageaient des préoccupations comme le sexe, la drogue, l’homosexualité, un anticonformisme aigu et surtout une parole sans tabou.

Jeanne Lazar les invite sur un plateau de télévision où d’autres écrivains leur apportent la contradiction. Elle-même joue l’animatrice fantasque de cette émission littéraire en deux volets. Guillaume, Jean-Luc, Laurent et la journaliste s’articule autour d’expériences-limites dont Guillaume Dustan fait littérature. Adapté de Je sors ce soir, le texte où il raconte une soirée à la Loco et de ses interviews à la télévision, la pièce tourne autour de l’homosexualité et du sida dont il était atteint.  L’auteur raconte ses amours multiples, les baises expéditives dans les « backrooms » des boîtes gay et prône entre autres le sexe sans capote, ce qui lui fut violemment reproché… Connu pour ses apparitions en perruque bleue à la télévision, ce personnage narcissique révèle pourtant ses failles et on le découvre sentimental… Jeanne Lazar privilégie la veine comique et ose la caricature, autant pour le personnage de journaliste qu’elle interprète que pour les trois écrivains en présence. Avec une charge particulière contre le macho de service (Thomas Mallen). Julien Bodet, lui, a la dureté de Guillaume Dustan et Glen Marausse compose un homme de lettres introverti…

Dans le second volet, Jeanne Lazar met en scène la sulfureuse Nelly Arcan qui, avec  un premier roman, Putain (éditions du Seuil, 2.001) défraya la chronique. Elle y raconte comment, elle l’étudiante de bonne famille, se prostitue pour gagner de l’argent au risque de se perdre. Dans une écriture au vitriol, elle y trace un portrait sans concession des hommes et du corps marchandisé des femmes… Le sien : «Un corps de femme, exposé et convoité, prison et camisole, étendard et linceul. »

Pour réaliser ce spectacle, Jeanne Lazar a puisé dans Burqa de Chair et dans les interviews de l’auteure à la télévision. Marie Levy, en tenue provocante, interprète la jeune et flamboyante Nelly Arcan qui se fait agresser par les autres écrivains. Ils l’accusent d’hypocrisie et la mettent face à ses contradictions : vendre son corps, tout en refusant le statut de femme-objet. Mais elle a du répondant et, dans un long monologue, elle leur cloue le bec. Un texte magnifique témoignant des démons intérieurs qui la ravageaient et qui l’ont menée à la mort… La journaliste qui prenait les choses à la légère, n’a plus qu’à se taire.

Ce spectacle nous incite à découvrir ces auteurs. «J’aimerais, dit la metteuse en scène, que plus de gens lisent leurs livres. » Ce que, sans doute, ils feront après l’avoir vu…

Mireille Davidovici

Représentation pour les professionnels vue le 7 mars, à La Rose des Vents-Scène Nationale, boulevard Van Gogh, Villeneuve-d’Ascq (Nord). T. : 03 20 61 96 96.

Burqa de chair de Nelly Arcan, éditions du Seuil.
Je sors ce soir de Guillaume Gustan chez P.O.L.

 

 


Archive pour mars, 2021

Beaucoup de bruit pour rien de William Shakespeare, mise en scène de Maïa Sandoz et Paul Moulin

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© Kenza-Vannoni

Beaucoup de bruit pour rien de William Shakespeare, mise en scène de Maïa Sandoz et Paul Moulin

Jean-Sébastien Bach devait écrire pour chaque dimanche, une nouvelle cantate et  réutilisait parfois certains moments d’une des précédentes. Comme lui, le prolifique Shakespeare (ou celui ou ceux qui en tiennent lieu) aime bien recycler des thèmes comme la forêt où tout peut arriver,  la forêt protectrice et menaçante à la fois (voir Le Songe d’une nuit d’été ou Comme il vous plaira). Ou la substitution d’une femme à une autre, ce qui crée et résout à la fois le drame dans Tout est bien qui finit bien. Ou encore une mort feinte devenue trop vraie dans Roméo et Juliette. Et dans Beaucoup de bruit pour rien, une pièce apparemment innocente, histoire de verser un peu de poison dans les esprits, il y a un frère bâtard aigri, comme l’ombre pâle de l’Edmond du Roi Lear.

 Ici, un bruit s’éloigne déjà, celui de la guerre qui a tissé entre le prince Don Pedro et le jeune Claudio, une amitié un peu excessive. Tous les deux trop prompts à croire infidèle cette Héro, la pure fiancée de Claudio.  Une autre rumeur,  dissonante au milieu de la fête: grâce à un complot amical, Béatrice qui s’est pourtant jurée de ne jamais succomber aux charmes d’un homme et Bénédict, lui s’est décrété au-dessus de l’amour… vont se jeter dans les bras l’un de l’autre. Ça marchera, reste à savoir comment! Maïa Sandoz, Paul Moulin  et leur fidèle compagnie de l’Argument donnent la réponse. Ils jouent avec imagination et plaisir obstiné et s’amusent comme des fous sur ce vaste plateau aux merveilleuses techniques. L’installation un peu lente et à vue, en attendant que la salle se remplisse – hélas à peine au quart pour cause de distance sanitaire!- ne manque pourtant pas de charme, grâce aux arbres sur roulettes de Catherine Cosme et à la musique intervenant ici et là en direct.

Saluons tout de suite le rock des Vilaines. Et une scénographie, à la fois très dessinée et  fluide tout au long du spectacle, avec table de banquet mise et démise, forêt plus ou moins épaisse, personnages et musiciens propulsés à l’avant-scène avec micro mais sans vidéo, intrusions dans la salle et jeu enfantin à cache-cache avec le rideau. Au sens où les enfants se permettent tout, et à fond. Un jeu à la fois fantaisiste et rigoureux, parfaitement rythmé, même s’il est parfois discutable sur la durée.
L’action, menée avec précision, est fondée sur une gestuelle forte, resserrée sur les signes essentiels et parfaitement ajustée… Saluons entre autres la virtuosité de Gilles Nicolas, heureux et malheureux, puis de nouveau, heureux père de la douce Héro calomniée. Toute la troupe fonctionne ainsi.

En bons shakespeariens, Maïa Sandoz et Paul Moulin (qui joue aussi un Benedict franc du collier et sans fioritures) ont bricolé des allusions à l’actualité : brigade de sécurité,  pantins empêtrés dans une «novlangue» assez cocasse, allusion au président de la République…  Il y a là un public de professionnels et de «personnes-relais» mais ce sont ici, non les Peines d’amour perdues du grand Will mais des « peines d’écritures perdues »:  On rêve aux centaines d’adolescents qui auraient dû voir ce spectacle et en revenir enchantés. Que les acteurs soient sous ou sur-voltés, pourquoi pas? Aurélie Vérillon  (Béatrice) fait sauter le disjoncteur dès son apparition et montre plus tard qu’elle fonctionne aussi avec un variateur. Mathilde-Édith Ménétrier, rockeuse dans un rôle d’homme, a une belle présence, Mélissa Zehner dessine une Héro élastique… Mais nous aimerions que Claudio (Souleymane Rkiba) aille aussi loin dans l’image du bonheur, que dans celle de la colère, que Maxime Coggio (le frère maudit) ajuste son autre personnage: celui de moine marieur et qu’enfin l’élégant Serge Biavan nous aide à comprendre son amitié aveugle pour Claudio et son implication dans l’affaire…

Mais  pouvons-nous leur reprocher cette absence de nuances, puisqu’il n’est pas sur leur feuille de route. Face à ce théâtre efficace, ludique et plein de charme, nous sommes quand même frustrés: manquent des instants d’inquiétude, noirceur et émotion. Un spectacle essentiel, nécessaire ? Oui, au nom du plaisir, du divertissement et de l’admiration pour toutes ces généreuses inventions et pour un travail bien fait. Mais il serait beaucoup plus nécessaire encore, si les metteurs en scène osaient passer quelquefois au-dessus d’un excès de pudeur masqué par le rire et nous laissaient voir  fêlures et mélancolie, celles qui font les vrais clowns chez Shakespeare. Si cette comédie est un bal masqué, il faudrait qu’une seconde, un personnage prenne le risque de laisser tomber le masque. Telle quelle, la pièce fait déjà un joli bruit, et pas pour rien…

Christine Friedel

Représentation pour professionnels vue le 4 mars au Théâtre de la Cité-Centre Dramatique National de Toulouse (Haute-Garonne).

Dates sous réserves :

Le 13 mars, E.M.C. Saint-Michel-sur-Orge (Essonne) ; les 24 et 25 mars, La Piscine, Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine) et les 30 mars et 1er avril à la MC 2 Grenoble (Isère).
Le 6 avril, L’Équinoxe, Châteauroux (Indre).
Le 20 mai, Les 3 T, Châtellerault (Vienne).
Les 6 et 7 octobre, l’Agora-Scène Nationale (Essonne) et du 14 au 16 octobre, Théâtre 71, Malakoff (Hauts-de-Seine).

Pièces courtes (Short Stories) d’après Raymond Carver, adaptation et mise en scène de Sylvain Maurice

Pièces courtes (Short Stories) d’après Raymond Carver, traduction de Simone Hilling, François Lasquin, Gabrielle Rollin, adaptation et mise en scène de Sylvain Maurice

 Ouf ! Cela fait un bien fou de se retrouver dans ce grand théâtre de Sartrouville, non à quelques-uns mais avec une centaine de professionnels et journalistes heureux d’être admis à voir un spectacle en tous points exceptionnel… Les nouvelles de Raymond Carver (1938- remarquable dialoguiste- ont parfois séduit les metteurs en scène comme Christian Peythieu avec Pratiques innommables  (1993)  et plus récemment Love me tender, une pièce de Guillaume Vincent (2018). Shorts Cuts, l’excellent film de Robert Altman (1993) est un peu à part, puisque ces nouvelles ont plus été pour lui une source d’inspiration et le cinéaste a un regard féroce sur la société américaine, alors que Raymond Carver était, lui, plus indulgent…

Sylvain Maurice a lui choisi d’adapter au théâtre six de ses nouvelles qui font parfois penser à celles de Guy de Maupassant ou d’Anton Tchekhov. Voisins de palier, Vous êtes docteur?, Parlez-moi d’amour, Obèse, L’Aspiration, Une petite douceur.  Des histoires courtes et réalistes… Cela se passe souvent chez des couples jeunes ou moins jeunes chez qui l’on sent une obsession du bonheur et le mot : heureux revient souvent chez eux La maison est un dernier refuge et l’alcool, un médicament de l’âme.  Mais le malheur soudain peut aussi s’inviter dans la vie d’une famille à qui tout avait jusque-là réussi comme dans Une petite Douceur, sans doute la plus forte tirée de C’est pas grand chose mais ça fait du bien. Et Raymond Carver situe bien les choses : «Il était heureux et favorisé par la chance, il le savait. Ses parents vivaient encore, ses frères et sa sœur étaient établis, ses amis d’université s’étaient dispersés pour prendre leur place dans la société. Jusqu’à présent, il avait été épargné par le malheur, par ces forces dont il savait qu’elles existaient et qui pouvaient désemparer ou abattre un homme si la malchance frappait. » Et la fin de cette tragédie  (qu’on ne vous dévoilera pas ) est un moment d’anthologie

 Dans L’Aspiration, un homme raconte: «J’étais sans emploi, mais je devais recevoir très prochainement des nouvelles du Nord. Allongé sur le canapé, j’écoutais le bruit de la pluie. De temps en temps, je me levais pour jeter un coup d’œil à travers le rideau, des fois que le facteur s’amènerait. Mais la rue était morte. » En quelques phrases, Raymond Carver,  là aussi, réussit à situer un climat…Comme dans Parlez-moi d’amour : « Mon ami Mel Mc Ginnis est cardiologue, ce qui lui donne parfois l’occasion de disserter. Nous étions tous les quatre dans la cuisine et nous buvions du gin. Il y avait donc Mel, Terri sa seconde femme, ma femme Laura et moi. Le soleil entrait dans la pièce par la grande fenêtre derrière l’évier. Le gin et le schweppes circulaient de l’un à l’autre et la conversation en était arrivée, Dieu sait pourquoi, à porter sur l’amour. »
Et dans Obèse, nous sommes vraiment dans ce restaurant où un homme dévore son repas. «Et tandis que je pars chercher de quoi essuyer et que je reviens pour lui servir sa salade, je m’aperçois qu’il a avalé tout son pain beurré. Et un peu plus tard, quand je lui ramène du pain, il a terminé sa salade. Croyez-moi, c’est pas tous les jours qu’on se régale comme ça. Ne nous en veuillez pas, qu’il me dit. »

 

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© C.Raynaud de lage

La description de ces hommes et femmes des années cinquante est teintée de mélancolie et d’humour et Raymond Carver peint avec réalisme le quotidien de ceux qui, ni pauvres ni vraiment riches, ni méchants ni généreux, vivent dans de petites maisons proches les unes des autres…Et le lecteur comme ici le public s’attache vite à ces histoires banales qui ont le plus souvent  pour dénominateur commun, la vie de couples sur l’air connu du : «Jamais sans toi jamais avec toi: une longue alliance et une grande solitude à la fois… Et Raymond Carver,  dans une langue simple, décrit leur intimité: petits plaisirs mais aussi parfois tragédie comme la mort de cet enfant renversé par une voiture quelques jours après son anniversaire dans Petite douceur. Sans doute la nouvelle la plus poignante. Et cela fait  penser aux personnages d’Edward Albee ou chez nous à  ceux de François Truffaut. Et les moments de silence dans ces dialogues ciselés que l’on peut déjà percevoir à la lecture sont évidemment une mine d’or pour un metteur en scène.

© c.raynauddelage

© c.raynauddelage

Sylvain Maurice a imaginé un cadre de scène pour resserrer l’action sur ce grand plateau. Avec de grosses moulures en plâtre assez kitch! de cabaret, et un rideau qui, grâce aux belles lumières de Rodolphe Martin, attrape des couleurs différentes. Cela concentre l’action sur le centre du grand plateau et introduit comme un second degré.
Autre bonne idée: relier ces textes par la musique de Dayan Korolic, à la basse, «fil rouge de ce spectacle fait de courts moments et qui leur donne un sens global, une unité. » Bien vu et c’est aussi un bon moyen pour donner une fluidité à ces différentes actions.

L’adaptation au théâtre de romans et de nouvelles est devenue exponentielle ces dernières années mais Sylvain Maurice a  su réaliser ici une sorte de tissage, en alternant de façon très raffinée récits et dialogues mais aussi musiques et chansons comme Moon River d’Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé. «C’est une richesse, dit-il, et cela permet de changer de point de vue. »Mais pas que!  En effet cette subtile mise à distance, avec une teinture de spectacle de cabaret, rend encore plus bouleversantes ces histoires de couples qui nous ressemblent tellement. Mais c’est un exercice périlleux, ici réalisé avec une qualité de mise en scène que l’on voit rarement. Aucun temps mort, aucun à-coup, un rythme très maîtrisé et pour une fois, des micros HF qui se justifient pleinement. Et Olga Karpinsky a réalisé des costumes  qui dessinent bien chaque personnage. Tout, dans cette réalisation, est très soigné jusqu’aux quelques accessoires nécessaires.

©C.RaynaudDeLage

©C.RaynaudDeLage

Mais ce spectacle que Sylvain Maurice fait osciller entre cabaret avec chansons et scènes à plusieurs personnages, bénéficie d’une exceptionnelle direction d’acteurs. Anne Cantineau, Danielle Carton, Rodolphe Congé, Jocelyne Desverchère et Pierre-Félix Gravière, tous excellents, passent d’un personnage à l’autre (une douzaine!) avec une parfaite maîtrise, changeant au passage de costume et/ou de perruque. Mention spéciale à Anne Cantineau.  On voit comme dit le metteur en scène, le théâtre se fabriquer à vue, sans que ce soit pour autant démonstratif: du genre appareil à fumigènes qu’on trimbale pour montrer qu’on est bien  sur une scène… Ici, aucune petite tricherie, aucun racolage, aucune criaillerie et une rare unité de jeu. C’est du solide et cousu main. Chaque comédien sait donner une grande intimité au personnage qu’il incarne et c’est bien là le rêve de tout metteur en scène: atteindre cette intimité  à laquelle on n’a jamais accès dans la vie courante, même et surtout quand il s’agit de proches… Et là on est dans le grand luxe… Sylvain Maurice sait faire et les courtes phrases de Raymond Carver frappent sec et juste: “Laura, si je n’avais pas Terri, si je ne l’aimais pas tant, et si John n’était pas mon meilleur ami, je tomberais amoureux de toi.”

Le contrat est somptueusement rempli avec intelligence et solidité- parfois surtout au début, seul bémol- un côté statique mais le public dont un certain nombre de jeunes gens, a acclamé les acteurs. « J’aime, disait Raymond Carver les choses non dites, les choses qui restent entre les lignes, le paysage que l’on sent effleurer sous la surface des objets visibles. C’est la manière d’écrire qui m’intéresse le plus.” Il aurait eu quatre-vingt trois ans en juin prochain et aurait sans doute été conquis par la traduction théâtrale de ses nouvelles. Le spectacle sera  joué du 24 mai au 3 juillet. Ne le ratez surtout pas.

Philippe du Vignal

Représentation pour les professionnels vue le 4 mars au Centre Dramatique National de Sartrouville (Yvelines).
Les nouvelles de Raymond Carver sont publiées en français aux éditions de l’Olivier.

Le Théâtre National de Strasbourg lui aussi occupé

 

Le Théâtre National de Strasbourg lui aussi occupé…

© Gulliver

© Gulliver

C’était dans l’air… Et depuis hier soir, Le T. N. S. est lui aussi occupé par les cinquante et un élèves de son Ecole -une des plus importantes de France  (jeu, mise en scène, scénographie-costumes, dramaturgie et régie).  Ils montrent qu’ils existent et, bien conscients de la situation, ils exigeront d’être entendus.* Ils ont en effet décidé qu’«à partir du mardi 9 mars à 17 h et jusqu’à une réponse concrète de l’État, tous les élèves resteront installé.e.s dans les locaux du Théâtre National de Strasbourg. » Pour le moment, Stanislas Nordey, le directeur du Théâtre et de l’Ecole,  ne s’est pas encore exprimé. A suivre…

*Assemblée Générale  chaque jour à 13 h sur le parvis et en Instagram live sur le compte: «ouverture.essentielle»,  pour suivre en direct l’actualité du mouvement

Soutenus par Valérie Dréville et Dominique Reymond actrices et Mathilde Delahaye metteuse en scène, associées au T.NS, Olivier Balazuc acteur et metteur en scène, Nicolas Bouchaud, Eric Lacascade qui travaillent avec eux,  ces élèves  ont les mots qu’il faut et veulent, dit-il, réveiller le lieu. »Peut-être est-ce cela dont il s’agit, non pas occuper ce théâtre qui nous est déjà ouvert mais lui rendre vie, l’habiter, lui rendre sa place juste, la place du vivant et l’expression de ceux qui n’ont pas toujours la voix pour parler. » Robin Renucci acteur et metteur en scène n’a pas mâché ses mots: “Dans cette situation de non-confinement généralisé, je réclame l’ouverture des théâtres. »

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Des élèves du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, de l’Ecole supérieure d’art dramatique  de Paris et du studio-théâtre d’Asnières, se sont joints au mouvement national de leurs camarades et sont entrés au Théâtre de la Colline. Là aussi, on est monté d’un cran et la généreuse petite pommade de madame Roselyne ne suffira pas devant cette montée au créneau… « Nous, élèves de l’enseignement public et privé de théâtre, répondons à l’appel des occupant.e.s de l’Odéon. (…) Face à la perte de sens des décisions officielles prises dans les instances politiques, nous demandons l’arrêt de ces aller-retours gouvernementaux et une réelle prise de décision. » Là aussi, les mots sont clairs, précis et Jean Castex ne pourra sans doute plus repousser sans arrêt une  réouverture des salles qui tarde à venir. Nous avions cru comprendre que pour mars c’était foutu, que pour avril, ce ne serait pas avant la fin du mois donc de toute façon au pire moment celui des vacances scolaires. Quand on sait que mai est un véritable gruyère avec des jours fériés en rafale et donc peu propice aux créations et qu’il n’y en a plus  en mai… où va le théâtre en France?

Et par ailleurs mais tout est lié, on ne sait toujours rien ou si peu de l’avenir des festivals de cet été. Le In d’Avignon aura sans doute lieu mais, comme l’an passé, sous une forme réduite… Et comment canaliser le flot incessant de gens dans les rues étroites du centre ville? Dans le off, on voit aussi mal le scénario, puisque les salles -louées à des prix élevés- auront une jauge de toute façon limitée pour raisons sanitaires. Ses représentants commencent à manifester de plus en plus leur colère… Les recettes seront ridicules, alors qu’il y a environ 30.000 représentations de 1.600 spectacles et 12 millions d’euros de recettes totales. Avec 300.000 spectateurs et environ un million de droits d’auteurs collectés et un quart de la diffusion nationale des spectacles est programmée  à la suite du Off d’Avignon. Acteur artistique sans doute trop inégal, le off reste mal reconnu au plan économique et cela a été souvent évoqué, il ne pourrait survivre bien longtemps si le In venait à disparaître. Bref, une situation compliquée… D’autant plus que les choses risquent de s’envenimer: les  intermittents n’ont aucune garantie après août prochain et la réforme de l’assurance chômage, n’arrangera pas les salariés à contrat court. Bref, le domaine de la Culture, fleuron français, subit une crise très grave avec effets collatéraux.

Quant au festival Eclats d’Aurillac, là aussi, même si les spectacles ont lieu non dans les salles mais dans de grands espaces, ou pour le off dans des cours ou des places, comment arriver à maîtriser un tel flux de population dans cette petite ville dont l’économie risque de souffrir sérieusement.

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©x L’arc-Le Creusot

 Et voilà, cela vient de tomber: les Municipalités s’y mettent aussi et il se passe des choses au Creusot. L’Arc-Scène nationale se joint aux appels nombreux et répétés des amateurs et professionnels des arts et de la culture et invite chacun à rejoindre le rassemblement organisé par la ville, samedi 13 mars à 11 h devant le parvis. « Nous sommes prêts, impatients et solidaires, les réouvertures prochaines seront joyeuses et sereines ! » Et des collectif d’intermittents occupent la Scène Nationale de Chateauroux, le Théâtre Graslin à Nantes et le FIL à Saint-Etienne. A suivre… Bref, comme le disait un acteur, la Roselyne n’est pas sorti de l’auberge…

L’Arc-Scène Nationale du Creusot, Esplanade François Mitterrand. T. : 03 85 55 37 28 – larc@larcscenenationale.fr

Philippe du Vignal

 

Le Théâtre de l’Odéon occupé

 

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© Mireille Davidovici

Le Théâtre de l’Odéon occupé

  »A l’appel de la C.G.T. /Spectacle, la journée de mobilisation unitaire du 4 mars s’est poursuivie avec cette occupation de ce grand théâtre parisien. Une cinquantaine de comédiens, musiciens, techniciens, habilleuses et dessinateurs y sont entrés sans encombre et  ont constitué le collectif On ouvre. Ils veulent rester sur place le temps que leurs revendications soient entendues par le Gouvernement. «Nous sommes déterminés! » dit l’un des occupants qui dorment sur la moquette des couloirs du théâtre et se nourrissent grâce aux dons et à l’argent collecté via les réseaux sociaux. Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon, s’est montré solidaire: «Il sert, dit-on,  d’intermédiaire entre occupants et Gouvernement. » Mais il aurait déclaré: «Je n’irai pas jusqu’à dire que je soutiens ce mouvement», estimant que c’est un problème entre les intermittents et l’Etat.

Les revendications sont claires: reconduction de «l’année blanche» pour tous les intermittents du spectacle, garantie du congé-maternité et des congés-maladie, communication du calendrier du dispositif d’accompagnement quand reprendra l’activité, retrait du projet de réforme de l’assurance-chômage, ouverture à tous d’une protection sociale et enfin négociations d’un plan de réouverture des lieux.»

Les occupants du Théâtre de l’Odéon proposent une assemblée générale journalière à 14 heures : « Un tour de garde artistique, comme un passage de flambeau durant lequel chacun pourrait s’exprimer, réaliser une performance, délivrer un témoignage pour au moins faire vivre l’initiative. »

Depuis mardi, la mobilisation s’étend. Nous rencontrons devant le théâtre un musicien qui répète sans être payé mais son ami, ingénieur du son, lui, travaille autant qu’avant, avec beaucoup de captations vidéo. Et un représentant du S.N.A.P.-C.G.T. rassemblant les artistes visuels explique qu’affiliés à la Maison des artistes, ils bénéficient de la Sécurité sociale mais pas du chômage et d’aucune indemnité pour accident du travail. 2% seulement des artistes et graphistes ont reçu des aides du fond de soutien pendant la crise sanitaire ! Les autrices et auteurs partagent eux aussi mobilisés partagent  le même statut. 

De nombreux collectifs prennent la parole comme  la Fédération des pirates du spectacle vivant. Elle demande avec le rassemblement Urgence-émergence, que les nombreux lieux sous-utilisés s’ouvrent aux compagnies sans lieu. Des comédiens  font des lectures : un monologue de Shakespeare, Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud, etc. et une fanfare met de l’ambiance en jouant On est là, on est là ! Dont  l’assemblée reprend en chœur les paroles…

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© Mireille Davidovici

Mais cette lutte va au-delà des revendications des gens de la Culture. Droit Au Logement réclame d’urgence l’hébergement des mal-logés et ceux, de plus en plus nombreux, qui sont à  la rue dans les trois millions de logements vacants … Les hôtesses et stewards de British Airways, au chômage depuis un an, ne bénéficient pas des aides à la formation réservées aux victimes de «licenciements économiques » et se voient déjà au R.S.A dans dix-huit mois. Pire, le sort des guides-conférenciers et personnels de restauration et d’hôtellerie ! « Les maîtres d’hôtel sont  en détresse » affiche une banderole. Quant aux intérimaires, Laetitia Gomez de la C.G.T.-Intérim, en compte un million deux cent mille qui ont perdu tout ou partie de leur salaire. « Un plan social silencieux »…

 Des politiques  prennent aussi la parole comme Clémentine Autain ou Julien Bayou, Secrétaire national d’Europe-Ecologie Les Verts  qui soutient ces revendications. Il demande que soit prolongée l’année blanche et s’insurge contre la réforme de l’assurance-chômage qui va «mettre sur le carreau huit cent mille chômeurs, pour réaliser un million deux cent mille euros d’économies. Alors qu’à fond perdu, on soutient les entreprises sans contrepartie.»

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François Ruffin © Mireille Davidovici

François Ruffin, journaliste et député de la France Insoumise, lui, plaide avec talent pour une décentralisation de la Culture : « Il est temps de faire sortir la Culture partout, pour lutter contre la dépression qui gangrène les pays. Va-t-on résoudre ça, en disant aux gens de rester devant leur écran et de prendre des cachets? Si j’étais ministre de la Culture, je ferai comme Franklin D. Roosevelt. » et cite la politique du New Deal mise en place pendant la Grande Dépression par le président des Etats-Unis. Des milliers de peintres et sculpteurs sont employés pour rénover des bâtiments publics. Près de 2. 500 fresques murales voient alors le jour à travers le pays, dont celles de Jackson Pollock ou Mark Rothko. Des milliers de dessinateurs sont embauchés pour réaliser plaquettes d’information et affiches mais aussi des photographes pour témoigner de la misère dans les territoires ruraux. Avec ce New Deal, le gouvernement décentralise aussi la culture en créant des compagnies de théâtre itinérantes et régionales auxquelles les jeunes Elia Kazan et Orson Welles  participèrent… Et plus de 7.000 écrivains sillonnent le  pays pour collecter témoignages et récits de vie, souvent auprès des plus démunis… Un programme inspirant.

Ce mouvement d’occupation commence à faire tache d’huile et des intermittents du spectacle de la région occupent maintenant le théâtre de Pau. «Je me suis rendue ce soir au  théâtre occupé depuis trois jours, a dit Roselyne Bachelot. Je comprends les inquiétudes notamment sur les suites de l’année blanche : ils le savent, mon objectif est de poursuivre la protection de l’emploi artistique autant que nécessaire. Nous poursuivrons nos échanges. » Le Théâtre de la Colline à Paris est aussi occupé depuis hier. Et le premier ministre Jean Castex recevra jeudi -enfin- les représentants des secteurs culturels. A suivre…

Mireille Davidovici

 Le 6 mars, Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, Paris (VI ème).

On peut suivre les événements sur Facebook : occupationodeon  

 

 

 

Adieu Patrick Dupond

©xAdieu Patrick Dupond

Dans un numéro spécial (1981) de L’Avant-Scène consacré au Ballet de l’Opéra de Paris, il y a une photo où dans La Belle au bois dormant, l’étoile semble s’envoler… Et il y a quelques jours à soixante et un ans, il s’est envolé dans une curieuse période où le spectacle a lui aussi presque disparu! Elève de Max Bozzoni,  Patrick Dupond entra au corps de ballet en 1975 et dansera entre autres, pour Roland Petit, Maurice Béjart et John Neumeier… Nommé cinq plus tard Etoile par Bernard Lefort alors directeur, pour son rôle dans Vaslaw, chorégraphie de Neumier. A son tour, il fut directeur de la danse entre 1990 et 1995 et reprit les ballets classiques de Rudolf Noureev. Il invita aussi de grandes compagnies: entre autres,  le Nederlands Dans Theater, la Martha Graham Dance Company ou le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch…

Cet interprète unique aura connu plusieurs vies: des scènes du monde entier aux plateaux de télévision où il vécut des aventures peu communes dans La Ferme des célébrités en 2005. Il fut aussi membre du jury de Danse avec les stars en 2018.  Une parenthèse qui ne peut faire oublier l’immense étoile qu’il était pour un vaste  public auquel il aura en effet réussi à faire aimer la danse et qui exprime aujourd’hui son désarroi sur les réseaux sociaux: «Sa mort assombrit un peu plus une époque pénible. »  Patrick Dupond laissera de grands souvenirs. « D’abord il est beau, disait Alain Duault en 1981 et quand il danse, cette beauté éclate comme un fou rire et une déchirure du cœur. Son style ? Celui d’une danse en flamme avec élévations étonnantes, pirouettes étourdissantes et tours d’oiseau. » Mais l’oiseau s’est à jamais envolé…

Jean Couturier                                                                                                      

Pueblo, texte et mise en scène d’Ascanio Celestini, traduction et interprétation de David Murgia

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© Céline Chariot

Pueblo, texte et mise en scène d’Ascanio Celestini, traduction et interprétation de David Murgia

Après Discours à la Nation (2013) qui fit date (voir Le Théâtre du Blog), David Murgia poursuit sa collaboration avec l’auteur, acteur et metteur en scène romain, encore  peu connu en France mais très apprécié en Italie, et régulièrement édité et joué en Belgique. Conteur prolixe à la manière d’un Dario Fo, Ascanio Celestini écrit  des pièces à partir d’improvisations, ce qui lui donne une oralité savoureuse. Avec des textes ancrés sur la réalité sociale, il s’engage fortement contre l’injustice et la défense les laissés pour compte. 

 Pueblo (« Peuple »)  donne voix au petit peuple de la périphérie. David Murgia, avec une faconde toute latine, s’approprie ce théâtre-récit accompagné par Philippe Orivel au synthétiseur et à l’accordéon. A un certain Pierre dont on entend les questions enfantines en off, il raconte l’épopée imaginaire de gens ordinaires. : «Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est comme ça que j’aime raconter l’histoire. »

Un rideau de pluie voile la planète, engendrant une onde de choc qui traverse l’univers, un son magique portant les voix de l’au-delà. Il y a d’abord ces femmes qu’il aperçoit de sa fenêtre, dans l’immeuble d’en face : «La vieille, de plus en plus vieille, et la jeune, de moins en moins jeune. » Ce serait la mère qui préparerait une soupe lyophilisée et sa fille qu’il invente caissière à l’essai dans un supermarché. Le narrateur se plait à la suivre jusqu’à sa caisse où elle devient une reine sans jambes, comme celles des jeux de cartes. Les histoires s’enchaînent au fil des rencontres de la jeune femme :  Dominique, la clocharde du parking qui ne fait pas la manche, Saïd le manutentionnaire africain qui lui fait la cour, la tenancière du  bistrot qui gère les machines à sous,  le gitan de huit ans qui fume… Et des milliers de migrants anonymes échoués au fond de la mer…

Ces vies minuscules se croisent et prennent une dimension poétique sous la plume féconde d’Ascanio Celestini, relayées par l’interprétation magnétique de David Murgia qui semble en improviser le récit avec des phrases truffées d’expressions savoureuses et d’humour. Le jeune comédien belge aux allures de gitan christique, dont nous avions fait connaissance il y a quelques années dans Le Chagrin des ogres mis en scène par son frère ainé Fabrice, nous entraîne avec fougue dans l’univers de ces clochards célestes. Ces sans-voix, nouveaux pauvres laissés sur le bord de la route du monde occidental en sont les héros. « Leur  humanité m’intéresse dit l’auteur et je veux raconter le monde magique qu’il y a dans leur tête. Un monde qui les rend beaux et peut seul les aider à ne pas disparaître. »

David Murgia  travaille avec Ascanio Celestini  à un nouveau spectacle.  Le théâtre Jean Vilar à Vitry-sur-Seine qui le suit depuis ses débuts, l’accueillera sans doute. En attendant la réouverture des salles, il joue des extraits de Pueblo sur les places, à l’instar de nombreux artistes belges, mobilisés dans un large mouvement national  Still standing for Culture* : ‘Un rassemblement de circonstance qui réunit des travailleurs de la Culture, des lieux et fédérations artistiques. »

Depuis juin dernier, musiciens, danseurs et comédiens jouent devant les théâtres, dans les églises et sur les places de village. « Nous avons arrêté d’attendre les décisions gouvernementales, dit David Murgia. L’assouplissement des mesures sanitaires est un piège sémantique. Nous voulons un rééquilibrage solidaire qui prenne en compte les enjeux de la Culture en temps de crise.  La Culture c’est le déplacement des corps, leur présence.» Après une journée nationale très suivie, le 20 février, la plate-forme lance un nouvel appel : « Samedi 13 mars, nous vous invitons à nouveau à agir dans les marges et les interstices des règles actuelles. À faire culture sans en attendre l’autorisation. À faire lien avec d’autres “oubliés”. À mettre la crise en débat, en faisant résonner des formes artistiques avec des lieux et des situations symboliques. » Bien entendu, Le Théâtre du Blog vous tiendra informé de la suite de ce mouvement.

Mireille Davidovici

Représentation pour les professionnels vue le 5 mars au théâtre Jean Vilar de Vitry-sur scène. *http://www.stillstandingforculture.be/

Sous réserve: en avril au Festival Mythos, Rennes (Ille-et-Vilaine). Et le 27 avril, Wolubilis, Bruxelles (Belgique). Du 22 au 26 juin, Théâtre de l’Ancre, Charleroi (Belgique)

Le Bal du nouveau monde, chronique de la grande précarité, mise en scène de Guillaume Fulconis

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Le Bal du nouveau monde, chronique de la grande précarité,  création collective du Ring Théâtre, texte de Jana Rémonds, mise en scène de Guillaume Fulconis

« Nous présentons ici le premier volet du Bal du Nouveau monde, une aventure théâtrale en trois épisodes, dit Guillaume Cronis.  avec travail au plateau sur plusieurs années et écriture. Enrichi des nombreuses interviews de maraîchers, éleveurs, hommes et femmes de luttes et en lutte, à la recherche de chemins alternatifs et bordures du monde… « 

Formé au Conservatoire de Grenoble, puis à l’ E.N.S.A.T.T., le metteur en scène dirige le Ring Théâtre. Ce spectacle avec huit comédiens est fondé sur l’enchaînement de trois courtes histoires issues d’improvisations. Dans une zone en banlieue, il y a quelques hectares de terre où les habitants ont créé des jardins et où habitent ceux qui ne peuvent vivre qu’en périphérie, parce qu’ils n’ont pas de place dans le vrai monde.

Mais il reste à cet espace quelques mois seulement à vivre! En effet, pour que la ville soit compétitive et résiste aux grandes métropoles, l’avenir se joue selon le maire dans  un projet d’écoquartier qui remplacera ces jardins. Louise mène la lutte contre l’urbanisation démente de cet espace de vie et de respiration. Mais c’est aussi l’histoire de Lenny,  un maraîcher sans terre,  Audrey, conseillère en insertion, Kantor, pêcheur, Julien, viticulteur, Amélie, accompagnante  en soins palliatifs… Ils risquent de se dissoudre dans la ville si elle continue d’avaler leur monde.

Ces quarante hectares à l’abandon sont une zone sans nom dont les acteurs décrivent les terrains et font l’éloge funèbre. L’un d’eux, appelé à lire, se met à pleurer et passe le relais à sa voisine qui pleure aussi, en évoquant ses grands-parents. On disperse des cendres sur un champ collectif. Puis Lenny fait mine de se pendre, une femme se fâche : « On nous fait crever comme des chiens. Pauvres paysans! On va tout détruire pour construire un quartier écologique ! »  Elle empêche Lenny de se pendre et lui apporte une lettre. Dans une usine, les habitants sont réunis quand un homme, ceint d’une écharpe tricolore, arrive avec une plante et expose son projet sur l’éco-quartier: « Notre petite ville, il faut qu’elle se montre plus attractive et qu’elle attire ainsi les investisseurs.» Mais il sera vite chassé par les habitants…

Ce Bal du nouveau monde, en cours d’élaboration, sera présenté chez les coproducteurs:  Le Granit à Belfort, le Théâtre Municipal de Bourg-en-Bresse, la Maison de la Culture de Nevers, le festival Éclats de rue à Caen, le Centre Dramatique National de Besançon, le Théâtre Municipal de Grenoble. Cette « fable post-apocalyptique joyeuse » mérite d’être suivie…

Edith Rappoport

Répétition réservée aux professionnels vue au Studio des Trois Oranges, Audincourt (Doubs).
Le Ring Théâtre; 9 c rue Charles Krug, 25000 Besançon   http://www.ring-theatre.net

 

Je me suis assise et j’ai gobé le temps, texte et mise en scène de Laurent Cazenave

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© Jean-Louis Fernandez

Je me suis assise et j’ai gobé le temps, texte et mise en scène de Laurent Cazenave

 Un jeune couple, leur petite fille et son grand-père à un déjeuner dominical. Des jouets, pêle-mêle sur le plateau, révèlent l’omniprésence de l’enfant. Sous la table, un corps en position fœtale émerge: «J’ai huit mois, j’ai la vie devant moi. » Invisible pour ses parents qui manipulent une poupée à son image, la porte-parole du nourrisson assistera à cette comédie familiale, commentant avec humour les faits et gestes de ses aînés.

 » Mon arrivée a tout chamboulé », dit l’enfant-roi au centre de toutes les attentions. Selon les méthodes actuelles, les femmes sont sommées d’allaiter à la demande le nouveau- né pour ne pas le laisser pleurer et il va dicter sa loi: «Mon ventre ordonne de manger, c’est pour ça que je pleure», s’excuse la fillette qui, plus tard, expliquera comment fonctionne son cerveau immature avec une « mémoire implicite » et comment aura lieu son développement…

Laurent Cazenave avec sa compagnie La Passée, créée en 2011, aime explorer l’intimité des êtres, écrire sur les choses de la vie dont les médias ne parlent pas. Tous les enfants veulent faire comme les grands traitait avec délicatesse de la rencontre amoureuse (voir Le Théâtre du Blog). Aujourd’hui, intrigué par les pratiques des nouveaux parents, il a mené une véritable enquête pour construire ce spectacle. «J’en ai rencontré de milieux et d’âge différent mais aussi des pédiatres et pédopsychiatres pour connaître les nouvelles recommandations et l’évolution du bébé.»

Dans le cadre dramaturgique connu et toujours efficace du repas, il décrit au scalpel les bouleversements produits par l’arrivée d’un corps étranger au sein de la famille… Il s’attache à transcrire le vécu des personnages, à leur faire dire ce qu’on ne dit jamais, avec des monologues intérieurs enlacés dans la conversation banale d’un dimanche comme les autres. Il donne aussi la parole au bébé, « celui qui ne parle pas » du  latin : infans, en essayant de traduire son ressenti de huit mois. C’est l’âge critique où l’enfant commence à se percevoir comme une personne distincte de ses parents et à éprouver la fameuse «angoisse du huitième mois ».

Grâce à un effet de loupe à l’échelle de trois générations et loin des poncifs habituels,  l’auteur fouille les sensibilités et s’attarde particulièrement sur les rapports entre l’aïeul qui marche vers la mort et celle qui entre dans la vie. La minutie de l’écriture s’accorde avec une direction d’acteurs ciselée où le travail corporel accompagne subtilement les non-dits. 

Laurent Cazenave, à côté de cette version scénique traditionnelle, a conçu une forme performative  pour des lycées hôteliers. Apprentis cuisiniers et serveurs interviendront pendant le déjeuner offert au public assis en cercle autour des comédiens. Tous goûteront ensemble aux odeurs et saveurs. La compagnie La Passée a déjà fait plusieurs résidences dans ces établissements pour parler avec les élèves, établir avec eux le menu et créer une chorégraphie du service. Il y aura, en préambule de cette version, des saynètes imaginées et jouées par ces jeunes gens, à  propos de leur métier. Pour le metteur en scène, « C’est la même histoire présentée sous des angles différents. Nous partagerons la vie des personnages à un instant donné dans une famille donnée ». Après cette création prometteuse, nous avons hâte d’assister à ce déjeuner…

Mireille Davidovici

Représentation pour les professionnels vue le 4 mars au Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, Paris (XIV ème). T. 01 45 45 49 77.

Les 9, 15 et 22 mars,  lycée hôtelier Guillaume Tirel, Paris (XIV ème).
En avril-mai, lycée hôtelier de Dinard (Ille-et-Vilaine).

 

Roméo et Juliette de William Shakespeare, traduction de Jean-Michel Desprats, mise en scène de Paul Desveaux

La très excellente et très pitoyable tragédie de Roméo et Juliette de William Shakespeare, traduction de Jean-Michel Desprats, mise en scène de Paul Desveaux

Nous avions eu il y a quelques semaines un petit avant-goût de ce spectacle en en voyant un moment de répétition (le bal où Roméo et Juliette tombent amoureux) au Studio d’Asnières. Cette fois, il est présenté comme fini, si on a bien compris, au Théâtre Montansier à Versailles, mais distanciation sociale oblige, le public était limité à une vingtaine de personnes. Nous vous épargnerons le scénario trop connu de cette pièce mythique avec meurtres du côté Montaigu: Mercutio et Tybalt et suicide de Roméo,  et du côté Capulet, suicide de Juliette. Et cela frise souvent le mélo, surtout vers la fin. Cette comédie dramatique a fait l’objet de plus de vingt adaptations.  Avec des films (dont l’un de Georges Méliès) avec souvent de grands acteurs comme Orson Welles, John Gielgud, Laurence Olivier,  mais aussi des opéras, ballets, mangas, comédies musicales… La plus célèbre étant West side story (1957), musique et  chansons de Leonard Bernstein et Stephen Sondheil, livret d’Arthur Laurents, chorégraphie et mise en scène de Jerome Robbins. Elle connut plus de sept cent  représentations! Avant  une tournée tournée et ensuite un succès international. Et un film en fut tiré, réalisé par Robert Wise et Jerome Robbins en 1961.

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Paul Desveaux, le nouveau co-directeur du Studio d’Asnières et metteur en scène d’expérience (voir Le Théâtre du Blog) s’en est emparé avec, semble-t-il, une certaine gourmandise. «La première image qui nous vient à l’esprit, c’est cette histoire d’amour impossible entre deux jeunes gens dont les familles se haïssent depuis des temps immémoriaux. Pourtant, je ne suis pas sûr que nous regardions la fable sous le bon angle. (…) Le sujet me semble un peu plus complexe et ne se résume pas à une histoire adolescente mais aborde aussi un conflit de générations que nous occultons parfois. Ainsi l’amour impossible n’est qu’une conséquence néfaste d’une « guerre» atavique entre deux familles dont on ne connaît plus les raisons, soulevant ainsi la question d’une tradition qui ne serait jamais réinterrogée. Et il faudra atteindre ce désarroi extrême causé par les morts de Juliette et Roméo, pour que les pères Capulet et Montaigu mettent fin à leur inimitié. »

Autrement dit, même si Paul Desveaux tire un peu sur la ficelle, le thème central est bien une réflexion sur la qualité du legs que nous allons faire aux générations à venir pour qu’elles nous en soient reconnaissantes. Ici, après tant de morts et de violence, un retour à la normale avec réconciliation des familles ennemies. En l’occurrence les Capulet et les Montaigu ne donnent pas en effet une image très flatteuse de ces tribus dont tous les membres ont eu en héritage une haine réciproque sans savoir pourquoi. Le plus souvent à cause d’histoires de sexe, d’amour et/ou de pouvoir, religion ou argent… En fond de sauce -et la catalogue est fourni- vieux litiges à propos de terres mal bornées, mariage contre la volonté des parents, divorce, séparation douloureuse remontant à plus de trois générations, petite dettes ou prêts jamais remboursés, rivalité amoureuse et vengeance entre  des ancêtres disparus il y a plus de soixante ans et que personne n’a connu, brouille entre parents associés dans une affaire, dénonciation injustifiée à la police, vol commis par un membre de la famille adverse, bijoux discrètement subtilisés après un décès, etc. Et cela se passait en Angleterre comme dans notre douce France et pas si sûr qu’on ne soit pas encore là au XXI ème siècle «Ne dites surtout pas à la notaire que vous venez de ma part, nous avait dit la tante d’une amie, car nos familles sont brouillées depuis 1.850! » Nous n’en avons jamais su la raison et on était en 1.966…

Reste à savoir comment mettre en scène cet amour impossible entre adolescents ou presque. Un atout majeur pour Paul Desveaux: avoir de nombreux jeunes acteurs d’un âge correspondant à celui des personnages et qui ont la fougue et l’énergie de leur âge, ce qui est déjà un beau capital. On a trop vu de ces Juliette et Roméo d’une trentaine d’années… Et le metteur en scène a aussi des comédiens plus expérimentés ntre autres Céline Bodis (Lady Capulet), Ulysse Robin (Esalus, seigneur de Vérone) ou l’impeccable Hervé Van der Meulen (le frère Laurent).

Et cela donne quoi? D’abord le bon: de brefs mouvements chorégraphiques réussis et parfois de belles images comme le corps de Juliette éclairé d’une lumière glauque en fond de scène. Oui, mais voilà, la direction d’acteurs est aux abonnés absents et les jeunes interprètes ne sont guère crédibles:criailleries, très mauvaise diction… Cela va nettement mieux quand ils jouent avec un des comédiens qui pourraient être leur père ou leur mère et qui ont comme on dit, du métier. Comme l’acoustique du théâtre Montansier est loin d’être bonne, que la fosse d’orchestre crée un fossé redoutable et que nombre de scènes se passent plutôt au milieu du plateau… Au sixième rang, on entend mal le texte. D’autant plus que les éclairages sont souvent plus que discrets. Et c’est bien commun, quand on voit mal, on entend mal. Bref, rien n’est vraiment tout à fait dans l’axe. 

Seule Mathilde Dessinas arrive à dessiner malgré un épouvantable costume, une Juliette encore adolescente naïve et rebelle, parfois émouvante mais Thomas Rio a bien du mal, lui, à rendre crédible son Roméo. La mise en scène souffre d’un manque de rythme évident et ces deux heures et demi sont bien longues. Paul Desveaux, qu’on a connu mieux inspiré, a des idées curieuses comme de placer des projections vidéos -une plaie permanente depuis une quinzaine d’années- sans doute pour faire chic et actuel! Mais cela ne fonctionne pas. Nous avons ainsi droit à une image en noir et blanc de Roméo sur une route, fuyant Vérone, ou un frère Laurent en très grand format! Cela casse un rythme qui n’avait pas besoin de cela… Et c’est faire bien peu confiance au texte du grand Will qui n’a pas besoin de cet artifice pour dire les choses.

Et mieux vaut oublier une pseudo-scénographie: un échafaudage tubulaire comme on en a vu tellement dans les années soixante et qui  complique les choses. Mais aussi des costumes franchement laids et sans aucune unité sinon d’être vaguement XX ème siècle. Une Juliette attifée d’une minijupe de tissu rouge écossais et d’un haut aussi rouge et ses camarades en jeans et T. shirt… quel intérêt! La création de costumes est toujours chose délicate et le grand Jérôme Savary -qui avait aussi monté Shakespeare à deux reprises- disait avec juste raison que cela n’avait aucun intérêt de retrouver sur un plateau ce que l’on voyait au quotidien dans la rue… Bien vu et il avait toute confiance dans le travail d’une grande sensibilité de Michel Dussarat. Le costume de théâtre a commencé à exister à part entière depuis bien longtemps et a une fonction bien connue de signe (voir Roland Barthes). Reste à le définir dans une mise en scène et là, cela devient plus compliqué…

Monter un Shakespeare suppose en effet un solide travail dramaturgique et une grande exigence  théâtrale et là, désolé, on est un peu loin du compte. Nous n’avions pu trouver de cobayes de seize ou dix-sept ans pour tester cette mise en scène mais ils ne l’auraient sans doute pas beaucoup appréciée. Le spectacle peut s’améliorer, avant que les salles rouvrent avec un vrai public, mais d’ici là, il y a encore un gros travail en perspective, notamment quant à la direction d’acteurs et à la mise en scène! Vu les dispositions actuelles de madame Roselyne Bachelot, Paul Desveaux devrait avoir un peu de temps! Et il faudrait aussi sans doute trouver un lieu mieux adapté et plus contemporain que cette bonbonnière versaillaise inaugurée par Louis XVI et Marie-Antoinette… Français, encore un effort, comme disait le marquis de Sade.

 

Philippe du Vignal

Représentation pour les professionnels vue le 3 mars au Théâtre Montansier, 13 rue des Réservoirs, Versailles (Yvelines).
Studio E.S.C.A. 3, rue Edmond Fantin 92600 Asnières-sur-Seine. T. : 01 47 90 95 33. www. studio-asnieres.com

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