Brèves du futur, fictions courtes d’anticipation, texte et mise en scène de Julien Guyomard
Brèves du futur, fictions courtes d’anticipation, texte et mise en scène de Julien Guyomard
Au festival de Villerville il y a cinq ans, l’écriture collective de la compagnie Scena Nostra (fondée par Julien Guyomard et Élodie Vom Hofe) et la mise en scène de Renaud Triffault du spectacle : Les Miraux avaient provoqué l’enthousiasme (voir Le Théâtre du Blog). Ce fut un des beaux succès de ce festival consacré en priorité aux jeunes compagnies et à la création in situ.
Cette année au Festival d’Avignon 75ème édition, Renault Triffault, ce merveilleux acteur, joue dans une pièce de Julien Guyomard, mise en scène par l’auteur. Avec son équipe, soucieux de notre époque riche en déboires socio-politiques, il nous offre un spectacle jubilatoire à partir de questions… peu réjouissantes: « Et si les terres agricoles devenaient infertiles ? Si l’on transformait les théâtres en réserves pour acteurs en voie d’extinction? Si le travail n’avait définitivement plus aucun sens? Si les rapports humains étaient monétisés? »Ce qui n’augure pas d’un futur le plus serein. Le spectacle est construit autour de courtes séquences, et toutes indépendantes les unes des autres : 1)Terre morte. 2) Science sans conscience. 3) Futur du théâtre et 4) Amitié marchande… Autant de fictions d’anticipation parodiques, issues à l’origine d’une série d’entretiens menée par le metteur en scène en 2016, lors du festival de théâtre à Villeréal.
Echanges avec des agriculteurs bio, mais aussi avec l’abbé du canton, des retraités, de jeunes rugbymen et les gérants d’une boutique d’informatique…Chaque lundi durant le festival de Villeréal, se créait la représentation (issue des rencontres sur le territoire) d’un de ces textes et qui était joué sous la halle du village, lors d’un apéro festif. La compagnie a souhaité prolonger cette expérience initialement jouée in situ, en la réinventant en spectacle et hors des lieux de représentation habituels… Le public entre dans une salle de classe ou de réunion, de conférence… et sous un éclairage blanc, prend place sur des gradins en bois (peu confortables) disposés en U. Assise à une table, une fonctionnaire prend la parole au micro:
« Bonjour… Bonjour à tous… Je suis très heureuse d’être à… (Elle consulte son dossier et donne le nom du village.) J’ai été mandatée par la gouvernance mondiale pour expliquer la situation. Parce qu’avec la crise que nous venons de traverser, on a tout dit et son contraire, beaucoup d’informations ont circulé, contradictoires souvent, et maintenant que nous savons précisément où nous en sommes, nous avons décidé d’aller au plus proche de la population pour faire un état des lieux précis, scientifique, mais aussi donner des instructions officielles, répondre aux questions et rassurer un peu tout le monde…
Donc, comme vous le savez certainement, notre terre est morte et j’apporte avec moi, la dernière étude publiée dans la revue… » (Brève 1 : Terre morte)
Julien Guyomard dresse un tableau vivant et incisif de notre quotidien et de notre époque: La brève 1, « Terre morte » évoque la politique agricole et la désertification rurale. Les saynètes successives révèlent les conséquences socio-culturelles, économiques, les institutions et leur inertie, confrontées au chômage, à l’intelligence artificielle, à l’art … En mêlant avec habileté, le présent au futur, l’utopie au réel et l’envisagé à l’impensable. Cette pièce est aussi un bel hommage à l’art du théâtre. Le jeu des acteurs, tous si expressifs, émouvants et drôles, nous ravit. L’écriture du texte, met à l’honneur les différents registres esthétiques du théâtre et de la langue dramatique : comédia Dell Arte, théâtre classique, café théâtre, clown, le comique sous ses diverses visages est au Rendez-vous.
La pièce nous invite, avec un humour grinçant ou loufoque et fantaisie à réfléchir sur les situations et décisions économiques, culturelles que prennent les pays occidentaux:
« Vendeur : c’est-à-dire qu’on peut pas faire ce qu’on veut. /Acheteuse: Ah bon ? /Vendeur: Oui… Ça pourrait perturber l’habitat naturel des occupants…/Acheteuse : Je comprends rien…/Vendeur : Les artistes, vous voyez ce que c’est ?/ Acheteuse : Ceux qui faisaient de la danse ou qui jonglaient… Avant…/Vendeur: Voilà. Y a encore un siècle, y avait plein d’artistes en liberté. Quasiment à l’état sauvage… Des acrobates, des mimes, des cracheurs de feu… Eh ! Ben ça a quasi disparu. Sélection naturelle. C’est pas utile, ça disparaît… Alors, pour en garder quelques-uns, on a dû crée… des réserves… Et ici, on garde des acteurs. »(Brève 2: Futur du théâtre).
Un spectacle riche en trouvailles scéniques. Aucune lourdeur, l’intervention d’acteurs parmi le public, souvent maladroite, est ici remarquable et leur jeu précis, parfois hilarant, donne une intelligence, une finesse, aux diverses situations qui sont pourtant peu réjouissantes:
« Au nom de l’A.P.V.H.D., l’Agence pour la Promotion des Valeurs Humaines Disparues, je suis heureux de vous proposer nos modules de formation à « l’activité amicale ». Créé en 2083, suite à la grande désertification, ces modules réenchanteront votre quotidien et vous donneront toutes les clés pour devenir un expert en amitié. (…) L’APVHD, toujours à vos côtés ! » (Brève 4 Amitié marchande).
« Client à l’Administratrice : Qu’est ce qui se passe ?/Administratrice : Votre compte Monsieur Villemin est à zéro. C’est la fin de la simulation./ Client : Déjà ? Mais j’en ai mis pour 350 euroyens. /Administratrice : Monsieur Villemin, l’amitié doit être rentable pour tout le monde./Client: S’il vous plaît… Je sens que ça me fait du bien…/ Administratrice: Sinon, vous pouvez lever votre plafond de découvert et là, je peux vous mettre le module de formation grand luxe… » (Brève 4: Amitié marchande).
Un spectacle drôle, émouvant, et plein d’esprit sur des sujets angoissants, bien réels et sur leur sombre avenir plus que possible… A ne pas manquer.
Le metteur en scène a mis en place un dispositif où il n’y a plus de quatrième mur. Et nous nous sentons réellement invités à participer au débat comme de simples citoyens mais à l’écoute et à l’esprit critiques ! Les spectateurs-témoins sont heureux d’avoir ri et d’avoir partagé cette comédie sensible et poétique sur le fonctionnement de nos sociétés dites développées : en quoi, comment et pour qui !? et de leur futur proche …
Elisabeth Naud
Spectacle vu le 26 juillet au Théâtre du Train Bleu, Avignon.
Festival à contre-courant :tournée du C.C.A.S. du 3 au 10 août.
Espace Mandela, Gennevilliers (Seine-Saint-Denis) les 16, 17 et 21 novembre.
Médiathèques des Bouches-du-Rhône du 23 au 27 novembre.
Texte édité chez Esse que. Edition