Abysses, texte de Davide Enia, traduction d’Olivier Favier, mise en scène d’Alexandra Tobelaim

Abysses, texte de Davide Enia, traduction d’Olivier Favier, mise en scène d’Alexandra Tobelaim

 Essentiel ou non essentiel, le théâtre ? À l’écoute d’Abysses, nous ne nous posons plus la question. Ce qui est dit ici, nous en avons vu des images au Journal Télévisé mais de plus en plus rarement ces temps-ci où la crise sanitaire cache tout. Ces bateaux gonflables orange bondés, ces gilets de sauvetage échoués sur une plage comme le corps du petit Aylan retrouvé noyé sur une plage, icône de nos émotions et de nos capacités d’oubli : cette réalité, ce grand cimetière qu’est devenue la Méditerranée, nous ne pouvons pas l’abandonner à une “actualité“ fugace mais toujours là, chaque jour et nous lui devons une parole.

Davide Enia (quarante-sept ans) acteur, metteur en scène et dramaturge italien, considéré comme un représentant de la deuxième génération des auteurs du théâtre-récit, raconte ce qu’il a vu à Lampedusa et comment il a eu la force de revenir encore, et encore, assister à un débarquement. Assister vraiment, aider, ne serait-ce que par son témoignage. Il écoute les travailleurs de la mer qui, chaque jour, sauvent des vies ou n’y parviennent pas. C’est La Loi de la mer, le roman dont il  a tiré Abysses : se porter au secours de toute vie en péril. Parfois, il faut trier, aller à l’efficacité donc vers celui qui a le plus de chances de survivre.

 

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Le sauveteur professionnel qui ne s’encombre pas d’idéologie, nous décrira dans tous les détails l’entraînement intensif dont il a besoin pour accomplir sa tâche. Le pêcheur nous racontera l’amertume de remonter une bonne pêche… mais alourdie d’un corps qui fera du bateau une «scène de crime» et le mettra pour au moins trois semaines en quarantaine. Comment vivre, alors ?  Davide Enia évoque un fossoyeur qui travaille en silence  et taille des petites croix de bois pour chacun des corps qu’il a soigneusement enterrés, faute de pouvoir leur donner un nom. Il paraît que l’administration a remis tout cela en ordre, avec codes et statistiques mais le respect dû aux morts y aura perdu. De plus en plus souvent, le narrateur viendra accompagné de son père et leur silence partagé leur permettra de se parler…

Qu’on ne cherche pas ici le spectaculaire… Dans une obscurité travaillée par les subtils jeux de lumière d’Alexandre Martre, Solal Bouloudrine porte seul le récit que soutient Claire Vallier (guitare et voix). Accompagnement, écho, contrepoint, ses interventions restent discrètes mais générèrent une basse continue inlassable qui touche juste. Lui, l’acteur, incarne le narrateur et s’adresse au public. D’un bref détour sur le plateau, d’une bascule de lumières, il fait une place au pêcheur, au sauveteur, avant de revenir face public et de reprendre le récit. Aussi simple que cela.

Mais c’est essentiel : ces paroles ont besoin de passer par un corps, un souffle, un temps, une fatigue. Cela va bien au-delà de l’information et de la lecture. Alexandra Tobelaim a mis en scène le récit de Davide Enia avec une probité parfaite. Ni effets ni pathos, l’émotion vient des faits racontés avec une égale pudeur chez l’écrivain, la metteuse en scène, le comédien et la musicienne. Maintenant, il faut que ce travail théâtral se trouve face à un vrai public et pas seulement devant un petit groupe de professionnels. Il est maintenant construit dans toute sa rigueur et, nous l’espérons, cela lui permettra enfin dans un futur proche, de respirer.

Christine Friedel

Représentation pour les professionnels vue aux Plateaux Sauvages (Paris XXème) le 30 mars.

Conformément à la volonté de transmission artistique des Plateaux Sauvages, Alexandra Tobelaim a donné en octobre dernier un stage de jeu intitulé Circulez ! ou Et si l’on s’empêchait de tourner en rond ? Photos de la restitution : lesplateauxsauvages.fr
À ne pas manquer dès que les théâtre rouvriront, les trois spectacles d’Alexandra Tobelaim qui dirige depuis l’an passé le NEST, Centre Dramatique National de Thionville-Grand Est. En tournée : Face à la Mère de Jean-René Lemoine (voir Le Théâtre du blog).

 

 

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