Livres et revues
Jeu Revue de théâtre n°178
Dans son éditorial, Raymond Bertin, le rédacteur en chef de la revue québécoise, fait le point sur la rupture de la relation unissant public et artistes qu’a aussi provoqué de l’autre côté de l’Atlantique, l’arrivée du covid. Et il précise qu’une « grande réflexion stratégique, doublée d’une étude de marché et de lectorat a permis aussi à l’équipe de jeu de discuter et de mieux définir ses objectifs et ses façons de faire pour les années à venir. Le numéro que nous vous livrons aujourd’hui, résulte en partie des échanges de ces derniers mois. «
Au centre de ce numéro, un dossier: Représentations de la violence codirigée par Mélanie Demers et Philippe Mangerel dans les arts vivants. La violence a toujours fait l’objet d’une traduction scénique depuis l’antiquité grecque qu’elle soit somptueusement évoquée comme dans Les Perses d’Eschyle ou bien présente, même si on ne la voit pas, dans Electre de Sophocle. Mais ici, c’est plus de danse et de performance qu’il est question; il y a ainsi un témoignage de Léa Kramer sur le colonialisme et la tentative de génocide des tribus indiennes pratiqué aux Canada comme aux Etats-Unis. La chorégraphe et performeuse raconte très bien comment l’Etat a créé des pensionnats indiens pour que les enfants puissent assimiler les habitudes et modes de pensée des hommes blancs. Et comme elle a eu le désir d’affronter cette violence et ce traumatisme collectif pour créer une expression artistique et montrer que cette violence a bien eu lieu, même si l’Etat colonial continue de nier ses tentatives de génocide.
Mario Cloutier aborde la la représentation de la violence sur scène et a réunis par vidéo la chorégraphe et performeuse Dana Michel et le metteur en scène Olivier Choinière. C’est une remarquable réflexion sur le fait de mettre ou non, la violence en en scène; cela n’apparait pas comme une nécessité et est sans aucun doute une question de dosage que ce soit en danse ou en théâtre, mais aussi de public qu’à un moment donné, il va falloir bousculer un peu et de règles du jeu.
Dans ce même numéro, il faut lire aussi La Mémoire du théâtre des femmes où Mario Cloutier montre le très petit espace qu’ont occupé les textes d’auteures dans la création théâtrale québécoise de 2012 à 2019. Ils n’ont pas été publiés comme ceux des hommes… Mais il semble que les choses soient en train de changer et que nombre d’éditeurs ont révisé leur politique.
A lire également Eradiquer les inégalités est un acte justice de Rahul Varma qui a cofondé en 81 avec Rana Rose le Théâtre Teesri Duniya où ils ont créé des spectacles multiculturels engagés dans des combats de société. L’auteur de cet article constate que la pandémie a mis en lumière des injustices systémiques lui étant antérieures et dérivées des systèmes d’oppression. Et un article de Caroline Châtelet sur la chorégraphe, marionnettiste et metteuse en scène française Gisèle Vienne , suivi d’un texte où celle-ci explique sa démarche; elle dit notamment vouloir remettre en question le théâtre social et normatif tel qu’on l’enseigne et le pratique. Un numéro riche et comme d’habitude, très bien illustré.
Philippe du Vignal
Jeu n° 178, en vente dans les librairies théâtrales. Et Distribution du Nouveau Monde, Paris (V ème) .
Le Courage de la nuance de Jean Birnbaum
«Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison, disait Albert Camus. Aujourd’hui, les réseaux sociaux nous ont habitué au pire. L’injure et l’invective ont remplacé le débat et le raisonnement. Jean Birbaum évoque les grandes figures qui ont voulu donner tout leur poids à la discussion, aux arguments, à la confrontation avec la pensée de l’autre. Des philosophes, écrivains, ethnologues, sémioticiens: nous les connaissons tous mais les citations que l’auteur offre, nous les rappellent et nous les rendent encore plus proches.
Albert Camus, bien sûr, dénonce la polémique, la politique de réduction de l’adversaire, « qui remplace les hommes par des silhouettes ». Une éthique du dialogue qui permet d’affronter aussi ceux qui le refusent. Depuis La Lettre à un ami allemand (1943): «Nous luttons pour des nuances qui ont l’importance de l’homme même », jusqu’aux propositions de négociations au moment de la guerre d’Algérie, il n’a cessé de rappeler une éthique de la mesure. Que l’on ne se méprenne pas sur le mot. Il écrit aussi : «Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération, sa juste place. »
Même chose pour Germaine Tillon qui, après son expérience du camp de Ravensbrück, milite pour l’indépendance de l’Algérie et ira rencontrer Yacef Saâdi à Alger en pleine guerre, pour lui demander l’arrêt des attentats contre la population civile. Alors qu’elle se bat, du côté français, pour que cessent les exécutions capitales des meneurs du F.L.N., elle se rend clandestinement au cœur de la casbah et dit à Yacef Saâdi. «Vous êtes des assassins, vous répandez du sang innocent ». Sa réponse est dans le livre de Jean Birbaum mais n’éteint pas la polémique. Yacef Saâdi ira revoir Germaine Tillon peu avant sa mort en 2008 et sera présent à son entrée au Panthéon.
C’est surtout le courage de Georges Bernanos que l’on a envie de saluer en relisant avec Jean Birnbaum, Les grands Cimetières sous la lune. « Une foudroyante lucidité »,dit-il. Les cimetières de la guerre d’Espagne en annonçaient d’autres, plus vastes encore. Georges Bernanos, maurassien de culture et de cœur, refuse de ne pas voir. Il décrit les équipes d’épuration à domicile qui sèment la mort de village en village, livrant chaque jour aux cimetières leur quota de mal-pensants. Quel chemin pour ce monarchiste choisissant De Gaulle contre Vichy, démasquant Maurras, ce chrétien exhibant les compromissions de l’Église, cet antisémite qui honore les combattants du ghetto de Varsovie…
Hannah Arendt est évoquée par Jean Birnbaum avec la pensée comme héroïsme ordinaire. « L’essentiel pour moi, c’est de comprendre », écrit-elle. Pas de pensée sans dialogue avec les autres et pour commencer, avec soi. «C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux également parler avec moi-même, c’est-à-dire penser. » Une vie sans amis ne vaut pas la peine d’être vécue. Hannah Arendt s’enracine dans la philosophie antique et d’abord, dans l’héritage socratique. L’amitié, pour elle, est l’unique espace où peut se déployer « l’antique vertu de modération», le seul lieu où s’épanouit cette pluralité qui définit notre condition humaine.
Saisir le réel dans ses contradictions, pourrait être la formule qui résume le mieux la pensée de Raymond Aron. Mentionner les faits avec loyauté, ne rien concéder à l’hypocrisie, se montrer sans pitié pour les croyances faciles, ménager la place au doute: tel sera l’effort de Raymond Aron. Cet ancien camarade de Jean-Paul Sartre célèbre «le courage de la mesure ». Il existe chez lui, une pratique de l’incertitude mais cette prudence est la première des audaces. Bien sûr, cette éthique intraitable du doute ne pouvait que l’exposer à la solitude et aux sarcasmes. Dans les années 1968, on prétendait préférer « avoir tort avec Sartre, qu’avoir raison avec Aron» ! Quels aveuglements ! Il faut s’en souvenir : Raymond Aron accueillit Hannah Arendt en France et l’introduisit au séminaire d’Alexandre Kojève où se pressait toute l’intelligentsia parisienne dont Jacques Lacan, avant qu’elle ne soit internée au camp de Gurs (Pyrénées-Atlantiques) dont elle s’évadera pour s’exiler aux Etats-Unis.
Le chapitre sur George Orwell donne l’envie de relire immédiatement 1984. Big Brother rectifie le passé, planifie l’amnésie, punit de mort quiconque tient un Journal. Le despote de 1984 contrôle le langage, orchestre la création d’une «novlang » dont les mots, débarrassés de toute ambiguïté, de toute nuance, annihilent la sincérité du moment présent et le rappel des indignations passées. Mémoire longue et langage libre sont les conditions de la survie.
Roland Barthes clôt le livre de Jean Birnbaum. Peut-être parce avec lui, la littérature est-elle « maitresse des nuances » ? Elle subvertit les logiques binaires et déjoue les raisonnements manichéens qui partagent l’humanité entre amis et ennemis. La littérature est gardienne de la pluralité infinie qui distingue notre condition. « Je veux vivre selon la nuance », écrit Roland Barthes. Le Neutre est le lieu où l’on refuse de choisir un terme contre un autre, où l’arrogance se trouve suspendue. « Je réunis sous le nom d’arrogance tous les gestes de parole qui constituent des discours d’intimidation, de sujétion, de domination, d’assertion, de superbe : qui se placent sous l’autorité, la garantie d’une vérité dogmatique ». La musique, degré zéro de tous les systèmes de sens, est la vibration qui échappe autant à la violence des stéréotypes qu’à la toute-puissance des concepts.
Jean Birnbaum a choisi « cette petite troupe d’esprits hardis », comme il l’écrit à la fin de son livre, pour donner voix à cette marginalité, au moment où elle peut nous être de grand secours. Ces écrivains acceptent de vivre dans la contradiction et préfèrent réfléchir, plutôt que haïr. Ils sont pour nous, un héritage, fragile peut-être, mais qui nous aide à penser et à faire face.
Jean-François Rabain
Editions du Seuil.