Au Bord de Claudine Galea, mise en scène de Stanislas Nordey
Au Bord de Claudine Galea, mise en scène de Stanislas Nordey
Le spectacle s’ouvre sur la projection d’une photo parue dans le Washington Post en mai 2004: une militaire américaine, Lyndie Enngland, tient en laisse un prisonnier nu, à terre dans la prison d’Abu Ghraib en Irak. Membre des forces terrestres, elle a participé en 2003 à cette guerre. Simple et court, le titre fait penser à l’expression : être au bord du gouffre. Le précipice donne le vertige, appelle la chute et ces mots expriment les thèmes de ce monologue : combats, violence sans limite, désir, haine, amour mais aussi pouvoir de l’image, de écriture
Avec une mise en scène sobre et radicale, Stanislas Nordey place corps et voix dans l’ expression la plus dense. Emmanuel Clolus a conçu une scénographie minimaliste, froide et évocatrice: un grand parallélépipède bleu-clair, agrémenté d’un motif qui ôte la raideur à ce dispositif. Un motif enlevant une part de réalité. Mais la violence du récit est bien là avec ce volume rectangulaire, blanc, posé de biais contre le mur. Est-ce la victime, le prisonnier ? Le double de l’auteur-narratrice ? Un matelas ? Un fantôme ?
Mais aussi le lieu de l’action : un sous-sol en béton d’un bâtiment militaire secret, et propice -en temps de guerre mais pas uniquement- à des actes douteux, voire effroyables. Ce décor unique se métamorphose au rythme de l’histoire et devient un autre espace clos. Espace mental de l’écrivaine, absorbé par cette image insoutenable de la soldate et de son prisonnier, de la torture, mais aussi, et progressivement, par ses angoisses politiques et existentielles, mises en éveil par la photo.
Comment rester debout et ne pas perdre l’inspiration poétique face à la violence, à l’inhumain? Claudine Galea pose la question complexe à laquelle s’affronte tout artiste: comment faire exister un thème aussi atroce? Les premiers mots de la pièce sont révélateurs : «Je suis cette laisse en vérité (…) Pendant des semaines, j’écris Au Bord. (…) Trente-neuf fois, j’essaie d’écrire Au Bord. Trente-neuf fois, je m’arrête en route. Je suis cette laisse. »
La relecture d’En laisse de Dominique Fourcade qui puise aussi son inspiration dans cette terrible photo, sera un élément déclencheur pour l’écrivaine : «Le 21 août 2005, (…)je recommence à partir de cette phrase: » Je suis cette laisse en vérité. » Cet objet a pouvoir évocateur et symbolique dans ce monologue inclassable qui n’est ni du théâtre, ni vraiment de la poésie. Les premiers mots: « Je suis cette laisse en vérité » et les derniers : « J’emmène mes laisses à ronger », comme ell devenait personnage: tour à tour celui de l’interlocutrice de La Femme soldate, la Femme soldate elle-même, la Femme-autrice ou l’Écriture : «Je suis au bout de cette laisse. / Je suis celle qui tient la laisse. /Je suis celle qui se tait et qui tient la laisse. /J’ai punaisé la photographie sur le mur en face de la table où j’écris. Je n’écris plus je regarde. /Celle qui tient la laisse m’appelle. /Sans me regarder elle me tient captive. /Regarde-moi. «
Avec une lucidité implacable et une véritable pensée politique, Claudine Galea dit la condition de l’auteur, l’inspiration créatrice et la forte influence de l’image, devant l’impossibilité d’écrire et la faculté d’effacement, face à l’innommable: «Je pense que la photographie n’arrête pas l’impensable, l’impossible possible, et que le pire reste à venir. » Et, presqu’à la fin de la pièce: «Je pense que l’image ne tient pas compte de la réalité. La réalité ne tient pas compte de l’image. » La question s’adresse aussi à l’artiste-metteur en scène et à la comédienne. Stanislas Nordey y répond avec une réalisation d’une rare perspicacité. Sans aucun pathos, il gère de main de maître cette confrontation entre l’inqualifiable et la souffrance. Et il a choisi Cécile Brune pour proférer -admirablement- une parole singulière, ni dramatique au sens classique du terme, ni lyrique,
La seconde partie du texte rythmée par un anaphorique :«Je pense », est une véritable performance pour une actrice: fragments de pensée et images poétiques s’enchâssent dans un flot continu au tempo cadencé, proche d’un long poème. Bouleversant ! Cécile Brune nous éblouit, magnifique funambule d’une extrême précision gestuelle et orale, pleine d’émotion ! Emmanuel Clolus a conçu une scénographie au plus près du texte, sans jamais l’illustrer et les éclairages de Stéphanie Daniel offrent en une heure, cinq séquences où les variations délicates de la lumière correspondent à l’intensité de ce monologue. La musique au piano est au cœur de cette traversée mentale, violente et tragique. Nous restons sous tension et la théâtralité laisse retentir ce monologue aux mille nuances!
Elisabeth Naud
Théâtre National de Strasbourg, du 21 au 29 juin Strasbourg ( Bas-Rhin) . T. : 03 88 24 88 00.
Théâtre National de la Colline, Paris. En mars et avril 2022
Le texte de la pièce est publié aux éditions Espaces 34.
Parages 09, la revue du T.N.S. consacre un numéro spécial à Claudine Galea.