« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie », d’après Aden Arabie de Paul Nizan, adaptation et mise en scène Laurent Sauvage
J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie d’après Aden Arabie de Paul Nizan, adaptation et mise en scène de Laurent Sauvage
Pour les jeunes gens qui occupent les théâtres depuis des semaines, pour les étudiants qui ont passé le confinement seuls dans leur chambre de cité universitaire, pour ceux qui se réjouissent de voir leurs droits d’intermittents prolongés faute de de travailler, pour ceux qui ont fait des études et qui n’ont pas de perspectives professionnelles, pour les rois du monde déjà intégrés à vingt ans du côté des gagnants, pour ceux qui n’ont pas fait d’études et à qui on dit qu’ils ne sont rien, pour nous qui avons été jeunes : oui, ce texte est indispensable.
Pas un mot de trop, pas un mot qui manque: ils sont tranchants envers les intellectuels des beaux quartiers et une Culture qui se protège avec soin de la vie et des hommes: jeunesse mutilée, jeunesse bâillonnée, amoindrie: nous sommes saisis par l’actualité de Paul Nizan, par une colère qui ne faiblit pas. Institutions mortifères, religion liberticide et surtout obsession de l’argent à la fin du mois ou bien en indécente pyramide qui ne ruisselle jamais.
Laurent Sauvage a écarté les rares passages qui auraient pu être anecdotiques et les références trop directes à l’actualité de 1930 mais pour le reste, presque un siècle plus tard, on s’y croirait. C’est la puissance d’une vraie vision.
Et les intellectuels, les universitaires, ceux qui devaient éclairer le chemin, devenus notables et chiens de garde, comment ouvriraient-ils des voies de liberté? Paul Nizan n’en voit que deux, opposées: d’un côté, dans un monde encore abîmé par les ruines de la der des der, la lutte des classes jusqu’au bout. De l’autre: la révolte absolue, la transgression ultime: l’amour. Les surréalistes l’avaient bien dit comme Arthur Rimbaud, la flamme qui anime tout le livre. L’amour, seul noyau explosif de la liberté, de la joie. Il suffit de le dire.
Le texte est d’abord mis en scène en «off» dans le noir, comme une puissante voix céleste, concurrencée par une musique crescendo, créant un effet d’attente -plutôt appuyé- de la venue du comédien. Laurent Sauvage, entré alors dans la lumière, s’empare du micro, le «bâton de parole». Sa voix n’a pas besoin d’être amplifiée mais le micro lui confère l’autorité: c’est à lui de parler. Campé comme une «idole des jeunes» mais dans la plus grande sobriété, soutenu, martelé, parfois submergé par la batterie d’Éric Pifeteau et sa rythmique de bielles, il nous met sur les rails d’une certaine emphase.
Nous ne lui reprocherons pas: la déclamation rend au texte sa valeur prophétique, l’écrivain étant l’imprécateur, le «voyant» d’une réalité présente, universelle, assez fort pour englober l’avenir -notre présent à nous. Dans ce choix de l’incantation, dans cet “ostinato“ étirant les syllabes finales, l’acteur retrouve les accents de son frère de théâtre Stanislas Nordey.
Nous aimerions pourtant qu’au moins une fois, à un moment décisif qu’il aurait choisi, il ose dans le silence parler d’une voix nue et qu’il ne recule pas devant la puissance, le saisissement de cette fragilité.
Pas seulement une affaire de goût mais bien du statut de la parole adressée à un public. La rhétorique et l’emphase ont leur nécessité mais fendre l’armure est le meilleur moyen de leur donner leur juste fonction et de faire éclater le sens du discours.
Mais après toute cette période d’un sommeil forcé non par le seul confinement, c’est important que ces mots réveillent, agissent, soient dits et entendus: Laurent Sauvage l’avait déjà fait en 2018 au festival Phoque à Nantes puis à Montevideo à Marseille. Il était sûr qu’il fallait continuer et il nous a aussi convaincus.
Christine Friedel
Filage vu à la M C 93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis) le 15 mai.
À voir les 5 et 6 juillet aux Rencontres d’été à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon (Gard) et en janvier 2022 à la M C93.
A lire: Aden Arabie de Paul Nizan éditions La Découverte.