La Veilleuse, Cabaret holographique, écriture, magie et mise en scène de Valentine Losseau et Raphaël Navarro
La Veilleuse, Cabaret holographique, écriture, magie et mise en scène de Valentine Losseau et Raphaël Navarro
Sous un dôme de toile, dressé à l’entrée du Cent Quatre à Paris, on découvre sur une petite scène, une chaise vide flanquée d’une servante : cette ampoule nue, montée sur pied qui veille sur le plateau une fois les spectateurs sortis. Aujourd’hui, elle brille encore vaillamment dans ces lieux désertés ou, au mieux, occupés par la colère. En anglais, ghost lamp:lampe-fantôme. Pour conjurer le sort et détourner la mise à l’isolement des artistes en mars 2020, Valentine Losseau et Raphaël Navarro ont rallumé cette veilleuse et appelé des amis à les rejoindre: non pas en chair et en os, mais en trois dimensions sous forme d’hologrammes pour une mise en scène en leur absence.
Des fantômes, non moins présents et talentueux, se succèdent dans un cabaret d’ombres et lumières. Et les effets spéciaux qui les accompagnent font penser, par leur inventivité, aux mises en images du réalisateur de télévision Jean-Christophe Averty (1928-2017), précurseur de l’art vidéo … Une suite de numéros à commencer par les tours de magie traditionnelle de Yann Frisch : «Je suis un hologramme», annonce-t-il escamotant une balle, ou la veste de son costume, comme par enchantement. Puis, le temps d’une chanson, Yael Naim sort de son corps et, en dialogue avec ses doubles, se démultiplie en quatre voix. La danseuse Kaori Ito imprime dans l’espace les traces de ses mouvements, figés sur son passage, comme autant de spectres en suspens. Les chanteuses de Birds on a Wire, Dom La Nena et Rosemary Stanley se vaporisent en petits nuages mousseux, des oiseaux virevoltent et se posent sur les lignes d’une portée musicale. Ces êtres de lumière sans véritable densité physique arrivent à nous capter et une fois l’œil exercé à ce nouveau mode de perception, nous entrons dans le jeu.
A la fin, quand la magie s’arrête, nous voyons avec étonnement que la scène est minuscule et que les artistes virtuels qui semblaient grandeur nature, font la moitié de leur taille. Et la chaise qui paraissait aux normes, a la hauteur d’un siège de poupée… Nos sens sont trompeurs et l’art du magicien consiste à les prendre en défaut. Mais, s’étonnent les metteurs en scène, le public oublie vite l’artifice et prend ces images pour argent comptant, sans éprouver le malaise que provoquent les humanoïdes et dont parle le roboticien japonais Masahiro Mori dans La Vallée de l’étrange. Une sensation que nous avions eue avec le spectacle éponyme de Stefan Kaegi et Thomas Melle (voir Le Théâtre du Blog).
Créatrice d’illusions, la compagnie 14:20 n’en est pas à ses premiers hologrammes. Dans sa mise en scène de Faust de Wolfgang Goethe à la Comédie-Française (2018), il y avait des effets spéciaux sidérants : corps en apesanteur ou escamotés, objets volants et dans l’opéra de Carl Maria von Weber, Der Freischütz (2019), des esprits immatériels se manifestaient… Mais ici, les metteurs en scène créent une impression de réalité et les utilisent cette technique comme un médium à part entière pour brouiller nos perceptions.
Raphaël Navarro et Valentine Losseau sont, avec Clément Debailleul, les co-fondateurs de cette compagnie et chefs de file de la magie nouvelle. En préambule de leur Manifeste pour une magie nouvelle, «L’art, disent-ils, crée des doutes, questionne nos perceptions et nos certitudes ; il travaille sur notre identité. Quand le déséquilibre du réel est pensé comme un enjeu artistique, la magie s’éloigne du divertissement pour devenir un vecteur d’expression, d’esthétique et de technique.» Ce mouvement né en France en 2002 compte aujourd’hui une centaine d’adeptes. «A sa source, disent ses initiateurs, une envie de se débarrasser de certains codes et de poser un nouveau regard sur le monde par le biais des différents éléments issus du cirque, de la magie traditionnelle et des nouvelles technologies. »
Leur cabaret holographique s’inscrit dans cette veine mais, dans la situation actuelle, il apparaît aussi comme un pied-de-nez humoristique aux multiples captations de spectacle que l’on peut regarder chez soi. Il rassemble le public pour rencontrer l’absence-présence des artistes, boutés hors des théâtres. Et dans une année qui a vu une rapide dématérialisation des rapports entre les gens, ces figures spectrales, confinées dans les ordinateurs de la régie, surgissent comme des diables hors de leur boîte, avec un petit air de mélancolie.
Faisant fi des interdits, Valentine Losseau et Raphaël Navarro inventent ici un nouveau mode de représentation, à l’instar des acteurs d’Édimbourg, bannis par les Calvinistes au XVI ème siècle ou de ceux qui, en France au siècle suivant, n’avaient pas le droit de parler sur scène: un privilège réservé à la Comédie-Française. «On s’est plongé dans l’histoire des interdictions, précise Raphaël Navarro. Ainsi s’inventèrent le cabaret, le gromelot, les spectacles de marionnettes, la distribution de textes écrits au public…»
Autre innovation: La Veilleuse est à géométrie variable et on peut adapter les échelles aux lieux, dit le metteur en scène. Le spectacle se décline en trois formats : l’un pour plateau, en taille réelle, qui fera la réouverture du Cent Quatre dès que possible. La version, dont nous avons vu un extrait de vingt-cinq minutes, a été conçue pour de petites salles et c’est un modèle castelet de 2 m x 2 m pour jouer dans les hôpitaux, les E.H.P.A.D., les prisons… De plus, il s’inscrit dans une économie nouvelle: vendu à la journée, il peut être représenté plusieurs fois, ce qui peut même avec une jauge limitée «covid» toucher un grand nombre de spectateurs et renflouer la billetterie.
Les artistes prestigieux rassemblés par magie dans ce cabaret virtuel nous offrent des numéros d’une densité telle qu’on en oublierait leur absence! Et à la fin, nous les voyons saluer… holographiquement. De cette période étrange qui les a mis hors scène, ils pourront longtemps encore témoigner, au-delà de leurs retrouvailles avec le public. Puisse cette sentinelle, comme on appelle aussi la servante, veiller sur l’avenir bien incertain du spectacle actuel !
Mireille Davidovici
Représentation pour les professionnels vue au Cent Quatre, 5 rue Curial, Paris (XIXème) T. : 01 53 35 50 00.