Rotterdam la nuit, texte et mise en scène de Charif Ghattas

Rotterdam la nuit, texte et mise en scène de Charif Ghattas

Charif Ghattas, quarante ans, est un auteur, comédien, metteur en scène et scénariste libanais qui a depuis 2002 écrit douze pièces pour la plupart représentées en France et dans son pays. Rotterdam, la nuit est l’une d’elles mais n’a pas encore été publiée. Il nous invite à un huis-clos entre trois sœurs. Et un secret de famille ? Peut-être s’agit-il encore d’autre chose, beaucoup plus énigmatique et complexe. Mire l’aînée, Diane la cadette (une demi-sœur) et Rita la dernière, se retrouvent le temps d’ une nuit dans un hôtel à Rotterdam. Un triste événement les a réunies : leur mère est en train de mourir à l’hôpital. Une mort assistée.

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L’auteur a subtilement choisi comme espaces: Rotterdam, (une ville européenne où l’euthanasie est légale), les Pays-Bas, un pays étranger pour les protagonistes et une chambre d’ hôtel. Il y a là un jeu de déplacement et d’extériorité, en regard des personnages et du vécu tragique de cette fratrie, tel un décalage qui viendrait se greffer dans les mailles de l’histoire intime et névrosée, terrible entre les trois soeurs. « Un : je t’aime moi non plus», d’où vient cette violence dont on ne connait pas l’origine… Le parti pris d’un lieu unique dans ce récit théâtral-une chambre d’hôtel- nous permet de mieux cerner la vie intérieure, le cheminement existentiel, les rancœurs des personnages et accentue la tension dans cette pièce remarquable d’intelligence dramaturgique. Ici, l’extériorité de l’espace un pays et une ville, et  son intériorité: une chambre s’imbriquent littéralement dans le paysage intime et mental de chacun des personnages et avec la structure du texte et son écriture dominée par la parole-action (cf. Théorie de l’analyse des écritures dramatiques créée par Michel Vinaver). Rita, essuyant ses larmes : «Allo, oui… Bien, ça s’est passé… Bien. Il a dit ce qu’il t’a dit à toi, c’est-à-dire, voilà…Intéressé par votre livre… J’ai dit que j’allais réfléchir et en parler avec toi dès mon retour et que tu le contacterais d’ici peu pour les modalités, etc. Oui, elle est à l’hôpital… Ma sœur s’est occupée de tout. On attend… Bien sûr, je t’appelle. Tu es gentille. Au revoir, Camille. C’était Camille. Elle aussi est inquiète… Enfin, inquiète que tout se passe bien.» Mire:«On parle d’une personne normalement constituée.» Rita :«Complètement.» Mire :« On parle de ta mère aussi. » Rita: «Complètement. »L’écriture est ainsi menée non pas uniquement par des faits dramatiques extérieures, en l’occurence, ici l’agonie de la mère, parole instrumentale (M. Vinaver) mais également par des propos semblables à des particules, des fragments multiples et existentiels parfois incohérents ou bien calculés ou encore imprévisible, paroles-action qui agitent l’âme en souffrance de Mire, Diane et Rita. 

Le dialogue est simple et juste, avec des sous-entendus lourds de sens, et des silences, des non-dits qui créent brutalement une tension et une violence affectives entre ces sœurs à la recherche d’elles-mêmes et de l’amour entre elles. Recherche d’une harmonie sentimentale impossible ? Rejetée ? Non cela serait trop simple. Cette pièce ne s’arrête pas là. C’est une bouleversante « pièce-paysage » (toujours selon les termes de Michel Vinaver) à travers laquelle se profile l’incapacité d’aimer, et non l’absence de désir d’aimer. Temps, patience, écoute de soi et de l’autre sont absents chez Mire et Rita. Seule Diane leur demi-sœur, plus apaisée, apparaît comme une médiatrice dans leurs conflits. Rita:« Qu’est-ce que tu fais là? » Diane : «Je peux repartir.» Rita : Non, ce n’est pas que… Enfin je suis surprise, tu ne devais pas… Diane : « Je ne devais pas, mais finalement j’ai changé d’avis… Je ne sais pas … Envie d’être avec vous… De … D’être là. » Elles se regardent, s’embrassent d’abord comme pour se saluer, puis se rapprochent et s’embrassent de nouveau chaleureusement. Une capacité de réconciliation due sans doute à l’amour que Diane a rencontré avec Paul et dont elle va devenir l’épouse… Un ailleurs s’ouvre enfin à elle, libérée de ce tragique engrenage d’incompréhension, de frustration, et de jalousie.

A travers les dialogues de cette fable, il y a, chez Mire, Diane et Rita, la recherche d’un équilibre pour tenir ou se retenir et éviter ainsi une chute existentielle probablement fatale. Y a-t-il ou non, un amour possible à l’horizon ou, est-ce le temps de la nuit et de la mort, juste le mirage d’une résilience pourtant si souhaitée? Peut-être… Ce texte sensible d’une grande qualité autant sur le fond que sur la forme et son interprétation par ces comédiennes ici superbes que sont Elisabeth Bouchaud, Coralie Émilion-Languille et Pauline Ziadé, la scénographie, les lumières sombres et contrastées, diaphanes et rouges, le choix musical… Tout cet ensemble scénique, si bien vu au regard de cette histoire dense et nerveuse, donne à la pièce toute son ampleur et une cruelle beauté. À la fin du spectacle, riche, théâtral mais aussi cinématographique, et grâce aussi à la qualité du jeu et de la mise en scène, le public s’interroge sur cette manifestation de la violence qui naît si souvent au sein d’une même famille. L’histoire du théâtre, depuis la nuit des temps, est là pour en témoigner.

La mort de leur mère sera-t-elle suffisante à Mire, Diane et Rita pour leur ouvrir un chemin vers une paix intérieure et une harmonie affective entre elles? La question reste ouverte pour les spectateurs, visiblement émus. Un beau spectacle à ne pas manquer…    

 Elisabeth Naud 

Théâtre de la Reine blanche, 2 bis passage Ruelle, Paris (XVIII ème), jusqu’au 17 octobre. T. : 01 40 05 06 96.

 

 

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