Festival d’Avignon (suite et fin) : Royan, la professeure de français, de Marie NDiaye, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia
Festival d’Avignon (suite et fin)
Royan, la professeure de français, de Marie NDiaye, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia
Cette création était programmée pour l’édition 2020 qui avait été annulée ! En novembre dernier, une seconde chance lui fut donnée par le Théâtre de la Ville, mais bien vite mise aux oubliettes avec l’arrivée du nouveau confinement. Il aura fallu attendre le soixante -quinzième festival d’Avignon! À la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, est enfin présenté ce monologue écrit pour Nicole Garcia. Pour la quatrième fois, Frédéric Bélier-Garcia met en scène un texte de Marie Ndiaye. Trois mots: solitude, trahison, souvenir, suggérés par l’actrice et son fils à l’auteure, vont l’inspirer. L’histoire est fondée sur un événement tragique qui va faire basculer le quotidien monotone de Gabrielle, professeur de français dans un lycée de Royan : « Daniella était subtile elle était tendre- mon élève préférée- » s’est défenestrée du troisième étage de son établissement scolaire. Depuis le drame, ses parents attendent chaque soir le retour de l’enseignante à son domicile, pour la confronter à ce qui s’est passé : «Cela fait des semaines que vous essayez de me forcer à une rencontre que je repousse de toute mon âme. »
Au fil d’un monologue passionné, Gabrielle s’adresse avec virulence à ces parents mais aussi à nous : « Oh! Je veux pas vous voir je ne veux pas vous parler je ne veux pas vous connaître. Je voudrais que vous soyez morts emportés par votre douleur bien proprement sans souffrir. Mourez ! Disparaissez ! » La mort de Daniella, son double, laisse place à l’évocation de sa jeunesse, puis au départ d’«Oran la radieuse », sa ville natale puis à son arrivée à Marseille, ensuite à Royan : « Je marche dans les rues de Royan comme je marchais dans les rues d’Oran forcenée inquiète et séductrice ». Des souvenirs qui éclipsent la culpabilité.
L’autrice évoque le contexte géographique : « A la fin d’une journée de printemps sous une douce lumière. Gabrielle quitte le lycée et rentre chez elle ». C’est un peu le calme avant la tempête, l’entrée en scène d’une actrice et le début d’une fiction théâtrale. Au moment où Gabrielle arrive dans son immeuble, comme elle, nous changeons et entrons dans un autre univers: «J’ai laissé dans l’avenue le grand soleil blond foncé. » De son espace public et socio-professionnel, nous passons au sien: clos et confidentiel : «Mais voilà quittant l’univers radieux la sphère bleu et or de l’avenue de la Falaise pour entrer dans l’immeuble obscur je n’y vois rien mes paupières battent pour tenter de chasser les cercles miroitants qui m’égarent ». Extérieur/intérieur, lumière/obscurité, mouvement/immobilité, bruit/silence, réalité/fiction : ces vocables antinomiques reflètent le rythme de l’écriture, la succession des diverses situations dramatiques, et le paysage mental agité de Gabrielle : »Je ne porte le deuil de personne jamais jamais je n’ai fait de mal à qui que ce soit. »
Royan, la professeure de français a lieu dans un espace fermé et fait ainsi écho à la solitude et à l’état psychique de Gabrielle: la cage d’escalier et l’entrée de son immeuble avec ses boîtes à lettres en bois vernis et une moquette orange, typique des années soixante-dix. Une scénographie réaliste -bien pensée par Jacques Gabel- entre en résonance avec ce fait divers et un personnage en apparence banal. Un décor subtilement conçu pour évoquer les changements de contexte. Les lumières offrent un passage du clair, au sombre très graphique et réussi. La mise en scène renforce l’ambiance douloureuse et énigmatique qui parcourt le récit. Entre les différentes séquences, apparaissent furtivement, de temps à autre et en clair-obscur, des silhouettes: les parents de Daniella ?
La langue poétique de Marie NDiaye laisse exploser avec puissance et brutalité, sans aucun pathos, les blessures existentielles, le rapport mimétique, comme les ruptures sociales vécues par Gabrielle. L’humour, l’ironie, la mauvaise foi ne sont pas absents de ce déferlement de paroles. Femme fière : « Je ne donne aucune prise à la curiosité vicieuse à l’apitoiement au désir commun de s’introduire dans l’esprit des autres », elle est parfois cynique et révoltée et elle nous touche, nous révulse mais nous fascine. Ce texte polyphonique laisse entendre des voix, entre autres celle de Daniella et évoque avec une poésie picturale, sonore et sensorielle, d’autres mondes inconnus ou oubliés, cruels, mythiques… Nicole Garcia -voix grave, gestes et regards précis- tour à tour dure, blessée, ironique et même parfois drôle, s’empare avec une maîtrise et une vérité saisissantes, de ce texte complexe et bigarré. Elle donne corps et évoque avec une rare sensibilité, la conscience tumultueuse de Gabrielle dont le tempérament tranchant nous surprend : «Mais je ne suis pas une femme aimante et mon cœur n’est pas formé pour adorer. » Marie NDiaye nous interroge entre autres sur le rapport entre vérité et bien. Entre dire et silence, cette parole dramatique sans aucune ponctuation ou presque, chemine, toute en nuances et sans rien étouffer. Fiction et réalité semblent alors se fondre en un seul geste. Du grand art ! Sur ce vers de Marceline Desbordes-Valmore : « Ah! Je crois que sans le vouloir, j’ai fait un malheur sur la terre », le public quitte, bouleversé, la belle salle de la Chartreuse.
Elisabeth Naud
Spectacle vu le 24 juillet à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon
Tournée en France, du 10 octobre au 17 janvier.