Une marche blanche à Ivry-sur-Seine…

Une marche blanche à Ivry-sur-Seine…

 

 

©x

©x

A Ivry-sur-Seine le spectacle est dans la rue. Éminemment tragique. Quelle scène plus cruelle que la mort d’une enfant, d’une adolescente. Les médias ont relayé la scène. «All the world a stage» (Le monde entier est une scène) dit William Shakespeare..  La France est bouleversée. Nous devrions l’être encore davantage.

Ce vendredi 14 mai, Marjorie, dix-sept ans, a été tuée d’un coup de couteau par un garçon de quatorze ans, à Ivry-sur-Seine au cours d’une altercation à la suite de différends mis en ligne sur les réseaux sociaux. Sa mère, Odile M., accompagnée de Cynthia, une des sœurs de Marjorie, a fait une déclaration poignante sur B.F.M. Sa douleur retenue, son courage et sa dignité m’ont ému : « Arrêtez vos violences. Ma fille a été tuée pour rien. Il n’est pas possible de tuer une jeune fille pour un simple différend. Il faut utiliser la parole, et non pas cette violence qui vient de m’enlever ma fille et de briser ma famille. » Et Cynthia, insiste : « Vous vous croyez où, les jeunes ? Au far-west ? On n’utilise pas un couteau pour tuer comme ça, pour rien… ». Je trouve cette mère admirable dans le désir qu’elle a de faire passer un message aux jeunes de la cité Pierre et Marie Curie où elle habite, comme à la communauté nationale. Que la mort de sa fille ne soit pas inutile. Que cette mort absurde ait un sens pour nous. Que nous puissions recevoir cette douleur et communier avec elle dans le refus de cette violence.

J’ai beaucoup d’amis à Ivry-sur-Seine et connais cette ville où j’ai milité jadis quand sont arrivés les migrants syriens. J’ai participé aux réunions du maire communiste Philippe Bouyssou, manifesté notre solidarité à la déléguée socialiste Sandrine Bernard et me suis désolidarisé des déclarations inacceptables d’Atef Rouma, adjoint au maire qui justifiait les crimes des djihadistes en France par notre engagement militaire au Proche-Orient. 

Je décide alors d’aller porter une fleur sur les lieux mêmes où Marjorie a été assassinée et aussi d’aller parle aux jeunes de la cité Hoche qui doivent être désemparés. Ce dimanche après-midi, il n’y a qu’un petit nombre de personnes autour du rebord de pierre où ont été déposés quelques modestes bouquets.

De très jeunes gens discutent un peu plus loin. Comme toujours avec les jeunes de banlieue, le contact avec un étranger est difficile, les mots de l’échange sont pauvres et pas simples à trouver, les réactions des uns et des autres sont inhibées. Les jeunes gens me disent qu’ils sont dans le même collège que Marjorie, certains, dans la même classe. Je leur dis que je comprends leur tristesse et que le meilleur moyen pour eux de garder Marjorie dans leur cœur va être de travailler comme elle avec ardeur et d’apprendre, puisqu’elle était fière d’être une bonne élève, qu’elle voulait s’en sortir et devenir ingénieure. Suivre son exemple est le meilleur moyen de penser à elle, de lui garder une affection même après sa mort. Je ne sais si ces paroles d’adulte ringard ont quelque influence sur eux mais le contact s’établit et nous échangeons encore quelques mots. Quand je les quitte, une jeune femme m’aborde et me dit : « Je suis Cathia, la cousine de Marjorie, si vous voulez, je peux vous emmener voir sa mère à la maison. » J’accepte volontiers, nous arrivons au 100 rue Hoche et montons les escaliers d’un immeuble bien tenu, pas du genre de ceux que l’on connait dans les quartiers délabrés de certaines cités. Ivry-sur-Seine est une ville de qualité où les cités sont propres et fréquentables. Dans l’appartement exigu, se trouve déjà beaucoup de monde. Nous sommes en présence d’une famille africaine en deuil. Tout le monde est masqué. Des femmes égrènent un rosaire et se succèdent les : « Je vous salue Marie ». Tout le monde entoure la mère de Marjorie et ses enfants. Nous sommes, je crois, les seuls Blancs de la réunion. Nous restons un moment écouter les prières puis Cathia m’emmène voir Odile, la mère de Marjorie. Je bredouille quelques mots à son oreille et serre dans mes bras, très ému, cette femme courageuse et digne. 

Nous redescendons l’escalier et dehors, je parle encore avec les enfants, en particulier avec le frère jumeau de Marjorie qui à l’air tétanisé. Une jeune femme qui participait aux prières se tourne alors vers moi : « Je suis la sœur d’Adama. » Je ne comprends pas immédiatement ce qu’elle veut dire. Elle porte un masque et un grand turban africain orange qui enveloppe ses cheveux que l’on ne peut apercevoir et aussi un manteau d’une grande élégance. « Je suis Assa Traoré », me dit-elle comme si je devais la reconnaître. Nous échangeons quelques mots et connaissant son combat pour son frère, je lui dis que la dignité de cette mère est un exemple pour tous, qui entraîne notre compassion et notre adhésion.

©x

©x

Philippe Bouyssou, le maire d’Ivry-sur-Seine, a prononcé un discours où il dénonçait les violences. Odile M. et ses filles ont fait une intervention remarquable. Elles ont mis l’accent sur l’amour et l’attention donnés aux enfants, sur l’éducation et surtout sur l’importance du rôle des parents et de la famille pour transmettre les valeurs, la notion de respect d’autrui, base de toute vie en commun. Le père, a-t-on dit, était trop ému pour parler.

Une fois de plus, frappé par la force de ces mots, je m’interroge sur l’émotion qui m’a saisi en écoutant cette femme endeuillée hors du commun, comme sur ma détermination à aller la soutenir. Et j’ai pensé à ma grand-mère Marguerite qui, elle aussi, croyait au Ciel et savait parler des valeurs chrétiennes avant toute chose. Elle avait perdu trois de ses fils de mort violente. Elle remerciait pourtant la Providence. Elle avait la même attitude que celle d’Odile M., la mère de Marjorie. Elle ponctuait ses convictions avec les mêmes gestes. Elle rappelait ses valeurs, ses obligations, non ses droits. En parlant de cet adolescent de quatorze ans qui avait poignardé Marjorie, une de ses sœurs, Cynthia, demandait hier de ne jamais céder à la vengeance. Elle évoquait « ce pauvre garçon » qui allait toute sa vie vivre le remord d’avoir supprimé une vie.

Jean-François Rabain, pédo-psychiatre, psychanalyste.
  

 

 


Archive pour mai, 2021

Aquaville de Roddy Julienne, mise en scène de Vanille Attié, chorégraphie d’Aline Bossard

INTRODUCTION MR LE CRABEn

Aquaville de Roddy Julienne, mise en scène de Vanille Attié, chorégraphie d’Aline Bossard

Le Casino de Paris a rouvert ses portes fermées depuis un an avec une étonnante comédie musicale interprétée par des danseurs et comédiens-chanteurs amateurs. Aquaville voit donc le jour, après trois ans de travail et deux reports successifs, grâce à l’acharnement de l’association Du Soleil dans la mémoire. Depuis onze ans, elle offre aux enfants des quartiers populaires des ateliers de comédie musicale gratuits pour développer leurs compétences artistiques, leur créativité et leur personnalité. »

Roddy Julienne, interprète de nombreuses comédies musicales mais aussi librettiste et compositeur, a offert cette fable écologique pour jeune public à Du Soleil dans la mémoire qui avait pour ambition de faire jouer aux adolescents un spectacle grand public sur une  scène parisienne prestigieuse. «Depuis le début,  dit-il, nous voulions le présenter dans une salle pour faire rêver. » Un pari un peu fou mais gagné grâce à de nombreux professionnels qui ont encadré la réalisation du projet. 

Vanille Attié a mis en scène Aquaville  après deux ans d’ateliers théâtre et chant, rejointe par la chorégraphe et ses élèves danseuses de Montfermeil (Seine-Saint-Denis). Roddy Julienne a fait répéter les jeunes, en adaptant parfois ses musiques à leur voix. «Les vrais débutants, dit-il, sont les onze chanteurs et comédiens dont le héros de l’histoire, jouée par une fillette de douze ans.»  Pour eux,  il était difficile de chanter sur scène et certains sont en play-back, mais le public n’y voit que du feu, grâce à la qualité technique du spectacle. En coulisse, un quinzaine d’élèves esthéticiennes du lycée Elisa Lemonnier (XX ème arrondissement de Paris) assurent coiffure, changements de costumes, maquillages….

À Aquaville, poissons, crabes, anémones de mer, méduses et coquillages vivent en bonne intelligence: ils chantent, dansent, se chamaillent dans un décor chamarré comme leurs costumes. Quatorze mille ballons multicolores tapissent ce monde aquatique… Seule ombre au tableau, la menace d’une marée noire! «Pourquoi faut-il que les bateaux coulent/On veut pas danser dans le fioul. » chantent les habitants de l’Océan. Ils auront alors recours à la pieuvre qu’il faut aller quérir au plus profond des sombres mers. Un voyage périlleux… Le sage mollusque trouvera la solution mais: « Y’a encore beaucoup à faire/Pour sauver la terre et sauver la mer. » Et avant tout, arrêter le gaspillage… «Il fallait un message fort pour que ces adolescents aient quelque chose à défendre, dit Roddy Julienne. Je leur ai donc écrit de nouvelles chansons, notamment pour les saluts.»

Avec des qualités dignes d’un spectacle professionnel, Aquaville ne s’est joué que deux fois mais, vu le succès, sera sans doute repris pendant les fêtes de Noël.

 Mireille Davidovici

 Spectacle vu le 26 mai au Casino de Paris, 16 rue de Clichy Paris (IX ème).

 

 

 

 

 

 

 

Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, mise en en scène d’Emmanuel Demarcy-Motta

Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Motta
©x

©X

Cela fait du bien de retrouver cette bande d’acteurs même dans une salle volontairement « mitée », espacement sanitaire oblige. Emmanuel Demarcy-Motta a dit quelques mots avant la représentation, un peu ému mais tout heureux de retrouver, comme nous, un vrai public… Il reprend cette pièce dans cette mise en scène qui a beaucoup été jouée en France et à l’étranger,  juste un siècle après sa création italienne, pour la réouverture de l’Espace Cardin après le confinement, puisque la grande salle et la scène du Théâtre de la Ville sont toujours fermées et en travaux depuis cinq ans, ce qui frise le scandale. Le projet initial prévoyait la réouverture du théâtre de la Ville en 2018… Et il y a peu de chances que cela le soit en 2021:  Emmanuel Demarcy en aura donc assuré la direction plus longtemps à l’Espace Cardin que place du Châtelet…

Mise en abyme immédiate: sur un plateau où les machinistes préparent le décor pour Le Jeu des rôles, une pièce justement d’un certain…Luigi Pirandello qu’une troupe va répéter. Arrive le Directeur du théâtre qui s’assied à l’avant-scène, à sa table de travail. Un court moment plus tard, une famille s’introduit sur le plateau: la mère, le père, la belle-fille, le fils, l’adolescent et une petite fille, tous en deuil… au grand étonnement des acteurs. Le père, très sûr de lui, annonce qu’ils sont à la recherche d’un auteur pour écrire une pièce sur sa famille qui vit, selon lui, un drame épouvantable et auquel ils voudraient bien que le Directeur s’intéresse. Ce père et la mère ont été mariés et ont eu un fils que le père a envoyé en pension loin de chez eux. Et comme il sent naître une attirance entre sa femme et son secrétaire, il les chasse tous les deux. Ils iront vivre ensemble dans une autre ville et auront une fille… devenue une belle jeune femme d’une vingtaine d’années puis un fils maintenant ado et une petite fille qu’on voit en scène mais qui resteront muets. Le père allait -curieusement- souvent voir la jeune femme quand elle était encore enfant à la sortie de l’école.

Plus tard, la mère, la belle-fille, l’adolescent et la fillette sont revenus habiter dans cette ville qu’ils avaient quitté après la mort du secrétaire. Mais le père n’est pas au courant. Cette veuve fauchée et obligée de faire vivre sa famille, travaille comme couturière dans un magasin dont la patronne Madame Pace joue les mères maquerelles et pousse ses jeunes employées à se prostituer chez elle. Ce que fera la belle-fille mais en le cachant à la mère qui, par hasard, la verra nue avec son ex-mari…  Il propose alors à cette mère de venir habiter avec ses enfants chez lui. Le fils reste très froid avec sa mère, méprise l’adolescent et la petite fille. La belle-fille, elle, affiche un profond  dégoût pour l’ex-mari de sa mère, son client.  On entend alors des coups de feu sur le plateau… L’ado vient de se tuer et la petite fille s’est noyée dans le bassin du jardin. 

Un drame familial dont les six personnages (l’ado et la petite fille restant muets) vont d’ailleurs en jouer quelques moments à la demande du directeur et chef de troupe. D’abord interloqué par autant de culot, il se montrera finalement très intéressé par cette situation inédite. Fiction ou réalité? Les frontières s’estompent vite. Il acceptera ensuite de faire  interpréter des scènes de ce drame bien réel par ses acteurs.  Mais déçus, le père comme la belle-fille -la mère et le fils parlent peu- trouvent que cette fiction portée à la scène n’est pas du tout la réalité mais seulement une pâle copie de ce qu’ils ont vécu. Et ils font aussi remarquer aux acteurs qu’ils ne pourront jamais y arriver. Eux, bien entendu, leur lancent fielleusement  et avec le plus sûr mépris, qu’ils savent, eux les professionnels de la profession, ce que jouer veut dire. Après la répétition, une fois les comédiens et techniciens partis, le directeur du théâtre resté seul sur le plateau, repense à cette folle journée et apparaissent en ombres les six personnages, sauf l’adolescent et la Fillette.

©x

©x

La pièce est fondée sur le théâtre dans le théâtre soit une mise en abyme de la représentation, un procédé bien connu et déjà utilisé entre autres par Shakespeare, Molière, etc. Mais ici remis au goût du jour avec virtuosité par le grand dramaturge sicilien. Créée donc  il y a juste un siècle, elle divisa le public: pourquoi n’y avait-il aucun décor, s’agissait-il d’une vraie représentation ou d’une répétition? Et elle provoqua un énorme scandale. Luigi Pirandello est lui-même pris à partie dans la rue. En France, Georges Pitoëff la mettra en scène dans l’adaptation de Benjamin Crémieux deux ans plus tard, avec une idée géniale: la lente apparition des six personnages en deuil dans le monte-charges au fond du plateau de la Comédie des Champs-Elysées… dont Emmanuel Demarcy-Motta fait une sorte de citation. Cette pièce-culte, régulièrement montée un peu partout dans le monde entier depuis sa création, et plus récemment chez nous par des metteurs en scène aussi différents que Bruno Boëglin, Jean-Pierre Vincent ou Stéphane Braunschweig (voir Le Théâtre du Blog). Elle l’a été aussi il y a vingt ans déjà au Théâtre de la Ville par Emmanuel Demarcy-Motta qui l’y a reprise plusieurs fois. La mise en scène, il faut le souligner, est d’une grande précision et d’une irréprochable honnêteté. Tout est extrêmement soigné: direction d’acteurs (Hugues Quester (Le Père), Alain Libolt (Le Directeur de théâtre), Valérie Dashwood (La Belle-fille) font un remarquable travail, éléments de décor,  costumes et en particulier les lumières avec une palette de fabuleux clairs-obscurs et d’ombres chinoises, un peu faciles mais de toute beauté. Et, à la presque fin, les visages sont seulement éclairés comme chez Le Caravage  (entre autres dans La Mort de la Vierge) et dans ce magnifique tableau qu’est La Vierge aux rochers de Léonard de Vinci, ou encore chez notre Valentin de Bourgogne qui travailla beaucoup à Rome (La Cène ou cette remarquable Réunion dans un cabaret qu’on peut voir au Louvre). Oui, mais cette pièce audacieuse à l’époque sans actes ni scènes a maintenant un siècle et le filon du théâtre dans le théâtre a été tellement exploité qu’elle ne peut plus nous surprendre,  même si on comprend qu’elle ait pu le faire à sa création. Emmanuel Demarcy-Motta semblait n’avoir pas osé aller plus loin et a a laissé filer un texte assez bavard, voire répétitif avec de fausses fins. Et le drame de cette famille « dé » puis « re »composée n’a rien de bien émouvant, sauf à de rares instants. Ici, tout est trop sage, ce que n’aurait  sûrement pas voulu Luigi Pirandello. Alors pourquoi ne pas avoir coupé dans le texte et ne pas lui avoir donné une dimension plus actuelle? Le metteur en scène semble avoir balancé: entre représenter la pièce en costumes d’époque et pas vraiment, et dans un cadre d’époque… et pas vraiment. Comme s’il hésitait à situer les choses. Le père et la mère sont habillés comme on l’était dans les années trente et comme les autres en « grand deuil » mais la belle-fille porte des vêtements presque actuels. Au début, un peintre fait semblant de finir de peindre mais sans peinture (!!!???) une toile de fond, un cadreur filme caméra sur l’épaule, etc. Et Emmanuel Demarcy-Motta aurait dû revoir sa mise en scène conçue pour le grand plateau du Théâtre de la Ville et éliminer ce praticable encombrant où les six personnages comme les  comédiens de la troupe vont souvent jouer, un praticable réduisant la visibilité des premiers rangs de spectateurs.  La scène de l’Espace Cardin qui a une surface très réduite et une absence de dégagements sur les côtés, pénalise à l’évidence cette mise en scène qui souffre d’abord de manque d’air… Faute de place, il y a souvent un certain statisme, peu de fluidité dans les déplacements et s’installe alors une  lenteur dont cette pièce mythique -mais un poil longuette- n’avait pas besoin. Tout se passe comme si ces Six personnages en quête d’auteur étaient aussi en quête d’un tout jeune metteur en scène qui bousculerait les choses et qui, au risque de commettre quelques erreurs, lui redonnerait la crédibilité et la folie poétique d’origine dont l’œuvre, cent après, aurait sans doute besoin. C’est normal: peu de textes résistent à l’usure du temps et les Dieux savent bien que l’art du théâtre a évolué comme les autres formes d’art, à une vitesse foudroyante, surtout dans les années 1960. Alors, y aller? A ce spectacle honnête et bien réalisé, il manque une virulence et une indispensable folie. Les acteurs et enseignants de théâtre verront combien le chef-d’œuvre de Luigi Pirandello a pu bouleverser toute la dramaturgie du XX ème siècle mais désolés, nous ne prendrions pas le risque d’emmener chez Cardin de jeunes -ou moins jeunes- gens très souvent méfiants quand il s’agit de théâtre-théâtre et qui auraient sûrement du mal à y trouver leur plaisir…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 13 juin, Théâtre de la Ville-Espace Cardin, 2 avenue Gabriel, Paris (VIII ème).

Moby Dick, mise en scène d’Yngvild Aspeli, inspiré du roman d’Herman Melville

Moby Dick, mise en scène d’Yngvild Aspeli, inspiré du roman d’Herman Melville

Nous avions découvert cette créatrice il y a dix ans, avec Signaux, au festival mondial de la marionnette de Charleville-Mézières (voir Le Théâtre du blog). Et apprécié l’originalité de son écriture et de son esthétique. Ancienne élève de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette et de l’Ecole Internationale de Théâtre Jacques Lecoq, elle associe comédiens et marionnettes à taille humaine. «Avec sept acteurs, dit-elle, une cinquantaine de marionnettes, des projections-vidéo, un orchestre englouti et une baleine grandeur nature, j’aimerais mettre en scène ce magnifique monstre de la littérature. »

©x

©Christophe Raynaud de Lage

Pari réussi, même si les marionnettes semblent avoir plus de vie que le personnage d’Ismaël, joué lui par un comédien et très en retrait dans cette épopée. Les autres protagonistes du roman sont représentés par des marionnettes d’échelle différente, en particulier le Capitaine Achad, obsédé par son unique folie, retrouver la baleine Moby Dick responsable de son amputation. Certaines scènes sont marquantes comme le délire vengeur du Capitaine, joué par trois marionnettes identiques et autant de plans superposés. Ou le dépeçage quasi-chirurgical d’un cachalot, ce qui en accentue la cruauté. Peut-être un peu trop visibles dans la lumière froide et bleutée, les artistes sont accompagnés de trois musiciens sur scène dont les chants nous emportent dans cette tragédie de la vengeance digne d’une pièce shakespearienne. Yngvild Aspeli réussit durablement à imprimer son esthétique sur les plateaux du monde entier. Un engagement admirable dans un monde du spectacle en pleine reconstruction.

Malgré les conditions chaotiques dues à la situation sanitaire et à des annulations successives – la pièce était programmée au festival d’Avignon l’an passé- le spectacle soutenu par le Groupe des vingt théâtres en Île-de-France, pourra être joué le reste de la saison et la prochaine.

Jean Couturier

Du 19 au 29 mai, Le Monfort, en partenariat avec Le Mouffetard-Théâtre des arts de la marionnette, 106 rue Brancion, Paris (XV ème). T. : 01 56 08 33 88.

25 août -13 septembre  – Tournée Nordland, Norvège ; 24-25 septembre Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes, Charleville-Mézières (Ardennes) ;  1-2 octobre- Théâtre de Bourg, Bourg-en-Bresse (Ain) , 7-10 octobre,  Comédie de Caen ( Normandie)  13-15 octobre  Le Trident, scène nationale de Cherbourg (Manche) ; 19 octobre – Théâtre Paul Eluard, Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) ; 22 cotobre- La Faïencerie, Creil (Hauts de France) ;  9 novembre Espace Sarah Bernardt, Festival Théâtral du Val d’Oise, Goussainville; 20 novembre Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine (`Val-de-Marne), 23-25 novembre  – Théâtre en Dracénie, Draguignan (Var)  ;27 novembre Le Carré, Sainte-Maxime (Var) ; 30 novembre- Le Théâtre de Rungis ( Val-de- Marne )….

 https://www.plexuspolaire.com/

Atelier Vania, d’après Oncle Vania d’Anton Tchekhov, un film réalisé par Jacques Weber

Atelier Vania, d’après Oncle Vania, d’Anton Tchekhov, un film réalisé par Jacques Weber.

©x

©x

Nous allons presque regretter le confinement: depuis quand la télévision publique (france 5) nous a-t-elle fait de tels cadeaux? Jacques Weber et Marc Lesage, le directeur ont décidé de rendre la vie au Théâtre de l’Atelier, fermé pour cause de pandémie. Ils s’y mettent, rassemblent une troupe éphémère, rien que les meilleurs et c’est magnifique. Oncle Vania,  une  histoire d’amère fin de vacances, une affaire de gagnants et de perdants auxquels on s’attache, bien sûr. Sonia et Vania, fille et beau-frère du professeur Sérébriakov, peinent tous les jours de l’année pour faire valoir la propriété de famille dont les revenus entretiennent le prestigieux universitaire. Veuf de la mère de Sonia, il vient d’épouser Elena, une jeune et belle admiratrice. Vania et son ami, le docteur, un amour secret de Sonia, tombent aussitôt sous le charme de la sirène. C’est tout et c’est beaucoup : guerre de coqs, guerre entre provinciaux et citadins, ennui pour ces derniers et travail pour les autres. «Comme ils sont tous nerveux ! Comme ils sont nerveux ! Et que d’amour… » En fait, une réplique de Dorn, un autre docteur dans La Mouette de Tchekhov…

©x

©x

François Morel (Vania), Jacques Weber (le docteur), Audrey Bonnet (Sonia) face à François Marthouret et Stéphane Caillart, le couple citadin mal assorti, Christine Murillo en belle-mère définitivement amoureuse du professeur, son vieux gendre et Catherine Ferran en nounou fidèle, sans un gramme de mièvrerie, à Vania et Sonia. Et Marc Lesage lui-même en Téléguine et Bernard Larré en ouvrier. Tous parfaits, modestes, justes et originaux.

La caméra se promène de l’un à l’autre avec bienveillance, et   il y a un minimum d’accessoires  mais avec aussi parfois, un regard sur le plus beau paysage qui soit: la salle avec son balcon, ses fauteuils rouges inhabités et frémissants. Ce serait une distribution idéale et une mise en scène parfaite. Dans cette adaptation, parfois le texte est redistribué : Sonia et Vania héritent ainsi de la célèbre tirade sur l’écologie du Docteur, sans que la pièce y perde. Aucun acteur n’en fait trop et chacun sait capter le regard de la caméra et ajuster son jeu.

©x

©x


Oui, mais voilà, ce merveilleux spectacle s’est joué le temps d’un tournage puis chacun est reparti. On ne devrait penser qu’au bonheur de savoir que cet Atelier Vania a été vu sur france 5, par un public infiniment plus vaste que ce qu’il aurait jamais été dans la «vraie vie»… Nous admirons l’entreprise de Jacques Weber et Marc Lesage qui ont encore en réserve un Atelier Cyrano et un Atelier Misanthrope, deux pièces où le rôle-titre emblématique a été tenu par le grand comédien. Ils réalisent le miracle de rendre durable l’éphémère et d’en conserver la fugacité. Ils inventent le document d’une histoire du théâtre qui «n’existait que dans la mémoire du spectateur», selon les mots d’Antoine Vitez.

L’avenir d’un théâtre pour tous serait-il dans ces magnifiques enregistrements? Pas d’inquiétude, enfin du moins jusqu’à présent. Le théâtre vivant a toujours su se réinventer, souvent dans la pauvreté. Mais bon, ne boudons pas notre plaisir devant cet Atelier Vania et sa distribution de rêve qui n’existera jamais. Sauf défi à relever…

Christine Friedel

Rediffusion sur france 5 TV jusqu’au 28 mai.

 

Un Garçon d’Italie,d’après le roman de Philippe Besson, adaptation et mise en scène de Mathieu Touzé

Un Garçon d’Italie d’après le roman de Philippe  Besson, adaptation et mise en scène de Mathieu Touzé
 
 
En 2003, Son Frère avait été adapté au cinéma par Patrice Chéreau et cette même année paraissait Un Garçon dItalie qui connut un certain succès.   »A la première lecture de ce roman, j’ai été fasciné par la théâtralité de l’écriture, dit le metteur en scène. Le narrateur est omniscient mais le point de vue est partagé par  trois personnages. Le lecteur ne se voit donc pas raconter une histoire mais enquête pour le reconstituer à travers trois témoignages. »
 
© Ch. raynaud de Lage

© Ch. Raynaud de Lage

Philippe Besson raconte l’histoire de Luca Salieri dont le corps avait été retrouvé noyé sur les rives de l’Arno à Florence. Il avait une compagne Ana Morante qui devra aller l’identifier à la morgue. Cet homme élégant de vingt-neuf ans avait aussi une liaison régulière avec  Léo Bertina, un jeune prostitué de la gare de Florence. Ce que sa famille ni Anna ne soupçonnaient…  Accident, meurtre, suicide? Son père et sa mère sont effondrés mais Anna, elle, cherchera bien sûr, à connaître la vérité et l’identité de l’homme qu’elle aimait. En fait comme on l’apprendra à la fin après l’autopsie, Luca avait absorbé des médicaments et de l’alcool et se croyant invulnérable, a marché sur la rambarde du pont mais  a glissé dans le fleuve. La jeune femme découvrira petit à petit ce qu’était la double vie de son amoureux et rencontrera même brièvement Léo. Qui était ce Luca que l’on voit sur scène après sa mort ? On ne le saura jamais vraiment… Philippe Besson démolit les certitudes avec une certaine habileté mais à partir d’un scénario assez convenu et les péripéties de l’histoire sont téléphonées…

 Ce récit à trois voix qui avait été créé à Théâtre ouvert, est porté sur un plateau vide par Maud Wyler (Anna), Yuminf Hey (Léo) et Mathieu Touzé (Luca) sur fond de chansons populaires italiennes. Les personnages sont  physiquement crédibles: Anna en mini-robe noire et escarpins à talon aiguille, Léo en jeans, T. Shirt et casquette vissée sur la tête et Luca en élégant complet veston. Mais l‘adaptation d’un roman au théâtre est toujours chose périlleuse; ici, l’histoire a bien du mal à démarrer et patine ensuite, même si vers la fin, il y a quelques brefs instants d’émotion. Cette série systématique et un peu longuette de monologues aurait en fait gagné à être abrégée d’une vingtaine de minutesD’autant plus que la direction d’acteurs est aux abonnés absents et que Mathieu Touzé a une diction approximative. Et comme la balance avec la bande-son musicale est mal réglée et parasite souvent le texte, cela n’arrange rien! Et nous ne partagerons pas l’enthousiasme de  l’auteur qui se dit « comblé et qui souhaite longue vie à ce spectacle »… A voir? Pas si sûr… 
 
Philippe du Vignal
 
Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, Paris ( XIV ème) jusqu’au 30 mai. T. : 01 45 45 49 77. 
 
  
 

Italienne, scène et orchestre de Jean-François Sivadier

Italienne, scène et orchestre de Jean-François Sivadier

 

Effets collatéraux positifs du confinement: Italienne, scène et orchestre, repris à la MC 93 à Bobigny (Seine-Saint-Denis) a pu bénéficier, plus qu’une simple captation, d’un vrai tournage. Et le film a été, et est encore diffusé sur France 5. À l’origine, un spectacle-culte: Italienne avec orchestre (1996) fondé sur une idée géniale: faire vivre au  public une répétition de La Traviata du point de vue du chœur, sur la scène puis à la place de l’orchestre dans la fosse. Bien mieux qu’un simple gag participatif, une vraie pédagogie savoureuse.

Avec ce dispositif, tout est à l’envers et à la fois, tout est vrai. Ainsi, le spectacle n’a pas de longueurs et nous allons comprendre qu’il s’agit de la durée nécessaire au travail de répétition et que les temps morts sont la vie cachée de la création artistique. Refrain de l’assistante à la mise en scène, chargée de plannings désespérants: «On a le temps » ou; « On n’a pas le temps». Effectivement, le temps fait quelque chose à l’affaire: c’est la matérialisation des conflits inhérents à la création d’un opéra entre chef et metteur en scène. Puis entre chacun d’eux et la diva mais aussi entre les différents corps de métiers: la moitié du chœur est à l’essayage des costumes! Mais aussi entre le huis-clos de la salle et l’extérieur avec un appel téléphonique interminable à la Diva…

Peu à peu ces conflits se résolvent, la Diva murmure à l’oreille des musiciens : c’est de la triche mais cela met de l’huile parfumée dans les rouages, le chef et le metteur en scène se parlent en confidence, et au bout du compte, mais nous ne le verrons pas, La Traviata pourra se jouer. Cette répétition sans cesse interrompue aura été terriblement drôle, sans sarcasme et sans ironie. Humour pur, c’est du vécu: Jean-François Sivadier (le Chef d’orchetre) a mis en scène plusieurs opéras dont La Traviata

Il a sans doute été persécuté par des chefs obsédés par la partition et qui n’entendent rien à la dramaturgie. Jean-François Sivadier a du en terrifier quelques-uns avec des propositions de mise en scène audacieuses -sans aller jusqu’à « mettre des animaux en plastique sur la scène »- et pas si gratuites qu’elles n’en avaient l’air. Mais sans doute aussi s’empêtrer dans la diplomatie avec une diva… C’est du vécu et du pensé…

©x

©x

Nous voyons ici passer des personnages qui prennent corps à mesure du spectacle. Un ténor idiot, qui met les pieds dans le plat et qui est à côté de la plaque, a droit comme les autres, à son beau moment -intelligent et sensible- de réflexion sur son travail.
Mais la «chanteuse qui en fait trop», emportée par son désir de jouer la servante à égalité avec l’héroïne et qui rêve de faire la révolution à l’opéra, pose de vraies questions sociales et esthétiques sur le rapport public/musique.

On rit beaucoup à voir cette galère qu’est le montage d’un opéra. Mais en sympathie avec chacun qui défend passionnément sa partie: le metteur en scène avec son exigence du sens et de la pureté du jeu, la diva qui joue sa mort gracieuse sur un non moins gracieux canapé, le Chef dirigeant la musique qu’il entend dans sa tête et qu’il voudrait obtenir de l’orchestre. Tous fous: leurs folies convergent et se rassemblent. Tous beaux: on sent la jubilation de Jean-François Sivadier à se trouver enfin (presque) à la place du chef et à vivre de tout son corps, la musique qu’il attend, dans un gestuelle à peine exagérée mais habitée et jouissive. Avec une façon de ramasser son corps pour le lancer, de pétrir le son de sa main, bref, une battue de Chef !

Et Nicolas Bouchaud donne aux réflexions dramaturgiques passionnées du metteur en scène une gravité qui va jusqu’à l’émotion : et s’il disait vrai ? Et si la musique l’avait conduit à la profondeur du texte? La Traviata dépasse le divertissement sentimental, la bonne soirée et même le «grand moment lyrique» pour ouvrir une pensée, une recherche sur l’Histoire, la sensibilité de Giuseppe Verdi, la lutte des classes et la grande «classe » d’une déclassée… Passe alors une émotion propre aux belles rencontres avec l’art et un sentiment d’ouverture d’un nouvel espace mental.

Le public filmé dans le rôle du chœur, confronté sur le plateau au vide de la salle de la MC 93 où ne brille que la table du metteur en scène, puis séquestré dans la fosse d’orchestre? Il devient ici le relais de nos surprises et de nos rires à nous, destinataires de l’objet final. Il assiste avec nous mais peut-être une nano seconde avant, à cette somme de travail, d’accidents et de trouvailles qui fait la création.

Et l’autre public, en bout de ligne devant son écran? Il aime sans doute la multiplication des points de vue d’un film qui regarde un spectacle de théâtre qui, lui-même, multiplie les points de vue… Un seul bémol, peut-être significatif: l’image se perd quand la caméra filme les vidéos du spectacle. La mise en abyme a ses limites…Un spectacle à regarder ad libitum, avec une belle bande d’acteurs: Nicolas Bouchaud, Marie Cariès, Charlotte Clamens, Vincent Guédon, Jean-François Sivadier, Nadia Vonderheyden, Jean-Jacques Baudouin, Jean-Louis Imbert et Karim Hamache, dans une paradoxale «mise en boîte» d’un spectacle vivant…

Christine Friedel

A voir sur France TV 5, jusqu’au 2 février 2022.

P { margin-bottom: 0.21cm }

Mon visage d’insomnie de Samuel Gallet, mise en scène de Vincent Garanger

Mon visage d’insomnie de Samuel Gallet, mise en scène de Vincent Garanger

 Un centre de vacances au bord de la mer, en Normandie, hors saison. Il accueille provisoirement des « mineurs isolés » migrants. Le vent souffle, la mer s’agite, les pensionnaires sont tous à la montagne, pour s’initier au ski. Tous, à l’exception d’Harouna : son ami Drissa a disparu, ça ne peut pas être une fugue, il l’aurait averti, il doit le rechercher. Élise, la jeune éducatrice, tente de le rassurer, mais elle est sur le départ et attend son remplaçant. Arrive un homme qui devait être son remplaçant et son collège, légèrement bizarre, décalé. Malaise. Et l’angoisse commence à s’alourdir, renforcée par un retour régulier à la normale : ai-je bien entendu ce qu’a dit le « nouveau » ? Non, tout va bien. Mais rien ne va : le ciel se trouble, le téléphone ne passe pas, une vielle femme fantôme -ou non- hante et menace le jeune Harouna, on ne sait plus quel jour on est –« on ira demain à la préfecture », mais demain, c’est dimanche…-, les blagues du bonhomme sont de plus en plus lourdes, il est le seul à avoir encore faim, il s’empare des rêves du garçon et on ne sait plus qui il est…

 

©Damien Caille-Perret

©Damien Caille-Perret

Samuel Gallet, à la demande de Vincent Garanger et de Didier Lastère (l’Homme, dans le spectacle) a construit un véritable thriller. Inquiétude, gêne, trouble des identités : il part d’un monde presque normal et assurément banal pour arriver à l’angoisse. Mais tout est dans le “presque“. Ce vacillement est à la fois poétique et politique. Où est la limite entre le cauchemar nocturne et la petite horreur quotidienne ? Ces villageois hostiles, ces vieux qu’on ne voit jamais sont la figure d’une France fermée à tout ce qui pourrait la déranger, avide de « sécurité », habituée à faire des mineurs isolés étrangers autant de délinquants ou de terroristes. Et la peur est des deux côtés, et gagne même l’institution éducative et protectrice.

La scénographie de Damien Caille-Perret permet à la pièce de développer aussi bien son caractère réaliste que ses “fissures“ poétiques : le mobilier ordinaire et sans charme des collectivités se détache sur fond de vagues mouvantes, d’oiseaux fugaces. La lune passe dans le ciel, les nuages se déforment sous la bourrasque, images du temps qui passe et du temps changeant, le danger plane et souffle, on entre dans le domaine du conte. D’un geste, la chambre-refuge du garçon, avec ses lits superposés dont celui, vide, de l’absent, entre dans le réfectoire puis disparaît. L’indication d’une cuisine, côté cour, fait passer le décor de la vie concrète à l’antre de l’ogre.

Cette mer de légende, peinte et animée, ce monde fermé –« tu n’as pas le droit de sortir seul dans le village, tu es mineur »- forment pour les trois comédiens, une implacable boîte à jouer. Le garçon n’aime pas la mer, et pour cause. Il se méfie de tout et de tous, et pourtant s’est attaché à son éducatrice. Et s’il se laisse parfois apprivoiser par le nouveau venu, il se referme aussitôt, blessé et trahi par ses “blagues“. Djamil Mohamed, formé au Conservatoire de Clermont-Ferrand et à l’école de la Comédie de Saint-Étienne, a assez d’expérience pour jouer l’innocence d’Harouna en même temps que son habitude du malheur. Cloé Lastère, passée elle aussi par Saint-Étienne, a l’énergie et le dévouement de son personnage, et suggère, par son volontarisme même à reprendre les choses en main, un malaise de plus en plus présent. Elle tient tête raisonnablement au visiteur à la fois bonasse et inquiétant, menteur évident, perturbateur assuré et en manque. Il se trouve que dans la vraie vie, Didier Lastère est le père de Chloé mais cela n’ôte rien à l’inquiétante étrangeté qui se joue entre eux sur scène. L’un, qu’on découvrira sociopathe, flaire et attaque de biais puis très frontalement. L’autre se dérobe autant qu’elle le peut, jouant des esquives dans l’espace du réfectoire avant de faire front. Le combat qui ne dit pas son nom –jusqu’au moment où il est perdu, on ne dira pas par qui- est parfaitement réglé.

Voilà une pièce forte et originale, partie d’une double inspiration : le monde d’aujourd’hui tel qu’ii ne veut pas se reconnaître, et qui ne trouverait d’issue que dans le rêve, et tout un courant littéraire qui va du roman noir au fantastique, sous son aspect poétique. L’auteur a emprunté le titre à Stanislas Rodanski, dans Requiem for me : « je fixe ma voie dans le verre/ Je vois à travers et la fumée bleue aux dedans de soie/ Mon visage d’insomnie. »

Christine Friedel

Filage vu Théâtre Paul Scarron, au Mans. Représentations au théâtre Scarron du 19 au 23 mai.

 

P { margin-bottom: 0.21cm }

Matthieu Malet et sa compagnie Les Mains libres

Matthieu Malet et sa compagnie Les Mains libres

 Créée en 2015 pour produire et diffuser des projets alliant la magie à d’autres disciplines artistiques, cette compagnie a répondu à une commande de l’Opéra de Nantes: une performance de quinze minutes avec danse, magie et vidéo sur le thème du souvenir pour La Ville morte du compositeur autrichien Erich Wolfgang Korngold (1897-1957).

Un an plus tard, en travaillant pour Jonathan Capdevielle sur Cabaret apocalypse, Mathieu Malet a uni des univers artistiques différents et n’hésite pas à faire cohabiter Jeanne d’Arc et Spiderman pour chanter Francky Vincent, compositeur et interprète antillais. «Même si, dit-il, mon rôle dans le spectacle était relativement conventionnel. Je jouais en effet un mentaliste neurasthénique en fauteuil roulant mais ensuite j’ai commencé à ouvrir ma pratique de la magie à d’autres champs esthétiques. Et la commande de l’Opéra de Nantes m’a amené à travailler avec des chorégraphes et des vidéastes. Nous avons écrit une séquence chorégraphique où des papiers chiffonnés apparaissaient, disparaissaient et lévitaient sur une table. Jouée en public et filmée, grâce à un logiciel, elle était immédiatement projetée sur un écran en « reverse » : fin au début et vice-versa. Cette performance, jouée quinze fois, est ensuite devenue Bis un spectacle de quarante cinq minutes, avec une nouvelle équipe, Océane Chaillé (danseuse) et Yvain Legrand (vidéaste).

©x

©x

Puis pour Facto Fiction, un spectacle de magie et de mentalisme, je me suis entouré de comédiens pour construire la mise en scène de L’Homme qui a vu l’ours est en création mais pandémie oblige, les choses prennent plus de temps que prévu… Interviendront des magiciens mais aussi des chanteurs et circassiens. Il ne s’agit pas d’un spectacle mais plutôt d’une série d’entre-sorts sur le thème des prodiges bibliques.

Enfin pour Le Jardin Caméléon, un jardin magique, Matthieu Malet s’est associé à Loïc de Larminat, paysagiste-concepteur. « Nous sommes, dit-il, les heureux lauréats du Festival International de Chaumont-sur-Loire. Cela nous a amené à collaborer avec différents corps de métier (botaniste, serrurier, verrier, etc..). »

La magie intervient-elle dans les autres champs artistiques ou ou est-ce le contraire ? Est-elle un langage ou un propos artistique en soit? Comme le pense Matthieu Malet, il n’y a pas n’y a pas de réponse claire à et lui-même avoue changer souvent d’avis là-dessus. Et il a de plus en plus tendance à croire que l’effet magique peut être une fin en soi. «Maintenant si j’analyse mon projet de jardin, dit-il, le propos n’est pas l’illusion mais pour amener le spectateur à considérer le végétal différemment. » Et pour lui, la magie est au service des plantes et il n’ a pas de méthode préétablie. « C’est avant tout une histoire de rencontre humaine avec d’autres artistes et les choses se mettent en place naturellement… ou pas. »

Comment l’illusion est-elle perçue hors du monde des magiciens? Comme un langage, une expérience irrationnelle ou un  truc que l’on aimerait connaître ? Ce sont des questions que lui-même se pose. « Pour les artistes  non magiciens que je croise, la réaction est double: il y a une profonde méconnaissance de la culture magique et les clichés perdurent. Et au début d’une collaboration, je dois souvent passer par une étape pédagogique pour expliquer que la magie dite classique n’est pas ringarde et que cela fait partie de l’ADN de mes créations. Mais il y a aussi un réel engouement des artistes qui en entrevoient vite le potentiel. Leur premier réflexe: la considérer comme un outil qui va permettre à leur spectacle de s’affranchir des lois de la physique. Même si cela constitue une étape très riche en termes de création, ce n’est pas mon objectif final. Le but est plutôt de bâtir un langage commun.»

Le Jardin caméléon est actuellement visible à Chaumont-sur-Loire  et quand il a visité ce festival des jardins de Chaumont avec une vingtaine de parcelles toutes closes de haies, cela lui a tout de suite fait penser aux entre-sorts de L’homme qui a vu l’ours sur lesquels il travaillait à l’époque : «  J’ai alors imaginé une installation de verre et de miroir qui transforme le végétale à mesure que l’on parcourt le lieu. Le Jardin caméléon c’est quarante m2 de surface vitrée positionnée à la verticale. Cela a constitué un important défi technique. »

Pour être candidat au festival de Chaumont, le projet doit être obligatoirement porté par un architecte ou un paysagiste et, à cette occasion, Mathieu Malet a rencontré Loïc de Larminat, paysagiste-concepteur. Et leur travail a consisté à penser l’espace public et le paysage en termes d’échelle spatio-temporelle. «Dès notre première rencontre, il m’a parlé sens de lecture, point de vue, cadrage, rythmes, toutes choses que j’utilise aussi dans mon métier. Nous avons immédiatement trouvé un terrain d’entente et collaborons encore aujourd’hui sur d’autres installations grand format destinées à des espaces publics. 

Sébastien Bazou

Site de Matthieu Malet. https://www.lesmainslibres.info/

-Le Jardin caméléon du festival International des Jardins 2021 https://domaine-chaumont.fr/fr/festival-international-des-jardins/edition-2021-biomimetisme-au-jardin/le-jardin-cameleon

 

 }

« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie », d’après Aden Arabie de Paul Nizan, adaptation et mise en scène Laurent Sauvage

J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie d’après Aden Arabie de Paul Nizan, adaptation et mise en scène de Laurent Sauvage

Pour les jeunes gens qui occupent les théâtres depuis des semaines, pour les étudiants qui ont passé le confinement seuls dans leur chambre de cité universitaire, pour ceux qui se réjouissent de voir leurs droits d’intermittents prolongés faute de de travailler, pour ceux qui ont fait des études et qui n’ont pas de perspectives professionnelles, pour les rois du monde déjà intégrés à vingt ans du côté des gagnants, pour ceux qui n’ont pas fait d’études et à qui on dit qu’ils ne sont rien, pour nous qui avons été jeunes : oui, ce texte est indispensable.

Pas un mot de trop, pas un mot qui manque: ils sont tranchants envers les intellectuels des beaux quartiers et une Culture qui se protège avec soin de la vie et des hommes: jeunesse mutilée, jeunesse bâillonnée, amoindrie: nous sommes saisis par l’actualité de Paul Nizan, par une colère qui ne faiblit pas. Institutions mortifères, religion liberticide et surtout obsession de l’argent à la fin du mois ou bien en indécente pyramide qui ne ruisselle jamais. 

Laurent Sauvage a écarté les rares passages qui auraient pu être anecdotiques et les références trop directes à l’actualité de 1930 mais pour le reste, presque un siècle plus tard, on s’y croirait. C’est la puissance d’une vraie vision.

Et les intellectuels, les universitaires, ceux qui devaient éclairer le chemin, devenus notables et chiens de garde, comment ouvriraient-ils des voies de liberté? Paul Nizan n’en voit que deux, opposées: d’un côté, dans un monde encore abîmé par les ruines de la der des der, la lutte des classes jusqu’au bout. De l’autre: la révolte absolue, la transgression ultime: l’amour. Les surréalistes l’avaient bien dit comme Arthur Rimbaud, la flamme qui anime tout le livre. L’amour, seul noyau explosif de la liberté, de la joie. Il suffit de le dire.

Le texte est d’abord mis en scène en «off» dans le noir, comme une puissante voix céleste, concurrencée par une musique crescendo, créant un effet d’attente -plutôt appuyé- de la venue du comédien. Laurent Sauvage, entré alors dans la lumière, s’empare du micro, le «bâton de parole». Sa voix n’a pas besoin d’être amplifiée mais le micro lui confère l’autorité: c’est à lui de parler. Campé comme une «idole des jeunes» mais dans la plus grande sobriété, soutenu, martelé, parfois submergé par la batterie d’Éric Pifeteau et sa rythmique de bielles, il nous met sur les rails d’une certaine emphase.
Nous ne lui reprocherons pas: la déclamation rend au texte sa valeur prophétique, l’écrivain étant l’imprécateur, le «voyant» d’une réalité présente, universelle, assez fort pour englober l’avenir -notre présent à nous. Dans ce choix de l’incantation, dans cet “ostinato“ étirant les syllabes finales, l’acteur retrouve les accents de son frère de théâtre Stanislas Nordey.

Nous aimerions pourtant qu’au moins une fois, à un moment décisif qu’il aurait choisi, il ose dans le silence parler d’une voix nue et qu’il ne recule pas devant la puissance, le saisissement de cette fragilité.
Pas seulement une affaire de goût mais bien du statut de la parole adressée à un public. La rhétorique et l’emphase ont leur nécessité mais fendre l’armure est le meilleur moyen de leur donner leur juste fonction et de faire éclater le sens du discours.

Mais après toute cette période d’un sommeil forcé non par le seul confinement, c’est important que ces mots réveillent, agissent, soient dits et entendus: Laurent Sauvage l’avait déjà fait en 2018 au festival Phoque à Nantes puis à Montevideo à Marseille. Il était sûr qu’il fallait continuer et il nous a aussi convaincus.

Christine Friedel

Filage vu à la M C 93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis) le 15 mai.
À voir les 5 et 6 juillet aux Rencontres d’été à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon (Gard) et en janvier 2022 à la M C93.

A lire: Aden Arabie de Paul Nizan éditions La Découverte.

 

 

 

123

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...