Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Motta

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Cela fait du bien de retrouver cette bande d’acteurs même dans une salle volontairement « mitée », espacement sanitaire oblige. Emmanuel Demarcy-Motta a dit quelques mots avant la représentation, un peu ému mais tout heureux de retrouver, comme nous, un vrai public… Il reprend cette pièce dans cette mise en scène qui a beaucoup été jouée en France et à l’étranger, juste un siècle après sa création italienne, pour la réouverture de l’Espace Cardin après le confinement, puisque la grande salle et la scène du Théâtre de la Ville sont toujours fermées et en travaux depuis cinq ans, ce qui frise le scandale. Le projet initial prévoyait la réouverture du théâtre de la Ville en 2018… Et il y a peu de chances que cela le soit en 2021: Emmanuel Demarcy en aura donc assuré la direction plus longtemps à l’Espace Cardin que place du Châtelet…
Mise en abyme immédiate: sur un plateau où les machinistes préparent le décor pour Le Jeu des rôles, une pièce justement d’un certain…Luigi Pirandello qu’une troupe va répéter. Arrive le Directeur du théâtre qui s’assied à l’avant-scène, à sa table de travail. Un court moment plus tard, une famille s’introduit sur le plateau: la mère, le père, la belle-fille, le fils, l’adolescent et une petite fille, tous en deuil… au grand étonnement des acteurs. Le père, très sûr de lui, annonce qu’ils sont à la recherche d’un auteur pour écrire une pièce sur sa famille qui vit, selon lui, un drame épouvantable et auquel ils voudraient bien que le Directeur s’intéresse. Ce père et la mère ont été mariés et ont eu un fils que le père a envoyé en pension loin de chez eux. Et comme il sent naître une attirance entre sa femme et son secrétaire, il les chasse tous les deux. Ils iront vivre ensemble dans une autre ville et auront une fille… devenue une belle jeune femme d’une vingtaine d’années puis un fils maintenant ado et une petite fille qu’on voit en scène mais qui resteront muets. Le père allait -curieusement- souvent voir la jeune femme quand elle était encore enfant à la sortie de l’école.
Plus tard, la mère, la belle-fille, l’adolescent et la fillette sont revenus habiter dans cette ville qu’ils avaient quitté après la mort du secrétaire. Mais le père n’est pas au courant. Cette veuve fauchée et obligée de faire vivre sa famille, travaille comme couturière dans un magasin dont la patronne Madame Pace joue les mères maquerelles et pousse ses jeunes employées à se prostituer chez elle. Ce que fera la belle-fille mais en le cachant à la mère qui, par hasard, la verra nue avec son ex-mari… Il propose alors à cette mère de venir habiter avec ses enfants chez lui. Le fils reste très froid avec sa mère, méprise l’adolescent et la petite fille. La belle-fille, elle, affiche un profond dégoût pour l’ex-mari de sa mère, son client. On entend alors des coups de feu sur le plateau… L’ado vient de se tuer et la petite fille s’est noyée dans le bassin du jardin.
Un drame familial dont les six personnages (l’ado et la petite fille restant muets) vont d’ailleurs en jouer quelques moments à la demande du directeur et chef de troupe. D’abord interloqué par autant de culot, il se montrera finalement très intéressé par cette situation inédite. Fiction ou réalité? Les frontières s’estompent vite. Il acceptera ensuite de faire interpréter des scènes de ce drame bien réel par ses acteurs. Mais déçus, le père comme la belle-fille -la mère et le fils parlent peu- trouvent que cette fiction portée à la scène n’est pas du tout la réalité mais seulement une pâle copie de ce qu’ils ont vécu. Et ils font aussi remarquer aux acteurs qu’ils ne pourront jamais y arriver. Eux, bien entendu, leur lancent fielleusement et avec le plus sûr mépris, qu’ils savent, eux les professionnels de la profession, ce que jouer veut dire. Après la répétition, une fois les comédiens et techniciens partis, le directeur du théâtre resté seul sur le plateau, repense à cette folle journée et apparaissent en ombres les six personnages, sauf l’adolescent et la Fillette.

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La pièce est fondée sur le théâtre dans le théâtre soit une mise en abyme de la représentation, un procédé bien connu et déjà utilisé entre autres par Shakespeare, Molière, etc. Mais ici remis au goût du jour avec virtuosité par le grand dramaturge sicilien. Créée donc il y a juste un siècle, elle divisa le public: pourquoi n’y avait-il aucun décor, s’agissait-il d’une vraie représentation ou d’une répétition? Et elle provoqua un énorme scandale. Luigi Pirandello est lui-même pris à partie dans la rue. En France, Georges Pitoëff la mettra en scène dans l’adaptation de Benjamin Crémieux deux ans plus tard, avec une idée géniale: la lente apparition des six personnages en deuil dans le monte-charges au fond du plateau de la Comédie des Champs-Elysées… dont Emmanuel Demarcy-Motta fait une sorte de citation. Cette pièce-culte, régulièrement montée un peu partout dans le monde entier depuis sa création, et plus récemment chez nous par des metteurs en scène aussi différents que Bruno Boëglin, Jean-Pierre Vincent ou Stéphane Braunschweig (voir Le Théâtre du Blog). Elle l’a été aussi il y a vingt ans déjà au Théâtre de la Ville par Emmanuel Demarcy-Motta qui l’y a reprise plusieurs fois. La mise en scène, il faut le souligner, est d’une grande précision et d’une irréprochable honnêteté. Tout est extrêmement soigné: direction d’acteurs (Hugues Quester (Le Père), Alain Libolt (Le Directeur de théâtre), Valérie Dashwood (La Belle-fille) font un remarquable travail, éléments de décor, costumes et en particulier les lumières avec une palette de fabuleux clairs-obscurs et d’ombres chinoises, un peu faciles mais de toute beauté. Et, à la presque fin, les visages sont seulement éclairés comme chez Le Caravage (entre autres dans La Mort de la Vierge) et dans ce magnifique tableau qu’est La Vierge aux rochers de Léonard de Vinci, ou encore chez notre Valentin de Bourgogne qui travailla beaucoup à Rome (La Cène ou cette remarquable Réunion dans un cabaret qu’on peut voir au Louvre). Oui, mais cette pièce audacieuse à l’époque sans actes ni scènes a maintenant un siècle et le filon du théâtre dans le théâtre a été tellement exploité qu’elle ne peut plus nous surprendre, même si on comprend qu’elle ait pu le faire à sa création. Emmanuel Demarcy-Motta semblait n’avoir pas osé aller plus loin et a a laissé filer un texte assez bavard, voire répétitif avec de fausses fins. Et le drame de cette famille « dé » puis « re »composée n’a rien de bien émouvant, sauf à de rares instants. Ici, tout est trop sage, ce que n’aurait sûrement pas voulu Luigi Pirandello. Alors pourquoi ne pas avoir coupé dans le texte et ne pas lui avoir donné une dimension plus actuelle? Le metteur en scène semble avoir balancé: entre représenter la pièce en costumes d’époque et pas vraiment, et dans un cadre d’époque… et pas vraiment. Comme s’il hésitait à situer les choses. Le père et la mère sont habillés comme on l’était dans les années trente et comme les autres en « grand deuil » mais la belle-fille porte des vêtements presque actuels. Au début, un peintre fait semblant de finir de peindre mais sans peinture (!!!???) une toile de fond, un cadreur filme caméra sur l’épaule, etc. Et Emmanuel Demarcy-Motta aurait dû revoir sa mise en scène conçue pour le grand plateau du Théâtre de la Ville et éliminer ce praticable encombrant où les six personnages comme les comédiens de la troupe vont souvent jouer, un praticable réduisant la visibilité des premiers rangs de spectateurs. La scène de l’Espace Cardin qui a une surface très réduite et une absence de dégagements sur les côtés, pénalise à l’évidence cette mise en scène qui souffre d’abord de manque d’air… Faute de place, il y a souvent un certain statisme, peu de fluidité dans les déplacements et s’installe alors une lenteur dont cette pièce mythique -mais un poil longuette- n’avait pas besoin. Tout se passe comme si ces Six personnages en quête d’auteur étaient aussi en quête d’un tout jeune metteur en scène qui bousculerait les choses et qui, au risque de commettre quelques erreurs, lui redonnerait la crédibilité et la folie poétique d’origine dont l’œuvre, cent après, aurait sans doute besoin. C’est normal: peu de textes résistent à l’usure du temps et les Dieux savent bien que l’art du théâtre a évolué comme les autres formes d’art, à une vitesse foudroyante, surtout dans les années 1960. Alors, y aller? A ce spectacle honnête et bien réalisé, il manque une virulence et une indispensable folie. Les acteurs et enseignants de théâtre verront combien le chef-d’œuvre de Luigi Pirandello a pu bouleverser toute la dramaturgie du XX ème siècle mais désolés, nous ne prendrions pas le risque d’emmener chez Cardin de jeunes -ou moins jeunes- gens très souvent méfiants quand il s’agit de théâtre-théâtre et qui auraient sûrement du mal à y trouver leur plaisir…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 13 juin, Théâtre de la Ville-Espace Cardin, 2 avenue Gabriel, Paris (VIII ème).