Violentes de Léa Gauthier, adaptation et conseil musical de Thierry Bédard, mise en scène de Sébastien Derrey
Violentes de Léa Gauthier, adaptation et conseil musical de Thierry Bédard, mise en scène de Sébastien Derrey
On ne parle pas ou peu, sinon sur le modèle fascinant du fait divers, de ces violences, autres que celles imposées aux femmes, désastreuse marque “naturelle“ du masculin, et que la société a du mal à voir. Oui, elles sont parfois violentes mais gardent souvent leurs attributs féminins. Regardez les registres des prisons: infanticides, crimes passionnels, agressions sexuelles sur enfants… Une violence familiale, viscérale, dernier geste d’une parole qui ne sort pas.
Thierry Bédard prépare avec Léa Gauthier une trilogie sur ce thème peu interrogé et a passé commande à Sébastien Derrey de la mise en scène de ce premier volet. Travaillé, ciselé, poli – à trois pour commencer- puis avec les interprètes, le texte a pris la densité d’un galet. L’envers, la face sombre de la femme “normale“, maternelle, aidante et surtout effacée : l’une a tué sa mère, l’autre son enfant. Elles essayent sinon d’y voir clair, au moins de voir en elles-mêmes et avec nous, comment c’est arrivé.
Les deux récits se cherchent en même temps qu’ils se disent, avec musique et chant en contrepoint. Une expérience de l’écriture et du jeu des comédiennes hors du commun ; on pourrait qualifier d’exploit, le travail de Catherine Jabot et Nathalie Pivain, avec Sabine Moindrot. Mais il se situe loin de la prouesse et de l’épate. Le récit fouille, avance, creuse, se trouve et se perd, et chacune le suit, tient son fil. Travaillé comme une œuvre dont il faudrait à chaque instant, au-delà de la partition écrite, trouver l’harmonie et les harmoniques, la nuance juste de chaque note, en un mot: la musicalité. Plus encore que le suspense – va-t-elle dire comment elle a tué- et cela nous tient. Cette beauté-là, aux antipodes du joli, «convulsive» aurait dit André Breton, est intérieure et aurait formé un nœud très difficile à défaire. Le cheminement du geste meurtrier et la conscience qu’en prend la narratrice, au fur et à mesure que les mots lui viennent, sont si progressifs et si fragiles…
Nous ne pensons pas tout de suite aux grands mythes des femmes violentes et nous sommes pris dans cette attention de tous les instants qui est celle des comédiennes. Plus tard seulement, on se souvient que la mythologie en est peuplée, sans parler de la Gorgone et autres ogresses. Médée, l’infanticide emblématique, est simplement une femme, un peu magicienne mais d’abord une amoureuse trahie. Comme la petite Marguerite de Faust : « Ma mère, je l’ai tuée, mon enfant je l’ai noyé… ». Passion, folie : des mots dont on a besoin pour expliquer leur geste. Et la beauté de Violente(s) tient justement à ce que les récits n’expliquent rien. Celle qui a tué sa mère au bout d’un long chemin d’empathie, celle qui a tué ce corps étranger qui a poussé dans son ventre, gardent leur énigme. Qu’ai-je fait, par delà le bien et le mal ?
On parle souvent de «mécanisme de la violence» : un terme injuste, puisque cette violence est physique. Cela se passe vraiment dans le ventre. Une affaire de femmes et c’est cela qu’elles écoutent et respirent, ces tueuses. Et leurs interprètes se définissent souvent comme des passeuses. Elles font advenir le texte et donnent forme à ce non-dit, à cet indicible. Pourquoi ai-je tué ? Question mal posée. Comment en suis-je venue là ? Bonne question.
La guitare de Jean Grillet, inspirée par le rock alternatif de la fin du siècle dernier et le chant avec son opacité, viennent apporter malgré tout, bien que le texte s’en défende, la consolation de la tristesse qui est permise dans ces moments de respiration, de repos car la quête est dure. C’est dire la beauté de ce spectacle et l’importance de son metteur en scène, trop discret. Pour le moment, le spectacle joué devant quelques amis et professionnels, est sans destin précis. Mais il mérite d’autres représentations, aussi intimes et intenses, et avec un public…
Christine Friedel
Représentation pour les professionnels vu le 10 avril, à l’Echangeur, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis)