L’Acteur du Nord, de Mohamed el Khatib et Jacques Bonnaffé
On prenait son billet au théâtre pour aller voir Phèdre de Racine avec la Berma. Mais cet avec ne saurait faire de l’acteur un ornement, un «plus», l’exécutant d’un théâtre mental qui existerait avant lui et auquel il est prié de prêter son corps. L’image dont le spectateur se souviendra est faite de ce corps-là, de toute sa vie. Soyons simples : nous n’allons pas voir L’Acteur du Nord « avec » Jacques Bonnaffé, mais créant devant nous L’Acteur du Nord. Et ce serait vrai, même s’il l’avait joué trois cent fois.
Mohamed el Khatib travaille sur la limite du théâtre, sur le la zone de contact intime entre la personne de l’acteur et ce qu’il fait sur scène. Il cherche le court-circuit qui, nécessairement, lâche une puissante étincelle: comment la vérité de l’acteur, son vécu fait « théâtre“ pour un public, paradoxalement d’autant plus qu’il travaille sur ce qui lui est personnel et unique.
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Pour ces Portraits, il a choisi un dispositif simple et ludique. Il expose d’abord au public le fonctionnement et les consignes du jeu: l’acteur recevra en temps réel une enveloppe contenant le texte qu’il va donc découvrir et qu’il lira directement au public, à cru, à chaud, comme on voudra. Il a droit à trois digressions, pas une de plus. Alors l’acteur-l’actrice peut entrer en scène et jouer le jeu, ou pas.
L’auteur veille au grain, comme en tout cas il l’a fait l’autre soir, remettant Jacques Bonnaffé sur les rails d’une consigne qu’il avait largement outrepassée. Mohamed el Khatib a choisi des acteurs connus du public : Eric Elmosnino, l’Acteur fragile, Nathalie Baye, avec qui il a déjà mené des lectures et Benoît Poelvoorde. Cette notoriété ajoute une nouvelle dimension à la réception du « portrait ». Le comédien n’arrivera donc pas sur un terrain vierge mais s’inscrira sur la représentation que, déjà, le spectateur se fait de l’acteur ou de l’actrice.
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Dispositif compliqué? Avec Jacques Bonnaffé, parler de l’acteur du Nord est de l’ordre du pléonasme, tant on le reconnaît dans Paris-Nord, Cafougnette ou les poèmes de Jean-Pierre Verheggen, repères dans son immense carrière. L’improvisateur virtuose, doté d’un solide humour et d’un inextinguible amour des mots, pilier poétique de France-Culture, n’a pas peur de l’exercice et nous ravit.
Attendons les prochains portraits en direct et les délices de l’acteur en péril. C’est à dire en pleine création, que le public reçoit, ressent, incorpore. Et l’on comprend -un peu- comment, pourquoi, le théâtre stimule la pensée. Plus qu’une affaire de contenus à transmettre, c’est organique.
Paradis,texte et mise en scène de Sonia Chiambretto, en collaboration avec Yoann Thommerel
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Cette pièce a plusieurs points de rencontre, avec l’Acteur du Nord. D’abord, la poésie, avec sa puissance politique, y occupe une place centrale et Sonia Chiambretto, comme Mohamed el Khatib, travaille sur un théâtre du réel, documentaire et politique où elle se met directement en jeu. Le tout encadré par un dispositif rigoureux. Pour autant, ces spectacles ne vont pas sur la même voie et n’engagent pas de la même façon les acteurs et le public. Présente sur scène au pupitre, côté jardin, l’auteure est la narratrice d’un fait réel dont elle a été témoin et qui a donné naissance à l’écriture de Paradis.
Au festival des Correspondances à Manosque, la ville est pleine d’estrades et micros, d’autrices et auteurs, de pots, d’échanges. Et pourtant, pas un micro ne s’ouvre à un jeune Syrien venu transmettre le message de son frère poète, message relayé au Moyen-Orient par des milliers d’internautes mais ignoré poliment dans notre pays. Voilà un fait réel, politique et qui renvoie d’un coup la «littérature» à ses fantômes évanescents. Et pourtant, de cette rencontre, que peut faire une autrice, sinon écrire? Transmettre, faire passer la poésie du «Che Guevara de l’Orient» devenu le «Che Guevara de l’Internet.» Traduire, d’une langue qu’elle ne connaît pas avec Google pour seul outil et avec ce que cela donne de râpeux et d’étrange. Ada Harb et Rami Rkab, arabophones, viennent au secours de ce dialogue impossible avec leur propre histoire d’exilés mais la langue traduite reste comme étrangère.
Il y a beaucoup de récits adressés au public et Sonia Chiambretto matrice de ce qui se passe sur le plateau, occupe la position «innocente» de la narratrice. Le jeu est ici réduit au minimum : même Marcial Di Fonzo Bo et Pierre Maillet en témoins de Jéhovah -métonymie de l’Europe chrétienne ?- s’en tiennent à des figures à deux dimensions. Modestie voulue face à l’ampleur des faits et des questions posées? Toute la vie du spectacle se concentre sur l’écran où apparaît un enfant, dialoguant avec ces fantoches mais plus présent qu’eux et où surtout s’impose finalement la figure et le chant du poète. Ainsi, d’écho en écho, nous revenons à la source qu’il a fait résonner chez Sonia Chiambretto.
La boucle est bouclée, selon un cheminement juste et logique. Il ne manque aucun élément d’information ni aucune étape du processus. L’émotion même a sa place dans les récits de ces déboutés du droit d’asile qui finissent tous par:«Excusez-moi». Et pourtant, nous sommes en manque de théâtre, là, ici et maintenant. Dommage, même si c’est fait exprès. Mais on n’invente pas facilement un geste théâtral aussi fort que celui du poète s’emparant du prêche du vendredi, pour appeler au soulèvement.
Christine Friedel
Spectacles vus à Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta Paris (XX ème). T. : 01 42 55 74 40. Réservations: 01 42 55 55 50.
Prochainement à la Comédie de Caen (Calvados).