Les Présidentes de Werner Schwab, traduction de Mike Sens et Michael Bugdahn, mise en scène de Laurent Fréchuret
Cet auteur et artiste autrichien est passé comme un éclair noir à la fin du XX ème siècle. Mort à trente-cinq ans en 1994 d’un auto-empoisonnement à l’alcool, il a secoué le monde des arts avec des œuvres -forcément éphémères- réalisées avec des matériaux organiques en putréfaction et des sculptures à la tronçonneuse. Et il a bousculé le théâtre contemporain avec des pièces ravageuses et trash. Comment dit-on trash en français ? Ce serait une accumulation d’adjectifs: sale, poisseux, vomitif, scandaleux, brutal et sacrilège, un mot qui définit bien l’écriture de Werner Schwab, dans cette Autriche catho-scato qu’il hait à la hauteur d’une Elfriede Jelinek et d’un Thomas Bernhardt. Il ne s’agit pas simplement pour lui d’offenser le sacré ni la puissante église catholique mais de l’écrabouiller jusqu’à le faire naître de ses déjections mêmes. Un théâtre de la cruauté scandaleusement drôle…
Présidentes de quoi, d’ailleurs ? Présidentes de tout, présidentes de rien, mères écrasantes, ventres occupés à se remplir et à se vider, dans la constipation ou le «lâchez tout »… C’est son pays et au-delà toute l’Europe et plus loin encore,que ce dramaturge emballe dans le papier sulfurisé de son écriture.
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Erna, mère tourmentée par un fils incapable de vivre en adulte et perdu dans l’alcool, confite en dévotion et en avarice, amoureuse sans dire le mot du charcutier Wottila (presque le nom du pape Jean-Paul II, lequel parle justement à la télé! Il y a aussi Grete, la nymphomane dont la fille exaspérée a fui jusqu’en Australie. Ces femmes sans homme mais avides d’hommes, à l’égo en détresse et surchauffé, sont engluées dans une sorte de cuisine avec la Petite Marie, l’innocente dont l’odeur de sainteté émane des w.c. qu’elle débouche à mains nues, quand elle n’est pas en train de multiplier les signes de croix. Elles ont le costume de leur misère profonde et de leur manques insondables : pour Erna, la convenable et la terne, une toque de fourrure récupérée à la décharge et nettoyée longuement avec volupté, quand, du moins elle était capable de volupté. Grete avec une accumulation d’accessoires très sexy, breloques dorées, froufrous en simili-panthère, perruque volumineuse. Et Petite Marie, un personnage entre une servante -à mille lieues au-dessous et donc au-dessus de la «technicienne de surface »- et religieuse, aux cheveux sagement plaqués avec une barrette.
À elles trois, elles président et prédisent, affirment, se plaignent, radotent et partent en vrille. Diarrhée verbale et surenchère, jusqu’à la plus extrême violence d’une «majorité silencieuse» qui déborde. Tout le monde ne peut pas dire et jouer cette purge (la fameuse catharsis selon Aristote). Ici, trois comédiennes à sa dimension: Mireille Herbstmeyer, compagne de route de Jean-Luc Lagarce, Olivier Py… et dévoreuse de textes contemporains mais avec encore ce qu’il faut d’appétit pour les classiques,.
Flore Lefèbvre des Noëttes, exploratrice du théâtre baroque et du répertoire européen le plus costaud, comédienne de tous les défis et qui a écrit une trilogie La Mate, Juliette et les années 70 et Le Pater (voir Le Théâtre du Blog) ou comment faire vent, de la mort entière. Et Laurence Vielle, actrice d’une élasticité virtuose et poétique, justement élue poète nationale dans son pays natal, la Belgique.
«Des monstres, des furies, des suppliantes», dit Laurent Fréchuret. Les actrices sont à la hauteur de ce qu’on peut attendre du théâtre : avec des corps puissants, présents, insolites et insolents qui ne se cachent pas derrière une image filmée, des voix pleines qui respirent large et jouent de la nuance et de l’intonation jusqu’à la surprise, avec un engagement total, intellectuel, sensible, physique dans le jeu. «C’est comme à l’opéra», dit Flore Lefèbvre des Noëttes. Il faut «mâcher le texte», en investir les sons et les hauteurs. Heureusement, les voix peuvent prendre leurs aises dans la haute salle du Onze: il faut de l’air au-dessus de la tête pour que le geste prenne toute son ampleur, les danseurs vous le diront.
Quant au malaise, cela regarde le spectateur. Et voilà pourquoi votre fille (n’) est (pas) muette, aurait dit Molière. Ces actrices ne reculant jamais devant la force du texte, si violent ou “trash“ soit-il. Et ces Présidentes font peur, font rire, émeuvent, sidèrent. Du théâtre puissant, culotté (c’est le cas de le dire…), mieux que ça : qui vous interroge sans pitié jusqu’au fond du corps. Sans pitié, mais là-dedans, ça fouille quand même du côté de l’amour…
Christine Friedel
Le Onze, 11 boulevard Raspail , Avignon, à 20 h 40, jusqu’au 29 juillet.