Se retrouver, une conversation au Théâtre de la Colline
Se retrouver, une conversation au Théâtre de la Colline
Théâtres fermés pour cause de crise sanitaire. Entrouverts, refermés, masqués, retreints, silencieux. Spectacles reportés, annulés, reprogrammés voire déprogrammés. «Année blanche» pour les intermittents du spectacle, c’est à dire prolongation de leurs droits à une indemnité du chômage, à condition d’avoir eu ces fameux droits!
Mais les autres? Nous comprenons que les précaires, ceux de la Culture et d’autres aient éprouvé le besoin d’occuper des théâtres. Après l’Odéon, avec toujours le souvenir de mai 68 qui s’impose et les craintes de la Ministre pour ce patrimoine, le Théâtre National de la Colline a été occupé par les élèves de plusieurs écoles d’art dramatique. (voir Le Théâtre du Blog).
Évincés avant d’avoir commencé, chassées par la crise et la fermeture de leur avenir sur les planches, ils y sont installé depuis plusieurs mois une sorte d’université mutuelle spontanée. «Nous nous sommes formés. Nous avons appris comment désobéir, comment nous révolter. (…) Ici, nous avons quitté l’apathie, nous nous sommes éveillés face à la dépendance d’un système élitiste insidieux ne reconnaissant que les siens et condamné depuis trop longtemps à sa propre perte.»
Donc ensemble, ils ont creusé les questions de solidarité, responsabilité collective et politique. Ils se sont organisés, ont invité des étudiants et universitaires d’autres disciplines, des sociologues, des philosophes et se sont imprégnés d’histoire avec Che Guevara en arrière plan : «Partout les brasiers s’étendent/partout nous essaimerons des foyers»… Sans crainte du lyrisme, la poésie et les émotions ont envahi leur déclaration finale. Nous sommes bien au théâtre, à la rencontre d’une parole donnant à penser. Ne manque plus que la pratique…
Et l’Institution elle-même? L’équipe de la Colline et son directeur Wajdi Mouawad ont accompagné l’occupation avec vigilance, discrétion, patience et humour. Il fallait éviter de tomber dans le piège: «Celui de devoir sacrifier soit le théâtre, soit la révolte. Reprendre les activités de l’un, c’est diminuer la nécessité de l’autre, privilégier la force de l’autre, c’est empêcher l’un. (…) Ce qui aurait été beau, évidemment, oui, c’est d’arriver, de ces théâtres et de ces révoltes, à faire un théâtre révolté. Mais pour l’instant, personne n’est prêt à faire le pas vers l’autre pour abandonner ce qui lui est cher. Les directions ne prennent pas part aux revendications des occupants et ceux-ci n’ont pas grand-chose à faire des conséquences des fermetures.»* D’où un échec dont il fallait faire quelque chose. Malgré toutes les belles, intelligentes, sincères, déclarations, tout reste en effet coincé. Quoique prétende le théâtre citoyen, il reste dans un entre-soi qui n’intéresse pas vraiment la société. On est loin de l’agora démocratique, de la Cité mais dans une toute petite arène où même le “commun“ a eu -et a encore- du mal à émerger. La question de l’identité dévore tout. «Catégories, fragments, chacun dans son groupe, chacun dans son coin et, le plus drôle : chacun prétend se battre pour les intérêts de tout le monde. Atomisation des altruismes. Si la véritable bataille est celle de la collectivité, de l’être ensemble, alors cette bataille nous l’avons complètement perdue. Occupants et directions, nous sommes battus par nos identités qui ne disent pas leurs noms.»*
Pas question d’en rester là. Modestement, reprenant la toile de Pénélope du « théâtre populaire », du “service public“, du “citoyen »… le Théâtre de la Colline a décidé d’analyser cet échec.Quelque deux cent cinquante chaises en cercle sur l’immense plateau: une façon de dire au public : ce théâtre est à vous. Et Wajdi Mouawad a invité les occupants qui étaient sur le départ, à cette «conversation». Avec tout ce que cet art mineur -qui fut majeur au XVIII ème siècle dans le cercle des Lumières- comporte d’écoute, respect mutuel, pensée rapide, saillies inattendues qui emmènent le raisonnement et l’échange là où on ne les attendait pas mais aussi rires, découvertes et plaisirs.
Cela a donc commencé sur le thème de l’identité : oui, il faut d’abord «se retrouver soi-même». Une jeune femme se lance: «Sachez respirer, sachons où nous en sommes, concentrons-nous.» Elle ose parler à voix nue, sans qu’un micro aille chercher des vibrations intérieures ou des réverbérations externes. Courageux ! Et cela a donné une belle écoute à la suite du débat, cette fois avec micros. Identité : questions du récit, du nom, de l’origine et témoignages dans un grand respect de l’autre.
Wajdi Mouawad s’y connaît en identités multiples: il est libanais, canadien et français (tantôt l’un, tantôt l’autre et aussi en même temps) et il donne une piste: «Nous ne sommes pas propriétaires de nos origines, dit-il, mais seulement les locataires. «Une voie vers un nouvel universalisme ? Seconde question, complexe: la décolonisation. Trop court pour en faire ressortir une synthèse. Mais renaissait le cercle de l’attention. Il a été peu question directement du théâtre mais il était bien là, élémentaire, en train de se rattacher à ses racines, à l’intelligence collective et à l’émotion partagée, à l’acteur qui, en apparence, agit «pour de faux» et qui fait réagir pour de vrai, sous sa fausse identité. Et ainsi de suite.
La reprise de Sœurs, texte et mise en scène de Wjadi Mouawad (voir prochainement (Le Théâtre du blog) pouvait donc se faire comme avant la fermeture du Théâtre de la Colline ou presque. Dans ce presque, il y a la crainte que le théâtre filmé mange le théâtre vivant et que la sphère privée, elle, mange le collectif. Mais aussi l’espoir que chacun mesure mieux ce qu’il fait, quand il réalise du théâtre…
Christine Friedel
*Extrait du Manifeste de Wajdi Mouawad à lire sur le site du Théâtre National de la Colline.