Le festival Trente Trente à Bordeaux, dix-huitièmes rencontres de la forme courte
Une manifestation unique en France dans son genre qui a lieu tous les ans et singulière à plus d’un titre: elle n’appartient à aucune institution et est consacrée à la création actuelle avec des formes courtes, le plus souvent hybrides au meilleurs sens du terme, associant souvent musique, vidéo, performance, arts plastiques…
Trente Trente créé en 2004, est dirigé par le metteur en scène Jean-Luc Terrade. Les spectacles ont lieu dans des lieux pour un public en nombre limité comme son Atelier des marches, un ancien chais au Bouscat, commune limitrophe de Bordeaux mais aussi dans l’ancien marché rond couvert de Lerme à la belle architecture de la fin XIX ème, etc.
Dénominateur commun des manifestations: un esprit d’ouverture, une exigence artistique et un désir d’expérimenter un vocabulaire de formes et la programmation cette année s’est étendue du 8 juin au 3 juillet à Bordeaux mais aussi dans sa métropole. Cela se passe comment cette ville où longtemps le festival Sigma (1965-1996) dirigé par Roger Lafosse, était la seule vraie manifestation d’avant-garde ( théâtre, danse, musique, arts visuels mais aussi chose inconnue en France à l’époque, happening et performance) avec, peu connus quand ils y vinrent (excusez du peu !) : Le Living Theatre de Judith Malina et Julian Beck, Miles Davis, Pierre Henry, Lucinda Childs, Jérôme Savary et son Magic Circus, Carolyn Carlson, Bartabas, Klaus Nomi, Les Pink Floyd…. Et il y a sept ans déjà (voir Le Théâtre du Blog) eut lieu une rétrospective avec affiches, photos, vidéos… où se précipitèrent des centaines de jeunes Bordelais, très curieux de savoir ce qui se passait dans ces années-là. De cet esprit-là, relève le festival Trente Trente.
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« Mais oui, il y a ici, une certain immobilisme, dit Jean-Luc Terrade qui ne mâche pas ses mots et la Mairie semble avoir une priorité: les extérieurs et les jardins. Et depuis une quinzaine d’années, de nombreux artistes partent pour la Dordogne autour de Périgueux où les loyers sont beaucoup moins chers. Le Centre Dramatique National travaille très peu avec les compagnies locales et régionales; il y a un a une sorte de vase clos, d’entre soi qui ne favorise en rien la création. Je ne trouve pas normal que le C.D.N. n’accueille pas au moins deux spectacles de Trente Trente. Motif invoqué: cela ne correspond pas à notre ligne esthétique et quand j’ai demandé à à avoir juste la petite salle, on veut me la louer à 3.000 €! Jean-Luc Terrade préfère parler de ses Marches de l’été: « C’est un espace modeste mais où j’accueille des compagnies en résidence de travail et où il y a un véritable échange avec les artistes. Financièrement, nous sommes aidés à la fois par l’I.D.A.C. , par le Conseil Régional et la D.R.A.C. Cette dernière année a été un peu chamboulée pour les raisons de crise sanitaire et nous n’avons pu faire venir en janvier comme prévu des artistes étrangers comme Alexandre van Tourov, Baba ou Steve Cohen mais pour cette édition de juin-juillet, j’ai globalement eu ceux que je voulais programmer dont, entre autres, Etienne Saglio, Johan Le Guillerm ( voir Le Théâtre du Blog), l’Israëlien Yair Barelli, Thomas Larroque et Bino Sauivitzvy. Et je prépare déjà 2023.
Il y a aussi, vous le savez bien, une curieuse tendance à Bordeaux depuis quelques années: la multiplication de cafés-théâtres… avec parfois des places à 30 € ! Tout cela ne va pas dans le bon sens et semble traduire une frilosité, une peur de la transgression dans le langage, voire même une forme d’auto-censure. J’ai demandé depuis cinq ans déjà à la mairie de Bordeaux une prise en charge de notre lieu où nous sommes seulement en location et qui ne permet pas d’accueillir des compagnies ayant besoin d’un plateau d’au moins douze m d’ouverture. Mais elle préfère réhabiliter d’anciens sites… La D.R.A.C. elle, ne veut pas engager de travaux à l’atelier des Marches et bon, j’ai soixante-treize ans… Par ailleurs, allez parler en ce moment de misogynie, de rapports entre les femmes et les hommes… il me semble qu’on mélange un peu tout: la vie réelle et la vie artistique et, à partir du mouvement Metoo, la balance est nettement partie dans l’autre sens. J’ai eu envie et j’ai toujours envie de programmer des artistes impertinents, voire « sulfureux» ou «pas bien du tout» et je n’ai pas l’intention d’arrêter… »
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Florhof ( Le Jardin des fleurs) de Benjamin Begey
Cela se passe dans une ancienne et magnifique chapelle romane jouxtant un beau petit cloître malheureusement encombré par des « sculptures » cubiques en béton. C’est le lieu d’exposition de la D.R A.C. Aquitaine dont les bureaux sont dans un bâtiment récent relié à cette chapelle. Benjamin Begey travaille à partir d’une matière unique: des centaines de volants de badminton en plume de canard et en liège qu’il a récupérés auprès de clubs de la région donc usés mais encore en bon état. Ses installations sont faites à chaque fois en tenant compte du lieu. Associé à l’art du Feng shui : vent et eau, elles sont soit posées au sol ou suspendues, parfois proches du minéral en accord avec la pierre claire de cette chapelle. « J’ai noté un jour quelque part, dit Benjamin Begey que les effets de la recherche sans fin que notre âme a sur nos vies. » Il y a ainsi entre autres une beau et long drapé de huit mètres tombant d’une balustrade en bois et une grosse boule faite d’un serpentin de volants, deux œuvres absolument remarquables.
Vidéos-Poèmes d’Arnaud Pujol
© Arnaud Poujol
Et dans cette même chapelle, quelques tablettes… pour voir et entendre au casque ces vidéos-poèmes. « Ils ont surgi, dit l’artiste, du confinement, non pas comme une injonction à créer, mais comme une interrogation inédite où il fallait essayer de trouver des réponses : comment continuer à créer ? Comment dire quelque chose de cette période singulière ? Comment le numérique peut-il nous aider à sculpter le temps ? Dans les archives familiales, j’ai mis la main sur un nombre important de films super-8. Une archéologie intime devenue une source commune permettant de rassembler des artistes éloignés. Créer des formes hybrides où le texte est partition, la vidéo : un poème. Le trouble et l’excitation devant la qualité et la richesse des couleurs des super-8, mais aussi leur caractère suranné, à défaut de me plonger dans un abîme nostalgique; ont dopé mon imaginaire me ramenant à la source de toutes les vocations, la naissance du poème. »
Ce beau travail à la fois précis et poétique, alors que tout a été réalisé à distance avec une vingtaine d’artistes de plusieurs disciplines, est fait de sons, i mages figuratives ou non mais aussi de paroles. Aurait-il été différent s’il n’y avait pas eu de confinement? Au fond qu’importe, et cette dizaine de vidéos, « archipel d’archéologies intimes », même si on n’est pas très bien installé pour les voir, est tout à fait réjouissant et fait voyager la pensée et l’imaginaire comme peu d’œuvres d’art contemporain arrivent à le faire.
Ces expositions ont eu lieu à la Chapelle de la D.R.A.C. , 54 rue Magendie, Bordeaux, du 17 juin au 2 juillet.
Cuir par la compagnie Un loup pour l’homme
© Pierre Planchenat
Une petite forme de trente-cinq minutes typique du festival Trente Trente dans cet ancien marché rond en plein cœur de la ville réhabilité en en salle de spectacle ou d’exposition. Au sol, un tapis en plastique et deux châssis en bois avec des tubes fluo blanc comme des sculptures visiblement inspirées de celles de Dan Flavin, l’artiste minimaliste américain bien connu et, à une petite table en bois, un technicien aux consoles. Dans une sorte de rituel, entrent deux jeunes acrobates très musclés, habillés chacun d’une sorte de costume-harnais de cuir avec poignées. Il n’y pas de trapèze ou agrès quelconque mais un corps à corps virtuose au sol parfois proche d’une chorégraphie. Nous pensons bien sûr aux luttes représentées sur les célèbres et admirables vases grecs à figures noires. Dans une sorte de répulsion l’un pour l’autre mais aussi avec une absence de haine… Bascule, lutte, traction, mise en déséquilibre, portés d’une rare précision, lutte pour mettre l’autre au sol heureusement rembourré, d’un seul mouvement, en le prenant grâce à la poignée du harnais…Remarquable et d’énergie contenue.
Il s’agit d’un main à main où est en jeu le corps de l’autre dans un mouvement d’agressivité mais aussi d’action bénéfique : la palette est large comme dans la vie courante. Vite en sueur, ils se passent mutuellement par deux fois une serviette éponge sur le corps. Puis ils reprennent cette lutte sans fin, jusqu’à l’épuisement. Comme souvent, ce genre de performance a un peu de mal sur la fin à progresser encore. Reste une allégorie des relations humaines qu’une centaine de personnes regarde avec fascination.
Cette édition 2021 dont nous n’avons pu voir qu’une seule journée, restera un bon souvenir dans une année plutôt morose…
Philippe du Vignal
Festival Trente Trente info@trentetrente.com. T.: 05 56 17 0 83