De l’origine de la captation des spectacles de danse

De l’origine des ballets  captation des  ballets

Il n’est pas si sûr  que la grande danseuse et chorégraphe Loïe Fuller se méfiait de la captation de ses fameux numéros de voiles, comme l’affirme un des auteurs du récent numéro d’Etudes Théâtrales (voir Le Théâtre du Blog). On avait dit la même chose à propos de Serge Diaghilev. Jusque dans les années vingt, la technique n’était pas encore au point et la réalisation cinématographique dans l’hexagone était réservée aux « serials » des maisons Gaumont puis Pathé.
Impossible de filmer à l’intérieur d’un théâtre: cela exigeait une quantité de lumière considérable. Et comme le 35 mm était coûteux et que les bobinots étaient courts,  il ne fallait donc pas gâcher de pellicule… Par ailleurs, les compagnies de danse ne voyaient pas de raison d’ajouter encore à la production coûteuse de leur spectacles, les frais et  le temps nécessaires à une captation. Les « substandards »  9,5 mm et  16 mm sont seulement arrivés dans les années vingt.

Les actualités cinématographiques d’abord inexistantes (Méliès les reconstituait en studio, pratiquant ainsi déjà les fausses nouvelles!) se focalisaient sur des événements en plein air comme les défilés militaires et le sport mais s’intéressaient peu à l’art, encore moins à l’avant-garde… Les nombreux films sur les danses serpentines (et pas seulement celui de Dickson) étaient tournés dans les  studios de photo ou de cinéma. Et/ou à la lumière du jour, devant une toile peinte.

Même chose pour le film d’art qui a inauguré le théâtre filmé. A l’époque, l’image était enregistrée sans le son, ou le son l’était à part sur rouleau et sur disque… Nous avons vu ainsi à la Cinémathèque de Chaillot -la vraie, celle d’Henri Langlois! – une bobine avec le grand chanteur Caruso… mais muette. Loïe Fuller n’était pas opposée au tournage, puisqu’elle a réalisé elle-même un film: Le Lys de la vie dès 1921. Dont grâce à Bernard Rémy et Brygida Ochaim, nous avons retrouvé une bobine il y a une vingtaine d’années chez André Bonzel, cinéaste et collectionneur…

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Mais nous n’avons aucun film d’une danse de Nijinski. Pavlova elle, en 1925, achèta une caméra 16 mm qui lui permit de capter des scènes de ballet. Et en 1920, les Actualités Gaumont montrent les débuts des Ballets Suédois au Théâtre des Champs-Élysées… mais avec prises de vue en extérieur : façade de théâtre, sortie de la troupe en tenue de ville dans la rue, plan américain de Jean Börlin en costume cravate et chapeau melon, posant devant une affiche avec le slogan, « Le plus beau théâtre du monde », les danseuses Carina Ari, Jenny Hasselquist et le danseur Axel Wizansky.

Au début des années trente, Rolf de Maré  s’était personnellement équipé en seize mm et avait tourné in situ des films en couleur sur les danses de Bali. Et il avait prévu une clause de tournage des ballets dans le règlement du concours chorégraphique qu’il organisa en hommage à son danseur Jean Börlin.  Mais aucun d’eux n’est alors enregistré au Théâtre des Champs-Élysées !

Borlin-ballets-suedois-TCE

Borlin-ballets-suedois-TCE

Marcel L’Herbier, (1888-1979) fonda l’I.D.H.E.C. en 43 et dix ans plus tard  tourna l’un des premiers téléfilms français Adrienne Mesurat. Réalisateur d’avant garde au temps du cinéma muet, il avait filmé pour L’Inhumaine en 1924, un court extrait de Nuit de Saint-Jean par les Ballets Suédois. Et les reflets des projecteurs sur les balustrades des balcons sont observables et renseignent sur la quantité de watts nécessaires au tournage  de ces quelques plans!

La Nuit de la Saint Jean – YouTube www.youtube.com › watch

A cette époque, le Théâtre des Champs-Élysées était  à la pointe de l’avant-garde artistique, comme Les Folies- Bergère et l’Opéra qui avaient accueilli les féeries fantastiques de Loïe Fuller à base de jeux de couleurs et  lumière.

Jacobsson-Caley Relâche ©Laurent Philippe

Jacobsson-Caley : Relâche ©Laurent Philippe


Il avait magistralement satisfait aux exigences en matière d’éclairage d’un Francis Picabia pour le ballet Relâche. Pas moins de deux cents phares de voiture servaient de toile de fond à ce dernier exploit de Dada, qui par là, même préfigura l’op Art.

 

Nicolas Villodre

 

 

 


Archive pour avril, 2021

54 X 13 de Jean-Bernard Pouy, mise en scène de Guillaume Lecamus

54 X 13 de Jean-Bernard Pouy, mise en scène de Guillaume Lecamus

© A. Pouy

© A. Pouy

Une histoire de braquet, comme chacun sait… et donc de rapport qu’utilise un coureur cycliste sur terrain plat. Plateau: 54 et pignon: 13 : il parcourt un peu moins de neuf mètres à chaque tour de pédale. Simple calcul. Mais celui qui s’extrait du peloton, qui s’échappe, ne calcule plus. Dans la douleur de plus en plus mordante, dopé à l’exaltation et aveuglé par l’effort, il avance, il devance,  désobéit aux consignes de course mais presque sur le fil, sur la ligne d’arrivée se fait manger par celui qui devait gagner l’étape.

Tous ceux qui ont suivi le Tour de France ou toute autre grande course populaire, le savent : ces héros de l’échappée sont sacrifiés, mais quelle épopée ! Jean-Bernard Pouy connaît bien cette gloire fatale. Il rejoint Antoine Blondin (Le Tour de France), Roger Vailland (325.000 francs), Paul Fournel (Les Athlètes dans leur tête) dans un hommage littéraire aux éternels martyrs de la petite reine.

Le défi : en faire un spectacle de théâtre d’objets ou marionnettes. Deux petites tables, l’une, côté jardin : celle du metteur en scène pour son acteur, manipulateur des sons, images et lumière. L’autre, au centre, le support de la course  avec une figurine immobile de coureur cycliste en plein élan. Avec lui, le manipulant ou non, Samuel Beck qui  lui donne vie et mouvement, souffle et puissance.  Il le fait avec l’engagement physique, l’endurance de ce sportif et insuffle au récit une  énergie constante. A un rythme parfait, haletant, il nous emmène dans la tragédie : on sait que la gloire du coureur échappé, si dure, si longue à gagner,  va tourner court : il va perdre,  sera deuxième, « le pire classement », autant dire rien. Mais nous l’aurons suivi dans son moment d’immortalité.

54 X 13 a déjà été joué en public mais le spectacle marque aussi l’inauguration des noces du sport et de la marionnette. Et Guillaume Lecamus prépare 2h 32 de  Gwendoline Soublin sur la marathonienne Zenash Gezmu, morte assassinée en 2017. Il était une fois une jeune femme de ménage venue d’Ethiopie et qui s’entraînait seule à ses moments de loisir, avant d’être repérée par un club. Elle avait trouvé dans son corps fin et délicat les ressources d’une puissance et d’une endurance exceptionnelles qui l’ont menée aux premières places. C’est le vrai thème de la pièce, qui va de l’épopée à la tragédie, puisqu’un féminicide a interrompu sa course.

Beau projet. Tous ne seront pas si graves, des Jeux Olympiques de Tokyo qui n’auront peut-être pas lieu, ou pas comme prévu, à ceux de Paris, en 2024. Glorieuse incertitude du sport, en pleine incertitude de la Culture… Et les spectacles resteront-ils longtemps virtuels ? En attendant, les artistes s’entraînent et  s’échauffent.

Christine Friedel

Spectacle vu au Mouffetard-Théâtre de la marionnette, rue Mouffetard , Paris (V ème). Reprise en mars 2022.

 

 

 

Violentes de Léa Gauthier, adaptation et conseil musical de Thierry Bédard, mise en scène de Sébastien Derrey

Violentes de Léa Gauthier, adaptation et conseil musical de Thierry Bédard, mise en scène de Sébastien Derrey

©l Léa Gauthier

©l Léa Gauthier

On ne parle pas ou peu, sinon sur le modèle fascinant du fait divers, de ces violences, autres que celles imposées aux femmes, désastreuse marque “naturelle“ du masculin, et que la société a du mal à voir. Oui, elles sont parfois violentes mais gardent souvent leurs attributs féminins. Regardez les registres des prisons: infanticides, crimes passionnels, agressions sexuelles sur enfants… Une violence familiale, viscérale, dernier geste d’une parole qui ne sort pas.

Thierry Bédard prépare avec Léa Gauthier une trilogie sur ce thème peu interrogé et a passé commande à Sébastien Derrey de la mise en scène  de ce premier volet. Travaillé, ciselé, poli – à trois pour commencer- puis avec les interprètes, le texte a pris la densité d’un galet. L’envers, la face sombre de la femme “normale“, maternelle, aidante et surtout effacée : l’une a tué sa mère, l’autre son enfant. Elles essayent sinon d’y voir clair, au moins de voir en elles-mêmes et avec nous, comment c’est arrivé.

Les deux récits se cherchent en même temps qu’ils se disent, avec musique et chant en contrepoint. Une expérience de l’écriture et du jeu des comédiennes hors du commun ; on  pourrait qualifier d’exploit, le travail de Catherine Jabot et Nathalie Pivain, avec Sabine Moindrot. Mais il se situe loin de la prouesse et de l’épate. Le récit fouille, avance, creuse, se trouve et se perd, et chacune le suit, tient son fil.  Travaillé comme une œuvre dont il faudrait à chaque instant, au-delà de la partition écrite, trouver l’harmonie et les harmoniques, la nuance juste de chaque note, en un mot: la musicalité. Plus encore que le suspense – va-t-elle dire comment elle a tué-  et cela nous tient. Cette beauté-là, aux antipodes du joli, «convulsive» aurait dit André Breton, est intérieure et aurait formé un nœud très difficile à défaire. Le cheminement du geste meurtrier et la conscience qu’en prend la narratrice, au fur et à mesure que les mots lui viennent, sont si progressifs et  si fragiles…

Nous ne pensons pas tout de suite aux grands mythes des femmes violentes  et nous sommes pris dans cette attention de tous les instants qui est celle des comédiennes. Plus tard seulement, on se souvient que la mythologie en est peuplée, sans parler de la Gorgone et autres ogresses. Médée, l’infanticide emblématique, est simplement une femme, un peu magicienne mais d’abord une amoureuse trahie. Comme la petite Marguerite de Faust : « Ma mère, je l’ai tuée, mon enfant je l’ai noyé… ». Passion, folie : des mots dont on a besoin pour  expliquer leur geste. Et la beauté de Violente(s) tient justement à ce que les récits n’expliquent rien. Celle qui a tué sa mère au bout d’un long chemin d’empathie, celle qui a tué ce corps étranger qui a poussé dans son ventre,  gardent leur énigme. Qu’ai-je fait, par delà le bien et le mal ?

On parle souvent de «mécanisme de la violence» : un terme  injuste, puisque cette violence est physique. Cela se passe vraiment dans le ventre. Une affaire de femmes et c’est cela qu’elles écoutent et respirent, ces tueuses. Et leurs interprètes se définissent souvent comme des passeuses. Elles font advenir le texte et donnent forme à ce non-dit, à cet indicible. Pourquoi ai-je tué ? Question mal posée. Comment en suis-je venue là ? Bonne question.

La guitare de Jean Grillet, inspirée par le rock alternatif de la fin du siècle dernier et le chant avec son opacité, viennent apporter malgré tout, bien que le texte s’en défende, la consolation de la tristesse qui est permise dans ces moments de respiration, de repos car la quête est dure. C’est dire la beauté de ce spectacle et l’importance de son metteur en scène, trop discret. Pour le moment, le spectacle joué devant  quelques amis et professionnels, est sans destin précis. Mais il mérite d’autres représentations, aussi intimes et intenses, et avec un public…

 

Christine Friedel

Représentation pour les professionnels vu le 10 avril, à l’Echangeur, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis)

Encore à propos de Walter Ruttmann

 

A propos de Walter Ruttmann…  

Wochenende (Week-end)  de Walter Ruttmann

images-1Ce film sans images (et donc sans caméra) fut réalisé en 1930 par le créateur du cinéma non-figuratif. Un an avant, il se plaignait de l’accueil réservé à son film muet Mélodie du monde et comme Charles Chaplin ou René Clair, il ne semblait pas vraiment comprendre l’engouement du public pour ce nouveau joujou qu’était le cinéma parlant : «Quelle belle affaire en effet, que de voir un être humain remuer les lèvres, d’entendre des paroles qui (on le constate avec un plaisir enfantin) sont absolument synchrones! » déclarait-il au journal Pour vous du 12 décembre 1929.

Mais aucune allusion à son œuvre sonore Wochenende… Ce qui autorise certains historiens du cinéma comme Jean Mitry à le situer en 1929  mais le programme de 1993 du Cinéma retrouvé de Bologne parle de 1928. Sans doute par provocation, en tout cas en réaction à l’usage redondant du son dans le «parlant » -mais cela a-t-il évolué depuis ?- il appelle: film ce qui s’apparente en fait à une pièce radiophonique, voire à une œuvre électro-acoustique d’esprit futuriste  -bruitist- de Hoerspiel (jeu acoustique).

Week-end fut présenté au deuxième congrès du cinéma indépendant de Bruxelles en 1930. Jean Lenauer le décrit avec pertinence dans le journal Pour vous du 24 juillet  de cette même année : « C’est un film parlant sans images. Oui, sans images, pas un disque de phonographe mais un enregistrement sur film monté selon l’esprit du cinéma et auquel, il ne manque que les images purement visuelles ; de même qu’on a fait du film muet, on peut aujourd’hui, pour ainsi dire, faire du film «aveugle».

Dans cet article, Walter Ruttmann explique très clairement sa conception du son au cinéma. Au lieu de l’utiliser comme élément «décoratif destiné à souligner l’image», il souhaite produire «des choses différentes de l’image» et précise qu’il y a «une perspective des sons, comme il existe une perspective des lignes et l’on obtient, suivant que l’objet s’approche ou s’éloigne du microphone, une gamme infiniment variée de valeurs sonores ».

Une recherche somme toute assez naïve de nuances sonores cueillies sur le vif avec des moyens techniques rudimentaires mais étonnamment précis et à leur juxtaposition à l’état de bribes (de signes d’une époque)…. En suivant une trame narrative assez cocasse -surréaliste- nous assistons à chaque fois que nous écoutons (ou regardons) ce film.

 Nicolas Villodre

 https://www.youtube.com/watch?v=SfGdlajO2EQ

Transcription de la bande par Nicole Gabriel 

Gongs, tambours, scie, enclume, cloches, craquement, machines, train, voiture qui démarre, violon, piano.

-Allo, Mademoiselle.

Sonnerie.

-S’il vous plaît. Quarante-quatre, quatre, zéro.

-Le roi des aulnes (une fillette).

Moteur, sifflet, caisse enregistreuse, foule.

-Je m’interdis cela.

-S’il vous plaît.

-Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent (la fillette).

Caisse enregistreuse.

-C’est le père avec son enfant.

Scie, machine à écrire.

-Mademoiselle, vous m’avez mis en relation avec un mauvais numéro.

Sifflet.

-Döner, quarante-deux, quatre, zéro.

-Quatre fois quatre font… (une fillette).

-Troisième étage : jouets, chaussures, alimentation.

Machine à écrire.

-Ecoutez-moi donc.

-Aussi instamment que poliment.

-Allo, Mademoiselle.

-Mon fils.

Scie, piano, vocalises, violon.

-Mais, Mademoiselle.

-Mon fils, c’est…

-Ce soir, nous allons…

Enclume frappée.

-Collègue de Kleidt.

Enclume.

-Dieu merci.

Caisse enregistreuse, coups sourds, scie…

-Allo.

-Regarde.

Coups sourds.

-Mon père.

-Attention.

Coups qui s’accélèrent.

-Allo.

-Père.

Coups.

-Attention.

Rafale de coups, scie électrique, puis calme.

-Neuf cents.

Clocher sonnant l’heure, coucou d’une horloge, sirène, avion, homme sifflotant, moteur.

-Nous allons nous dépêcher.

-Bon appétit.

-Fais-le donc.

-Oui pourtant.

Moteur, bruit de pas, portes, cloches, sifflement.

-Bonjour.

Klaxons, rires, chanson : «La Randonnée, c’est la joie du marcheur ». Coq, poules, chanson, moteur, cloches, chœur interprétant l’hymne allemand en sourdine, tourterelle, chanson sur la randonnée, coq, fillettes (…) tourterelle, homme, rires, cris d’animaux  de basse-cour, chanson, marche (…) voiture, fanfare lointaine re rapprochant (…) miaulements, accordéon, chanson, bouteille qu’on débouche, aboiements, rires, chanson, cloches de bétail, horloge, sonneries de réveil, sirènes, voiture, bâillements, caisse enregistreuse, véhicules, machine à écrire, moteur, soupir.

-Aussi, s’il vous plaît…(chiffres), machine à écrire.

-Zéro (?)

 

Livres et revues

Livres et revues

Etudes théâtrales n°68 : Filmer la scène

Comme le précisent dans une brillante introduction, Dick Tomasovic et André Deridder du Centre d’études théâtrales à l’Université  catholique de Louvain (Belgique) qui ont réuni ces textes, dès les origines du cinéma, grande a été la tentation de placer une caméra face à une performance scénique, qu’elle soit jouée ou dansée… Mais les films où on voyait la jeune Loïe Fuller ont disparu et la grande danseuse et chorégraphe se méfiait, dit-on,  de la captation de ses fameux numéros de voiles. Mais reste,  un film de William Dickson. Trente secondes où on peut voir une danse serpentine  d’une imitatrice de Loïe Fuller: Annabel Whitford.

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Louise Van Brabant, doctorante au département médias, culture et communication de l’Université de Liège, étudie le film de silhouettes comme il y cent ans déjà: Les Aventures du Prince Ahmed (1926) par Lotte Reiniger.  Notamment le  cadrage qui  associe le magique très ancien théâtre d’ombres et l’espace du film.

C’était déjà le début de la relation compliquée entre les arts de la scène et le cinéma. Quand on filmait un spectacle pour répondre  au besoin de voir un choix varié de spectacles: théâtre, cirque, mime variétés,  notamment des pièces de Shakespeare, souvent inaccessibles à ceux qui n’habitaient pas  la capitale ou les grandes villes. Mais là encore méfiance chez les metteurs en scène comme Roger Planchon (1931-2009) qui y voient une trahison évidente de leur travail. Second tournant, disent  Dick Tomasovic et André Deridder, l’émergence de la télévision, très gourmande de divertissements  à présenter. La B.B.C. on le sait peu, réalisa ainsi avant la seconde Guerre mondiale quelques trois cent spectacles filmés en direct. Puis ce n’est pas si ancien, l’émission très populaire en France Au Théâtre ce soir (1966). Même en noir et blanc et sur les petits écrans de l’époque, elle offrait à un public souvent pauvre et très éloigné de la Capitale, l’illusion d’appartenir à une certaine élite parisienne qui, elle, avait la possibilité et les moyens d’aller au théâtre. Et il y eut ensuite de remarquables réussites comme le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand réalisé par Jean-Paul Rappeneau avec Gérard Depardieu mais il s’agit bien d’adaptation pour le cinéma et non d’une captation de la pièce. Electre de Sophocle dans la mise en scène-culte d’Antoine Vitez réalisé par Hugo Santiago  sur le plateau même de Chaillot où le spectacle fut créée et dans les mêmes fabuleux décors et costumes de Yannis Kokkhos et la belle musique de Georges Aperghis, est décevante. Malgré une distribution exceptionnelle et de belles images, le son est d’une telle médiocrité que le rendez-vous entre une si grande tragédie mise en scène avec une extrême intelligence par Antoine Vitez ne fonctionne pas bien. Captation non; reconstruction, oui, mais y aurait-il eu ici comme une impossibilité, quand on passe du hic et nunc,  à une conversion?

Ce numéro d’Etudes Théâtrales propose aussi: “de nouvelles pistes d’étude au sujet de ce geste complexe qu’est le filmage de la scène, sans cesse redéfini par la technologie, les attentes du public et les conceptions des artistes”. Mais l’enregistrement d’un spectacle en plein air avec les aléas climatiques et ceux d’une nombreuse distribution n’a rien ou si peu à voir avec celui d’une pièce d’Harold Pinter jouée par quelques personnages dans un petit théâtre, où les conditions sont plus proches de celles d’un studio de cinéma. Bref, l’émotion comme le rire peuvent-ils être encore au rendez-vous quand on passe de la scène à l’écran, et qu’il faut sans cesse tout revoir des paramètres surtout spatiaux mais aussi temporels:  au cinéma comme au théâtre, les invisibles conventions restent encore bien là…

Au sommaire de ce riche numéro, un article très documenté de Jérémy Houillère sur les marges de l’espace scénique dans les films comiques d’avant 1915.  Où déjà remarque l’auteur, bon nombre d’articles mettent en parallèle théâtre et cinéma qui à ses débuts va considérer  le répertoire théâtral comme  une inépuisable mine d’or… Avec de fréquentes interactions entre les deux: ainsi L’Assassinat du duc de Guise d’Henri Lavedan sera interprété par des sociétaires de la Comédie-Française  comme Charles le Bargy… L’auteur note que le spectateur d’une salle occupe aussi une place prépondérante dans les films comiques de l’époque. Ce qui semble correspondre à une attente du public qui sans doute commence à se passionner pour le cinéma… aux dépens du théâtre!

Nous ne pouvons tout citer mais il faut absolument lire  Dispositif et description: Torse de Charles Atlas par Xavier Baert où l’auteur analyse  comment l’histoire de la danse ne serait pas la même puisque le nombre de représentations est des plus limités,  alors que tous les spectacles de danse sont aujourd’hui filmés et souvent diffusés en DVD ou sur Internet. Et bien entendu, cela touche aussi à l’opéra dont en général les captations sur un écran de bonnes dimensions sont plus intéressantes, que celles de théâtre. Le célébrissime Einstein on then beach de Philip Glass et Robert Wilson que nous avions vue à sa création en 76 au festival d’Avignon avec ses intermèdes dansés par Lucinda Childs et chorégraphiés par Andy de Groat, avait pu être filmée par Jack Moore. Elle reste plus de quarante après d’une beauté foudroyante mais c’est sans doute exceptionnel dans l’histoire du spectacle contemporain…

Aurélie Mouton-Rezzouk parle des Teasers, trailers et autres bandes annonces, réalisés par captation que les compagnies plus que les lieux culturels utilisent comme matériau privilégié pour  faire connaître leur spectacle aux décideurs et programmateurs. Reste à en maîtriser les outils et les enjeux de communication. Il s’agit bien de montrer à la fois un degré de compétence technique et artistique parmi, comme le dit justement l’auteure de cet article, une offre proliférante. En fait, que nous montre-t-on? Une démonstration  ou tout simplement un extrait, un échantillon, comme celui d’un tissu. Bref, du promotionnel qui n’ose pas dire son nom ou une information? L’extrait peut être bien choisi et interprété mais le reste beaucoup moins! Ou au contraire, faute de moyens, cet événement théâtral, pas très bien filmé et/ou mal construit, ne donnera du spectacle qu’une image peu encourageante, alors qu’il mérite beaucoup mieux. C’est tout l’ambiguïté de ces bandes-annonces (en français: teaser!) offertes chaque jour, notamment aux critiques. Il y a donc intérêt à rester vigilant…

Il y a aussi un remarquable entretien avec Julien Bechara et Carine Bratzlavsky, par Sylvia Botella sur la télévision et les arts de la scène en Belgique et en Europe. Et l’autrice pose la question essentielle de la différence ente captation, recréation, traduction, transposition avec tout ce que cela présuppose à la fois comme enjeux socio-historiques, artistique mais aussi  en termes de production financière. Un spectacle diffusé à la télévision aiguise-t-il la curiosité du téléspectateur comme le pense Carine Bratzlavsky? On peut en douter… Le plus souvent un deux minutes avec d’excellentes images et quelques paroles du metteur en scène et des interprètes principaux, est plus efficace. La frustration, un vieux truc de communication…

Ce numéro d’Etudes Théâtrales, complété par une riche et  bonne bibliographie et même s’il est un peu austère et avec un interlignage assez serré et sans aucune illustration (mais après tout, pourquoi pas, même si on n’y parle qu’images), mérite amplement d’être lu.

 Etudes Théâtrales. 20 €.

Ferme de Bocry, Place de l’Hocaille, 4 b-1348 Louvain-la-Neuve (Belgique). T. : +32.10.47.22.72) veronique.lemaire@uclouvain.be

 

L’Epouse d’Amman, roman traduit de l’arabe par Davide Knecht, de Fadi Zaghmout

© AVT Fadi Zaghmout

© AVT Fadi Zaghmout

Cet écrivain jordanien, spécialiste de la question des genres et diplômé de l’Université du Sussex, habite à Dubaï. Cela se passe à Amman, capitale de son pays et c’est à la fois un récit celui de l’histoire intime de quatre jeunes femmes: Hayat, Ran Salma, Leila et d’un jeune homme, Ali et une réflexion sur la condition  féminine et celle des homosexuels dans le monde arabe. Fadi Zaghmout sait dire avec un certain humour mais aussi avec une certaine mélancolie, les épreuves auxquelles sont soumis les jeunes de son pays, même dans les milieux évolués. Où les diktats d’une société traditionnelle et la peur des réactions de l’autre régissent les relations sexuelles et amoureuses. Mariage obligatoire pour les jeunes femmes même aux dépens des études, soumission discrète ou non mais impérative à l’autorité paternelle, virginité obligatoire. Et chez les hommes, culte tout aussi obligatoire de la virilité, même hypocrite chez les homosexuels qui doivent mieux se marier à une femme et cacher soigneusement leur orientation.

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Bref, l’ordre social plombe l’intimité des familles… Et si on ne veut pas être déclassé, mieux vaut s’y conformer. Avec à la clé, révoltes, souffrances intimes et mal-être chez les femmes dont le désir est nié, celui des hommes passant toujours avant… comme le dit l’une d’elles.

“Le compte à rebours commence après la remise des diplômes, parfois même avant. Et toutes les femmes se lancent dans une course contre la montre vers cette ligne d’arrivée qu’est le mariage, chacune selon ses capacités. C’est un parcours darwinien qui sélectionne celles qui auront la chance de se caser. Le marathon peut durer des années. La voie se fait plus étroite à chaque seconde jusqu’à l’âge de trente ans, limite après laquelle les retardataires sont cataloguées comme des faillites sociales. Une engeance de deuxième catégorie confinée aux marges de la société cataloguées comme des faillites sociales. Une engeance de deuxième catégorie confinée aux marges de la société.” En huit chapitres-récits monologués, avec, à chaque fois, trois ou quatre personnages très attachants, Fadi Zaghmout nous emmène dans un autre monde avec ce  livre publié en arabe il y a neuf ans et qui vient d’être traduit en français. Et cet auteur a une parole aussi juste et claire sur la volonté de liberté de ses concitoyennes. Un roman remarquablement écrit, parfois teinté d’humour et aux dialogues ciselés dont les écrivains français pourraient être jaloux. Et cela serait étonnant qu’un jour, une metteuse en scène ne s’en empare pas…

 L’Asiathèque. 16,50 €

Philippe du Vignal

L’histoire bégaie: encore des petits cadeaux…

 
 

L’histoire bégaie: encore des petits cadeaux…


Le Centenaire de Lichspiel Opus I de Walter Ruttmann

 
Le 27 avril 1921, avait lieu la première projection publique au cinéma Marmorhaus à Berlin de ce film non-figuratif avec un accompagnement musical de Max Butting! Ce  réalisateur allemand (1887-1941) fut un pionnier du « cinéma absolu ».  À partir de 1925,  il travaille avec Lore Leudesdorff, une élève du Bauhaus qui l’assista pour son Opus V et créera des films publicitaires. Puis en 1925, il rencontra Karl Freund et le scénariste Carl Mayer avec qui il eut l’idée de Berlin: Die Sinfonie der Großstadt (1927), un film qui le rend célèbre dans le monde entier.  Il fera un voyage à Moscou en 1928 et 1929 puis adhèrera au national-socialisme! Assistant de Leni Riefenstahl pour Les Dieux du stade, il réalise ensuite des films de propagande pour l’armée nazie…

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©Opus I W. Ruttmann Cinédoc 2021

Opus I était l’acte de naissance d’une avant-garde européenne et au-delà, dans le cinéma expérimental argentique puis numérique. Le critique Bernhard Diebold en rendra compte dans le  Frankfurter Zeitung du 2 avril 1921. Il y célèbre : « Eine neue Kunst. Die Augenmuzik  » (un nouvel art, une musique visuelle). «De même qu’en peinture, disait-il, le contenu artistique est identique à la forme, si bien que les vrais contenus spirituels sont à chercher dans les énergies de couleur, de surfaces, les directions du mouvement, etc. -les objets figurés leur étant subordonnés- de même, ce sont les particularités et les possibilités du cinéma qui constituent le noyau artistique d’une œuvre filmique. »
 
Cinédoc Paris Films coop nous invite à une diffusion d’Opus 1 présentée par Patrick de Haas, spécialiste des avant-gardes des années vingt et qui a récemment publié Cinéma absolu. Avant-Garde 1920-1930 chez Mettray éditions. Film et bonus seront accessibles gratuitement du 27 au 30 avril avec le code promotionnel BIRTHDAY. Se rendre sur la page vimeo, louer le film et entrer le code promo au moment de la location. Le film présenté par Patrick de Haas ainsi que le bonus seront accessibles gratuitement du 27 au 30 avril
Pour accéder à l’offre :https://vimeo.com/ondemand/opusiwaltherruttmann Cliquer sur « LOUER » Se connecter via Facebook ou Gmail ou bien créer un compte vimeo si vous n’en avez pas. Vous arrivez alors sur la page de règlement. NE PAS ENTRER VOS COORDONNÉES BANCAIRES Cliquer sur « appliquer le code promo ».  Entrer le code: BIRTHDAY.  Si problème, écrivez à cinedoc@wanadoo.fr Et il sera envoyé un lien de visionnage direct.

La Cigarette  de Germaine Dulac

Un film sorti deux ans après celui de Walter Ruttmann d’une grande réalisatrice (1882-1942) qui fut sa contemporaine. Critique de théâtre, elle écrivit aussi quelques pièces. Elle se sépara d’Albert Dulac en 1920 et vivra en couple avec Marie-Anne Colson-Malleville jusqu’à la fin de son existence. Elle fonde avec Irène Hillel-Erlanger  une maison de production, la DH Films et réalisa entre autres Les Sœurs ennemies (1915), Venus Victrix deux ans plus tard puis d’après un scénario de son ami Louis Delluc, La Fête espagnole puis La Mort du Soleil ( 1921) et ensuite La Souriante madame Beudet (1923), sur l’absence de communication dans le couple. Suivirent La Coquille et le Clergyman (1928) d’après Antonin Artaud et des symphonies d’images liées à la musique comme Disque 957 d’après Frédéric Chopin... Elle entre chez Gaumont en 1931 et de 33 à 40, y fut directrice adjointe des actualités.

©x Andrée Brabant ( Madame Guérande

©x Andrée Brabant (Madame Guérande)

Après avoir vu ses premiers films dont La Cigarette,  Louis Delluc est enthousiaste : « Une telle série d’essais aussi magnifiques en si peu de mois, range Mme Dulac parmi nos deux ou trois metteurs en scène de valeur véritable. »
M. et Madame Guérande s’aiment. Mais,  quand ce mari plus âgé que son épouse la voit prendre des leçons de golf avec un beau jeune homme, il se rend compte de la grande différence d’âge qu’il y a, entre elle et lui. Il décide alors de se suicider pour lui rendre sa liberté mais laisse une place au hasard et empoisonne une des cigarettes du paquet qu’il a sur son bureau…

Gratuit jusqu’au 22 avril à 17h sur mk2 Curiosity.

Philippe du Vignal

Cela bouge aussi chez les attachés de presse

Cela bouge aussi chez les attachés de presse…

C’est un véritable métier apparu il y a une cinquantaine d’années dans le milieu culturel mais souvent mal connu du public. Et pourtant devenu indispensable, surtout au moment où il y a un fort déclin des surfaces consacrées au spectacle dans la presse papier. Certains ou certaines font partie de l’équipe de grands théâtres, musées, lieux culturels ou centres nationaux dramatiques ou chorégraphiques, d’autres sont  indépendants et soumis aux aléas. Dans les deux cas, une profession exigeant:  disponibilité et passion maximales, très bonne connaissance du milieu, autonomie, rigueur et précision mais aussi discrétion et diplomatie, possession d’au moins l’anglais…

La crise est loin d’être finie et même si certaines salles pourraient être éventuellement ouvrir  vers le 15 mai (là-dessus le Premier ministre Jean Castex reste  d’une prudence d’énarque) et à l’heure actuelle les conditions  où auraient lieu des grands festivals comme ceux d’Avignon ou d’Aurillac restent très floues. Comment  par exemple, pour ce dernier faire en sorte que dans les rues étroites du centre ville, les gens observent strictement les sens  interdits qui seraient prévus? Comment résoudre le problème du nombre de places limité pour saisons sanitaires dans le off d’Avignon et celui des emplacements pour les compagnies dites invités au festival d’Aurillac et comment y interdire le camping sauvage sur les espaces verts… Bref, les circonstances actuelles ne favorisent pas le travail des attaché(e)s de presse indépendants

Elles et ils qui travaillent pour le théâtre, la danse, le cirque, les arts du geste, les compagnies de marionnettes, les arts de la rue… ont rejoint le syndicat APRES (Attaché·e·s de Presse, Réseau d’Entraide et Syndicat. Lancé par ces indépendants spécialisés en musique et culture, il a vu le jour le 7 octobre  dernier. Il vise à les défendre et à les fédérer, compte-tenu  de  la crise sanitaire qui a porté un coup terrible à leurs activités…

©x Isabelle Muraour

©x Isabelle Muraour

Leur Assemblée générale du 6 avril a élu un conseil d’administration dont fait partie Isabelle Muraour, comme présidente de la section : théâtre, danse, cirque, arts du geste, marionnette, arts de la rue,  avec une vingtaine de membres, dont entre autres Sabine Arman, Isabelle Béranger, Virginie Duval, Catherine Guizard, Eric Labée, Estelle Laurentin, Patricia Lopez, Carine Mangou, Cécile Morel, Isabelle Muraour, Marie-Jo Picot-Mourgues, Jean-Philippe Rigaud, Fabiana Uhart, Pascal Zelcer…

Elles et ils veulent faire entendre leur voix et « donner une meilleure visibilité à notre métier qui est un maillon essentiel du secteur culturel, trop souvent mal identifié.  C’est en nous regroupant que nous pourrons trouver des solutions pour nous protéger (entre autres de la crise sanitaire que nous subissons actuellement), mettre en place des stratégies pour préparer l’avenir et continuer à exercer au mieux notre métier et défendre notre savoir-faire.  En étant solidaires et mieux structurés, nous pourrons faire valoir nos droits et mettre en commun nos expériences pour nous adapter à chaque situation (sanitaire, économique…) et aux mutations profondes que traversent le monde culturel et les médias. »

Philippe du Vignal

APRES, 128, rue La Boétie, Paris (VIII ème).
Présidente Cécile Legros:  +33.6.25.94.62.04
Présidente de la section Théâtre, danse, cirque, arts du geste et de la marionnette, arts de la rue: Isabelle Muraour : +33.6.18.46.67.37. contact@zef-bureau.fr

La Veilleuse, Cabaret holographique, écriture, magie et mise en scène de Valentine Losseau et Raphaël Navarro

La Veilleuse, Cabaret holographique, écriture, magie et mise en scène de Valentine Losseau et Raphaël Navarro

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A la fin du spectacle, Les saluts holographiques… © compagnie 14:20

Sous un dôme de toile, dressé à l’entrée du Cent Quatre à Paris, on découvre sur une petite scène, une chaise vide flanquée d’une servante : cette ampoule nue, montée sur pied qui veille sur le plateau une fois les spectateurs sortis. Aujourd’hui, elle brille encore vaillamment dans ces lieux désertés ou, au mieux, occupés par la colère. En anglais, ghost lamp:lampe-fantôme. Pour conjurer le sort et détourner la mise à l’isolement des artistes en mars 2020, Valentine Losseau et Raphaël Navarro ont rallumé cette veilleuse et appelé des amis à les rejoindre: non pas en chair et en os, mais en trois dimensions sous forme d’hologrammes pour une mise en scène en leur absence.

Des fantômes, non moins présents et talentueux, se succèdent dans un cabaret d’ombres et lumières. Et les effets spéciaux qui les accompagnent font penser, par leur inventivité, aux mises en images du réalisateur de télévision Jean-Christophe Averty (1928-2017),  précurseur de l’art vidéo … Une suite de numéros à commencer par les tours de magie traditionnelle de Yann Frisch : «Je suis un hologramme», annonce-t-il escamotant  une balle, ou la veste de son costume, comme par enchantement. Puis, le temps d’une chanson, Yael Naim sort de son corps et, en dialogue avec ses doubles, se démultiplie en quatre voix. La danseuse Kaori Ito imprime dans l’espace les traces de ses mouvements, figés sur son passage, comme autant de spectres en suspens. Les chanteuses de Birds on a Wire, Dom La Nena et Rosemary Stanley se vaporisent en petits nuages mousseux, des oiseaux virevoltent et se posent sur les lignes d’une portée musicale. Ces êtres de lumière sans véritable densité physique arrivent à nous capter et une fois l’œil exercé à ce nouveau mode de perception, nous entrons dans le jeu.

A la fin, quand la magie s’arrête, nous voyons avec étonnement que la scène est minuscule et que les artistes virtuels qui semblaient grandeur nature, font la moitié de leur taille. Et la chaise qui paraissait aux normes, a la hauteur d’un siège de poupée… Nos sens sont trompeurs et l’art du magicien consiste à les prendre en défaut. Mais, s’étonnent les metteurs en scène, le public oublie vite l’artifice et prend ces images pour argent comptant, sans éprouver le malaise que provoquent les humanoïdes et dont parle le roboticien japonais Masahiro Mori dans La Vallée de l’étrange. Une sensation que nous avions eue avec le spectacle éponyme de Stefan Kaegi et Thomas Melle (voir Le Théâtre du Blog).

Créatrice d’illusions, la compagnie 14:20 n’en est pas à ses premiers hologrammes. Dans sa mise en scène de Faust de Wolfgang Goethe à la Comédie-Française (2018), il y avait des effets spéciaux sidérants : corps en apesanteur ou escamotés, objets volants et dans l’opéra de Carl Maria von Weber, Der Freischütz  (2019), des esprits immatériels se manifestaient… Mais ici, les metteurs en scène créent une impression de réalité et les  utilisent cette technique comme un médium à part entière pour brouiller nos perceptions.

Raphaël Navarro et Valentine Losseau sont, avec Clément Debailleul, les co-fondateurs de cette compagnie et chefs de file de la  magie nouvelle. En préambule de leur Manifeste pour une magie nouvelle, «L’art, disent-ils, crée des doutes, questionne nos perceptions et nos certitudes ; il travaille sur notre identité. Quand le déséquilibre du réel est pensé comme un enjeu artistique, la magie s’éloigne du divertissement pour devenir un vecteur d’expression, d’esthétique et de technique.»  Ce mouvement né en France en 2002 compte aujourd’hui une centaine d’adeptes. «A sa source, disent ses initiateurs, une envie de se débarrasser de certains codes et de poser un nouveau regard sur le monde par le biais des différents éléments issus du cirque, de la magie traditionnelle et des nouvelles technologies. »

Leur cabaret holographique s’inscrit dans cette veine mais, dans la situation actuelle, il apparaît aussi comme un pied-de-nez humoristique aux multiples captations de spectacle que l’on peut regarder chez soi. Il  rassemble le public pour rencontrer l’absence-présence des artistes, boutés hors des théâtres. Et dans une année qui a vu une rapide dématérialisation des rapports entre les gens, ces figures spectrales, confinées dans les ordinateurs de la régie, surgissent comme des diables hors de leur boîte, avec un petit air de mélancolie.

Faisant fi des interdits, Valentine Losseau et Raphaël Navarro  inventent ici un nouveau mode de représentation, à l’instar des acteurs d’Édimbourg, bannis par les Calvinistes au XVI ème siècle ou de ceux qui, en France au siècle suivant, n’avaient pas le droit de parler sur scène: un privilège réservé à  la Comédie-Française. «On s’est plongé dans l’histoire des interdictions, précise  Raphaël Navarro. Ainsi s’inventèrent le cabaret, le gromelot, les spectacles de marionnettes, la distribution de textes écrits au public…»

Autre innovation: La Veilleuse est à géométrie variable et on peut adapter les échelles aux lieux, dit le metteur en scène. Le spectacle se décline en trois formats : l’un pour plateau, en taille réelle, qui fera la réouverture du Cent Quatre dès que possible. La version, dont nous avons vu un extrait de vingt-cinq minutes, a été conçue pour de petites salles et c’est un modèle castelet de 2 m x 2 m pour jouer dans les hôpitaux, les E.H.P.A.D., les prisons… De plus, il s’inscrit dans une économie nouvelle: vendu à la journée, il peut être représenté plusieurs fois, ce qui peut même avec une jauge limitée «covid» toucher un grand nombre de spectateurs et renflouer la billetterie.

Les artistes prestigieux rassemblés par magie dans ce cabaret virtuel nous offrent des numéros d’une densité telle qu’on en oublierait leur absence! Et à la fin, nous les voyons saluer… holographiquement. De cette période étrange qui les a mis hors scène, ils pourront longtemps encore témoigner, au-delà de leurs retrouvailles avec le public. Puisse cette sentinelle, comme on appelle aussi la servante, veiller sur l’avenir bien incertain du spectacle actuel !

Mireille Davidovici

Représentation pour les professionnels vue au Cent Quatre, 5 rue Curial, Paris (XIXème) T. : 01 53 35 50 00.

 

 

 

 

 

 

Les Voyants sont allumés d’Eva et Victor

Les Voyants sont allumés d’Eva et Viktor

Crise sanitaire oblige, les artistes ont dû trouver d’autres moyens pour: montrer leurs œuvres. Les captations théâtrales ont envahi les plateformes… un ancien procédé de certaines chaînes de télévision: des représentations, comme celles de la Comédie-Française, étaient même retransmises en direct dans les salles de cinéma… qui ont dû aussi fermer leurs portes. Dans un monde sans contact, le numérique a vite et tristement pris le contrôle de nos vies jusqu’à vampiriser l’offre culturelle.

La magie n’échappe donc pas à ce profond séisme et, encore plus que d’autres spectacles, elle a besoin d’un vrai contact avec un public pour que l’illusion opère. Mais une ribambelle de pseudo-magiciens s’est lancée dans des spectacles virtuels via des plateformes numériques… Un effet de mode et une pratique avec son lot de médiocrité, que l’on souhaite éphémère! Et ne parlons même pas de ceux qui se contentent de copier le travail des autres ou de se filmer dans leur chambre à moitié rangée…

Malgré cela, les vrais artistes s’en sortent plutôt bien. Ainsi Luc Langevin a créé un dispositif scénographique dans son studio de tournage où il fait jouer les illusions avec l’espace. Eric Antoine, lui, mise à fond sur l’interactivité et le festif. Caroline Marx (voir Le Théâtre du Blog) fait retransmettre son spectacle Girl Power depuis le cabaret Oh ! César à Paris et Dani Lary rejoue Retro Temporis, sa dernière création…

La pratique du mentalisme fait actuellement figure d’exception avec, entre autres, Les Voyants sont allumés. Une fois connectés à zoom, nous sommes plongés dans l’Exposition Universelle de Paris en 1900, emblème de la Belle Epoque et de l’Art nouveau. Eva et Viktor réalisent des expériences de télépathie. Comme d’autres célèbres couples: Talazac et la voyante Mickaella, Roskoff et Foska, la jeune bohémienne, Les Zancigs, Le professeur Dalmoras assisté par Mariska, Marguerite Larya et Henrys Dahan, Saltana et Georges Door Leblanc, Mir et Mirowska…

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Eva, la médium commence par établir le contact entre son époque (1902) et la nôtre. Elle demande aux spectateurs de préparer quelques effets personnels puis apparaît et disparaît, tel un fantôme sur son divan. Puis Viktor et elle nous reçoivent alors, «en direct» dans leur salon*. Assis à une table ronde, ils convoquent les esprits pour entrer définitivement en contact avec leur public… à cent-dix-neuf ans d’intervalle. Viktor présente Eva: elle tiendrait ses dons de clairvoyance après avoir été victime d’un accident de voiture. Le couple propose de suivre quelques théories sur la télépathie puis Eva, les yeux bandés, devine, un par un, cinq objets personnels que des spectateurs exhibent devant la caméra de leur ordinateur. Ensuite, a eu lieu une expérience de divination avec les vingt-deux lames face dessous d’un jeu de tarot. Une dame est invitée à en choisir une et Eva devinera le nom de cette carte puis se livrera à un court exercice d’interprétation. Une expérience reconduite une seconde fois avec un autre spectateur et avec le même succès.

Viktor demande à quelqu’un de se souvenir du numéro d’une rue à une ancienne adresse. Il établit alors une connexion grâce à un fluide conducteur, en plongeant son index dans un verre d’eau et sa partenaire occasionnelle à distance en fait de même. Grâce à «la mémoire de l’eau à travers le temps!», Eva est invitée à fermer les yeux et à se projeter dans cette ville et cette rue, et à découvrir le numéro.  Que Viktor révèlera… déjà écrit sur un carton.

Eva écrit une prédiction qu’elle met sur une peluche dans le champ de vision du public. Le couple aime les objets étranges qui ont vécu quelque chose de spécial. Un inspecteur leur a confié les objets d’une affaire de meurtre. Un homme assassiné sur les bords de Seine sur lequel on avait retrouvé une clé de chambre d’hôtel. Viktor demande à une spectatrice de l’assister comme médium en devinant ce numéro de clé… qui se révèle alors gravé sur le porte-clés.

Puis Viktor montre alors un deuxième objet retrouvé sur la victime: une montre-bracelet. Il prie un spectateur de nommer une heure où a été commis le crime… et les aiguilles de la montre correspondent parfaitement. Le couple demande à quatre personnes quatre nombres de trois chiffres chacun. Une fois additionnés, le total correspond au nombre prédit par Eva et placé sur la peluche !

Viktor demande à une spectatrice de chercher sur sa « machine à communiquer sans fil » comme il dit (son téléphone portable), Google images.fr et de choisir  l’image d’un jouet en bois. Et Eva devine à distance ce qu’il est. Une expérience répétée une deuxième fois avec un jouet plus  actuel. Viktor conclut en souhaitant le bonsoir à chacun des participants, va retrouver son absinthe et disparaît dans le cosmos, tout en dansant une valse avec sa partenaire.

 Il a su construire avec Eva un spectacle avec un vrai beau travail sur les personnages et dans un contexte très marqué, avec des dialogues pleins d’humour et des effets judicieusement choisis allant en crescendo. Un mentalisme lié aux progrès techniques de la « Belle Epoque» résonnant avec la révolution numérique du XXI ème siècle. Pour e spectacle d’une heure, il y a eu quarante-cinq spectateurs apparaissant sous forme de mosaïque à ces artistes. Un dispositif technologique rappelant les écrans de surveillance quand chaque caméra filme un endroit précis d’un espace public ou privé qui est ici celui des spectateurs. En acceptant d’être filmés pour les besoins de l’expérience,  ils acceptent l’intrusion de ces mentalistes qui, tel le Docteur Mabuse (1) «contrôlent » les pensées collectives à travers les écrans et l’hypnose.

Eva et Viktor définissent leur spectacle comme du visio-mentalisme, une technique qui s’avère judicieuse en télépathie. La transmission de pensée aussi appelée: double vue ou seconde vue, est déjà une pratique à distance mais, à cause du contact physique impossible avec leur public, les effets gagnent ici en force et en mystère. Cette fragmentation spatiale a pourtant un effet pervers : elle brise la continuité de la lecture scénique  par un vrai public dans une salle, piégé par le champ de la vidéo et cela contribue à un détournement d’attention géant (en anglais: misdirection) qui peut affaiblir  ce que l’on perçoit d’une révélation. En effet, au-delà du caractère «mensonger» de l’image filmée, les changements de plan dus à l’utilisation de plusieurs caméras, peuvent rompre la dramaturgie de certaines expériences. Qui, pour une meilleure clarté de l’ensemble, devraient  être filmées en plans-séquences. En donnant l’illusion de la continuité, les opérateurs auraient moins la possibilité de recourir hors-champ à des subterfuges technologiques…

Sébastien Bazou

Visio-spectacle par zoom en mars d’une captation faite au restaurant Au Bougnat, 26 rue Chanoinesse, Paris (IV ème).

* Ce dispositif « voyeuriste » est au centre des Mille yeux du Docteur Mabuse de Fritz Lang (1960).

Visio-spectacle: https://www.youtube.com/watch?v=NRzkQnokvxY&t=1s

A lire, l’interview d’Eva et Viktor dans Le Théâtre du Blog. https://visiomentalisme.fr

 

De la matière dont les rêves sont faits d’Elisabeth Bouchaud, mise en scène de Grigori Manoukov et Elisabeth Bouchaud

De la matière dont les rêves sont faits d’Elisabeth Bouchaud, mise en scène de Grigori Manoukov et Elisabeth Bouchaud

Elisabeth Bouchaud, directrice du Théâtre de la Reine Blanche, autrice, comédienne et metteuse en scène, est aussi diplômée de Centrale et docteure en physique.  A la fois scientifique et artiste, elle a voulu, dès l’ouverture de son théâtre, offrir au public une programmation consacrée au monde du vivant, à l’Univers :  mettre le théâtre au service de la science. Mais aussi  créer un espace de rencontres poétiques et politiques entre  certitude et hasard !

La pièce questionne notre conscience face à l’inexplicable et à l’irrationnel! Elle laisse entendre leur pouvoir d’action dans la destinée humaine. Alors que la Terre entière traverse depuis plus d’un an, une pandémie encore aujourd’hui difficilement contrôlable et inouïe dans l’Histoire,  cette création résonne puissamment à nos oreilles. À travers le récit du destin d’un homme singulier et solitaire, possesseur d’un don, ce spectacle nous rappelle que nous sommes bien peu de choses… Mais pas seulement. L’écoute de l’autre, de sa joie, comme de sa souffrance,  ou l’entrée en empathie avec l’espèce humaine et ses mystères, peuvent procurer une force insoupçonnable !

©x

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La fameuse phrase, Acte IV, Scène1 de La Tempête de Shakespeare citée en exergue : «Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves et notre petite vie est entourée de sommeil.» résonne en profondeur pour Elisabeth Bouchaud qui met ici en lumière la part dionysiaque des mystères de la vie. Depuis la nuit des temps, l’image du guérisseur comme celle du magicien, nous fascine, et pour la construction de ce seul en scène et son contexte dramatique, l’autrice s’est emparée de cette figure universelle. Nous sommes au début du XX ème siècle. Une ferme à l’abandon ou une cabane ? À l’intérieur, un homme en tenue de paysan, allume une bougie et s’agite. Pressé, il rassemble quelques affaires pour «partir d’ici et au plus vite…». Il y a urgence ! Dès le début, une tension prend corps. Qui est-il? Un  érudit un peu sauvage, un misanthrope, un marginal, un vagabond, un ermite ou un poète? Il semble porter un lourd passé: coupable d’un acte peu recommandable ou atteint de folie? Tenu en haleine, le public, restreint vu les consignes sanitaires, entre en contact avec cet homme étrange et son monde, en proie à une intense agitation mentale. Guérisseur célèbre, il n’a jamais su d’où lui venait son don …

À l’instant où la pièce commence, les années ont passé et lui «ne veut plus de contact avec les gens. L’espèce humaine, j’ai déjà donné. » Autre point trouble, l’allusion faite à un certain docteur Janek. Leur relation ne semble pas être au beau fixe : «Lui non plus ne m’a pas oublié. Apparemment. Et il est venu jusqu’ici où je n’étais, moi, jamais venu avec lui, j’en suis sûr… enfin presque…». Mais aussi «cette fille », celle de Janek?  Dans ce monologue, les liens amoureux ont également leur place, de façon fragmentaire à l’image des multiples facettes de la vie de ce guérisseur tantôt proche d’un dieu,  tantôt d’un diable.

Elisabeth Bouchaud réussit à élaborer une parole dramatique en résonance avec le tempérament bouillonnant et le destin hors normes de son personnage. Dans ce drame, le protagoniste et les situations portent en eux un caractère souvent  énigmatique. Les situations sont à l’image de fragments arrachés au vécu, échos de la part mystérieuse du personnage et de son existence, de son don aussi dont il ne connaît pas lui-même l’origine… Langage théâtral rythmé, discours dramatique cassé passant de la confidence au soliloque, de l’interpellation à l’emportement, il provoque en nous émotions et interrogations.

Paul Hourlier nous fait entendre une Gnossienne d’Érik Satie mais là encore en rupture, puisque jouée à l’orgue, dense et mystique! Tout comme, pour la lumière, son choix esthétique pour un clair-obscur magnifique et renforçant la tension de l’atmosphère. Ce traitement de la musique et de l’éclairage, un des points forts de cette mise en scène, évolue au rythme de l’histoire. Et finit par laisser jaillir une clarté à la fois éblouissante et apaisante. Mais dommage d’avoir opté pour une scénographie trop réaliste. Le texte à la forme classique suscite subtilement l’imaginaire du lecteur ou du spectateur, et aurait mérité plus d’originalité. Ce qui n’excluait pas une mise en scène sobre, visiblement souhaitée par ses auteurs.

Cette parabole offerte avec grâce et poésie est remarquablement interprétée par Grigori Manoukov. Diplômé de l’école dramatique du Théâtre d’Art académique de Moscou, cet acteur nous fascine. Et si l’on perçoit certaines longueurs ou répétitions, nous sommes surpris et émus par le jeu très physique mais aussi spirituel du comédien, perceptible notamment dans l’utilisation subtile qu’il fait de sa voix et ses tempos. Il donne une théâtralité très personnelle à ce texte sensible et riche, qui nous interroge sur la fragilité de notre condition humaine et sur notre liberté: «Crois-tu vraiment que nos humeurs, nos souffrances et ces corps, nos corps-mêmes, si fragiles, ne sont que des édifices complexes régis par les lois de la mécanique? Bon sang, non. Nous sommes bien autre chose. » Grigori Manoukov s’engage avec une intensité merveilleuse et totale dans cette cette relation avec ce don inexpliqué pour le meilleur et pour le pire ! 

Elisabeth Naud

Représentation  pour les professionnels  vue au Théâtre de la Reine Blanche, Paris ( XVIII ème).

Théâtre de la Reine Blanche en Avignon à partir du 6 juillet.

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