La Situation-Jérusalem, Portraits sensibles de Bernard Bloch

 La Situation-Jérusalem, Portraits sensibles de Bernard Bloch

Un espace couleur sable, dessiné par un tapis aux bords irréguliers. Nous pensons à la  Didon, exilée de Tyr et arrivant à Carthage, à qui est concédé « tout ce que tu pourras délimiter avec la peau d’un bœuf « . Relevant le défi, elle la découpe en fines lanières et en fait un territoire largement agrandi. Prophétie de Virgile: une population persécutée, crée un royaume sur une terre qui n’est pas un désert… Comme en Israël. Sur ce territoire, donc une tente carrée ressemblant à celles des points de test covid avec de banals fauteuils en plastique disséminés- on verra celui qui est venu poser des questions essayer plusieurs places, métaphore un peu insistante de l’inconfort de sa situation. Mais très vite, on entre dans le vif du sujet : la parole.

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Après un séjour en Palestine et Israël en 2013 qui a donné lieu à l’écriture de Dix jours en terre ceinte*  puis à un spectacle Le Voyage de Dranreb Cholb, Bernard Bloch a passé deux mois à Jérusalem. Il a écouté soixante habitants parler de leur ville sur laquelle pèsent trois monothéismes, parler aussi de ses racines dans les temps mythiques, de ses invraisemblables check-points. Une ville pénible aux vieilles rues étouffantes. Parfois même ses habitants de toujours croient qu’ils ne l’aiment plus mais pour rien au monde, ils n’en quitteraient la lumière. «C’est une ville dure, dit Michel, une ville de pierres où le soleil te brûle la peau… Bref, une ville qui n’a rien d’aimable. Mais maintenant, je renverse: ce sont justement ces défauts qui me plaisent. »

Bernard Bloch leur a posé à tous la même question: «Y a-t-il dans votre vie un moment, même furtif, cinq minutes, un mois ou deux ans, où vous avez pensé qu’une vie paisible pourrait advenir entre tous les habitants d’Israël et de Palestine ? » Il n’est pas resté neutre, encore moins indifférent mais engagé et avec un besoin de comprendre ses questions de juif ni croyant ni pratiquant, ses propres malaises, dans une situation qui est la sienne. Et ce qu’il a entendu et restitué ne sont jamais des discours mais des paroles.

Le directeur d’une école utopique mais réelle où règne la parité entre israéliens arabes et israéliens juifs, une femme chassée du jour au lendemain de Tunisie au moment de la décolonisation et qui a retrouvé ici un chez-soi d’où rien ne la ferait bouger… Mais aussi une famille de convertis au judaïsme, évidemment plus royalistes que toute la généalogie de rois bibliques, un intellectuel palestinien, une jeune musulmane radicale mais non pratiquante…

Au-delà de la qualité extraordinaire des réponses, la beauté de cette écriture: tisser, tricoter et détricoter toutes ces paroles est une écriture, on entend la vérité de chacun, absolue, même si elle bute sur un aveuglement. Il ne s’agit pas de relativisme. La vérité historique ou géographique de toutes ces vies et de ces expériences, nous la voyons se constituer et se défaire, partielle, dangereuse. Chaque nouvelle parole vient raboter, réajuster ce que nous venons d’entendre, y ajouter une matière inattendue qui change notre regard et notre pensée.

Impasses et contradictions nous en apprennent beaucoup et pas de façon didactique. Bernard Bloch nous emmène dans la joie du chercheur et l’intelligence de l’incertitude. Plus on en apprend, moins on est sûr de ce que l’on sait et mieux cela vaut, pour avancer dans la réflexion et la nuance. Portraits sensibles, autant dire : portraits vivants avec humour, émotion et entêtement de celui qui cherche et pose les questions, comme de ceux qui disent ce qu’ils ont sur le cœur. Passés au théâtre, tous ces mots forts, drôles, toutes ces observations,  tout ce vécu au cœur de la situation, sont portés par onze acteurs aux personnalités fortes, aux voix et accents différents selon les générations. L’effet n’a rien d’un kaléidoscope sonore ou d’un menu-échantillon: ils jouent plusieurs rôles, incarnent  toutes ces paroles singulières et construisent le corps de la ville.

Souvent en retrait, ils s’écoutent mutuellement, assistant au dialogue entre B. et ses interlocuteurs, marquant, par leur présence, la complexité de la situation dans une invisible mais réelle fraternité. «Quand, dit l’un, on redescend à hauteur d’homme, le souci de l’autre est plus fort que la haine.» Un constat qu’ils font presque tous, non un vœu pieux. Mais ce n’est pas une consolation ni une conclusion et la situation est loin d’être résolue, l’histoire passant trop souvent par dessus les têtes ! Avant les accords d’Oslo avec la poignée de mains entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, bénie par le président américain Bill Clinton… Après la Guerre des Six jours en 1967 avec la victoire-surprise d’Israël sur l’Egypte… L’Histoire éloigne brutalement les hommes. C’est comme ça. «Ici, dit Marius, on est sur la frontière, on comprend plus vite. -On comprend quoi? -La situation! » Le spectacle se joue en deux soirées ou en intégrale. C’est long ? Jamais, tant ces instants de parole sont précieux…

Christine Friedel

Du 18 au 21 mai, Comédie de Saint-Etienne-Centre Dramatique National.  Livres 1 et 2: mardi 18, 20 h et jeudi 20 à 20 h Livres 3 et 4: mercredi 19,  20 h et vendredi 21,  20 h durée estimée de chaque partie: 2 h. T. : 04 77 25 14 14.

Du 3 au 5 juin, festival Théâtre Enfin! au Théâtre Dijon-Bourgogne-Centre Dramatique National. T. : 03 80 68 47 47.

 

 


Archive pour 4 mai, 2021

E.G.OFF: États Généraux du festival d’Avignon Off

E.G.Off : États Généraux du festival d’Avignon Off

Le festival In aura bien lieu cette année mais avec toutes les précautions sanitaires. Sans doute accompagné de son Off comme tous les ans, sauf en 2003 où il avait été annulé pour cause de grève provoqué par une mauvaise indemnisation du chômage et l’an passé, en raison de la crise sanitaire. Mais cette fois, les représentants des artistes n’ont pas voulu être pris de court… Et s’ils profitaient de cette étrange période de suspension des spectacles pour réfléchir ensemble à leurs métiers et à de nouvelles et meilleures façons de les pratiquer ?

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Ce Off est le meilleur terrain d’expérience qui soit: aucune autre concentration de spectacles au monde n’en approche en quantité comme en diversité. En cette cette année si particulière, les États Généraux du Off ont présenté la semaine dernière, au pavillon Villette (Paris XIX ème), les premières étapes de leur réflexion. Fête et prolifération : depuis les lointains commencements du Off, lancé par André Benedetto (1934-2009) au Théâtre des Carmes en 1966, dans un tourbillon de contestations et  revendications libertaires soixante-huitardes, il n’a, à côté du mythique festival In, cessé de s’élargir. Le nombre des spectacles, que l’on comptait dans sa jeunesse sur les doigts de la main,  a assez vite atteint plusieurs centaines et dépasse maintenant le millier! De la joyeuse liberté des origines, on était passé à la jungle du libéralisme malgré le travail d’organisation et de soutien aux compagnies fait par les directeurs successifs du Off (on lui donnera toujours sa majuscule, il la mérite) dont la création d’une carte d’abonnement pour le public, d’une Maison puis d’un «village» du Off, d’un indispensable et gratuit catalogue des spectacles qui pesait son poids.

Ces avancées ne datent pas d’hier: insatisfaits de tomber sur la ville comme une nuée de sauterelles, plusieurs théâtres et compagnies avaient décidé de mieux s’implanter. Les Régions s’étaient mises à les aider et à promouvoir leurs artistes. Des salles construisaient des programmations de plus en plus exigeantes et plus cohérentes au fil des ans, avec un affichage plus propre dans la ville… Mais il y avait aussi le off du Off. La crise sanitaire est arrivée, stoppant net la croissance. C’était le moment de penser à neuf un Off , même s’il est encore incertain, surtout quant à son avenir… Car il  reste le festival du « trop » mais aussi du trop peu. Trop de monde dans les rues étroites, notamment celles des Teinturiers, trop d’affiches même si elle sont depuis plus de vingt ans collées sur des cartons accrochés avec des ficelles donc vite enlevées par les services de voirie une fois les lampions éteints. Mais aussi trop de tracts et emballages… et des loyers excessifs des salles comme des appartements. Et un temps trop court entre deux spectacles dans un même lieu, etc.

Les États Généraux du Off s’attaquent à cette asphyxie de la vie artistique elle-même. Encore une fois, la bouée de sauvetage, la respiration, ce sera la notion de «collectif», paradoxal dans  un festival où règnent une liberté et l’individualisme le plus absolus. Aucun interdit prévu mais une révolution en douceur qui se veut «horizontale et inclusive». Ces États Généraux méritent leur nom dans la mesure où ils rassemblent un certain nombre de collectifs représentatifs des métiers du spectacle : le Synavi (Syndicat National des Arts Vivants), les Sentinelles, les A.A.F.A. (Actrices et Acteurs de France Associés) et d’autres. Sept commissions travaillent depuis plusieurs mois sur les “synergies“ -passons sur ce terme un peu technocratique- « horizontales et inclusives » à faire jouer…. Mais il est temps que se réunissent autour d’une même table les partenaires qui se voyaient parfois en adversaires. Salles et compagnies peuvent s’entendre sur des co-réalisations (contrat de partage des recettes) plutôt que sur des locations de salle qui font peser tous les risques sur les compagnieq. Les plus expérimentées parraineraient les débutants et les guider sur la “faisabilité“ (aïe !) de leur entreprise en Avignon. Et si le public et le territoire étaient sérieusement associés à l’affaire ?

Les E.G. OFF avancent avec méthode, organisant un colloque et demandant un enquête qualitative approfondie sur le public du Off. Rencontrer les associations locales, sortir des remparts pour aller voir du côté des quartiers, inventer des résidences d’artistes ouvertes au public, en amont du temps festivalier… Afficher en toute transparence ce qui fait le prix des billets, par exemple. Et pourquoi le public ne partagerait-il pas avec les compagnies, des restaurants solidaires, des formations et débats ? Tout cela dans une économie éco-responsable et solidaire. Et si on «déconcentrait » Avignon en créant d’autres pôles, d’autres capitales du théâtre ? Il en existe déjà quelques unes mais, pour le moment, la citadelle semble inébranlable et le tropisme très fort…

D’autres commissions se focalisent sur des questions purement professionnelles : diffusion des spectacles, relations avec la presse. Tout cela conduit à l’idée d’un label de théâtre “ vertueux“, éthique et durable. On imagine l’effet d’entraînement pour les compagnies et de garantie pour le public et les professionnels qui viennent les voir… Mais surtout cette démarche nous ramène à la création. L’idée: sortir du formatage en temps, espace mais aussi des freins à l’imagination créatrice… L’acte artistique reprendrait sa liberté, sa respiration, soutenu par un nouvel équilibre. Révolution, utopie ? Nous ne sommes pas naïfs, cela se fera peu à peu, disent les commissions des E.G.OFF qui s’appuient sur les cadres légaux de l’économie sociale et solidaire : coopératives, S.C.I.C. (sociétés civiles d’intérêt collectif)… Ces structures existent déjà et fonctionnent.  Reste à miser sur le bon exemple et sur l’attractivité (encore un mot de technocrate !) du nouveau label.

La crise de croissance du Off est pour le moment passée, la crise sanitaire peut-être aussi (on croise les doigts). Mais nous ne souhaitons pas que tout redevienne comme avant. L’édition 2021 sera-t-elle économiquement tenable, avec des mesures sanitaires de distanciation ? Les E.G.OFF ont entrepris de faire renaître, l’air de rien, un théâtre populaire en train de s’étouffer. C’est la fonction des crises : permettre la naissance d’un «après ». Cela rappelle la fin d’Électre (1937) de Jean Giraudoux. La Femme Narsès :  » Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent dans un coin du jour qui se lève? Électre: -Demande au mendiant, il le sait. Le mendiant:- Cela a un très beau nom, femme Narsès… Cela s’appelle l’aurore. » Bon, mais nous ne sommes pas encore là. Il s’agit juste de profiter de ce moment pour imaginer cet « après ».

Christine Friedel

A lire : la tribune des EGOFF dans Le Monde du 27 mars 2021

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