Bartelby, d’après la nouvelle d’Herman Melville, mise en scène de Katja Hunsinger et Rodolphe Dana, traduction de Jean-Yves Lacroix
Bartelby, d’après la nouvelle d’Herman Melville, mise en scène de Katja Hunsinger et Rodolphe Dana, traduction de Jean-Yves Lacroix
« Je crois qu’aucun matériau n’existe pour établir une biographie complète et satisfaisante de cet homme. C’est une perte irréparable pour la littérature », fait dire Herman Melville au narrateur, en introduction à l’histoire étrange et douloureuse de Bartelby : «Un de ces êtres dont on ne peut rien dire de certains». Ce narrateur qui se définit lui-même comme « un de ces hommes de loi sans ambition de Wall Street « , honnête et plutôt bonasse, a engagé un copiste, venu de nulle part, apparemment terne et réservé. Il s’applique silencieusement à sa tâche de gratte-papier, jusqu’au jour où il oppose à son employeur son fameux : «Je préférerais ne pas ». Ce « non » déguisé à toute injonction émise par l’homme de loi, réitéré et sans appel, a fait couler beaucoup d’encre.
Pour Maurice Blanchot, avec cette formule ni négative ni positive, Bartleby devient le chantre qui rend inopérante la pensée dialectique. Jacques Derrida, lui, y voit la figure d’un schizophrène, voire d’un comique absurde à la Franz Kafka ou à la Samuel Beckett. Et Gilles Deleuze en fait un être tragique: «Un néant de volonté plutôt qu’une volonté de néant. » Quant à Jean-Luc Nancy, qui vient malheureusement de nous quitter, il avouait sa réticence à proposer une lecture de Bartelby the Scrivener A Story of Wall Street (Bartelby le scribe, une histoire de Wall Street), «tant cette œuvre semble être écrite pour être commentée et interprétée».
« Les portes d’entrée sont multiples dans cette nouvelle» dit Rodolphe Dana qui joue le patron-narrateur et trois de ses autres commis. Il a essayé, en transposant la fiction d’Herman Melville, «de laisser libre cours à l’imagination du spectateur, pour lui permettre de se raconter son histoire derrière l’histoire.» Cette création manque d’un parti-pris où Katja Hunsinger et Rodolphe Dana imprimeraient une lecture tranchée et personnelle de la fable mais la pièce reste ouverte aux conjectures du public, notamment des nombreux étudiants présents dans la salle qui pourront en faire leur miel en classe de philosophie ou littérature ….
Le décor, anecdotique et sans caractère: tables de bureau, chaises, plantes vertes et fontaine à eau, peine à traduire l’ambiance pesante d’une étude notariale encombrée de paperasses où, selon Herman Melville, la fenêtre donne sur un mur. Et l’action s’y dilue. Heureusement, dans la deuxième partie du spectacle, une fois vidé de ces éléments de décor, le plateau devient un espace symbolique et le lieu d’une vraie confrontation entre le patron et son employé fantomatique. Adrien Guiraud (Bartelby) a enfin l’occasion d’opposer la force d’inertie de son personnage à la présence agitée de son patron qui, en bon chrétien paternaliste, obsédé et désarçonné par l’attitude son clerc, essaye sur tous les tons de le faire changer d’avis puis de l’inciter à partir… Rien n’y fera. Après une entrée en scène burlesque, le jeune comédien reste très en retrait, face à Rodolphe Dana: le metteur en scène et directeur du théâtre de Lorient excelle à passer du registre comique, à des postures plus dramatiques mais paraît moins à l’aise dans la partition des trois autres employés de bureau.
Malgré ces réserves, le spectacle dont c’était la première après plusieurs reports à cause du covid, gagnera sans doute en rythme et en équilibre de jeu entre les comédiens. Le texte, fidèle à son modèle invite aux débats: inépuisable et rejoint nos préoccupations du moment. Comme la question du monde de l’après-covid ou celle de la résistance passive (ou non) au pouvoir. Bartelby parut pour la première fois en 1853, après La Désobéissance civile, un essai du philosophe Henry David Thoreau publié trois ans plus tôt…
Du 15 au 18 septembre, Théâtre de Lorient (Morbihan). T. : 02 92 02 22 70.
Le texte est paru aux éditions Allia.