Gardien Party, conception et réalisation de Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen
Cela se passe dans une salle du musée au Centre Georges Pompidou à Paris. Murs blancs, avec juste un espace de dix mètres mètres cerné par une bande scotchée au sol, comme pour signaler l’interdiction de s’approcher d’une œuvre. Et pour le public, cent vingt chaises ou fauteuils… savamment dépareillés sur des gradins. Une scénographie subtile de Louise Sari: aucun décor, juste quelques cartes postales de tableaux, et ensuite aussi quelques reproductions plus grandes d’œuvres célèbres comme, entre autres, Trois paysannes de Kasimir Malevitch, Pierrot d’Antoine Watteau, La Rivière dans la forêt de bouleaux d’Ivan Chichkine…
Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen ont imaginé avec un remarquable déplacement du regard cette « performance» qui est vraiment du théâtre. On pourra discuter à perte de vue sur les frontières souvent ténues qui séparent les deux mais en gros: gratuité ou prix assez faible par rapport à celui des salles de spectacle traditionnelles, lieu du genre: galerie privée ou salle dans un grand musée, pas de séparation scène/salle situées au même niveau, peu d’intervenants (le plus souvent un seul- artistes et/ou acteurs -mais jamais de vedettes- en relation avec le milieu de l’art contemporain, souvent étrangers et/ou résidant souvent dans la ville où cela se passe, textes parfois théoriques mais ni intrigue ni dialogues au sens traditionnel, costumes proches de la vie quotidienne ou nudité -assez fréquente et rappelant les innombrables nus de la sculpture comme de la peinture, aucun décor sinon quelques éléments scéniques, éclairages simples, durée assez courte souvent à peine une heure, unique représentation ou quelques-unes mais jamais de longues séries, références très fréquentes à des tableaux classiques ou non, héritage avoué du happening…
© Ph. Fenwick
Ici, est mise en valeur la parole de gens jeunes, ou moins jeunes, qui ont l’obligation de rester silencieux, sauf quand ils sont obligés d’intervenir ou pour aller aux toilettes. On ne parle jamais de ce prolétariat mal payé évoluant dans le monde des artistes -ce que certains sont ou ont parfois été- et indispensables à la vie d’une musée. Quand ils se mettent en grève, il faut aussitôt fermer les salles Ici, trois hommes et trois femmes.
A l’extrême gauche, Nathalie Conio, seule actrice véritable; en longue robe. Elle tricote un carré de laine blanche avec autour d’elle, un gros sac et une théière posés sur un tapis. Exceptionnelle de vérité, elle parle russe couramment, comme débarquée la veille de Moscou. « Je m’appelle Margarita Pavlovna Khissamova, j’ai soixante-et-onze ans et je travaille au musée russe depuis vingt-et-un ans. Je ne saurais pas dire jusqu’à quel âge, je vais continuer à travailler. Probablement, tant que ma santé me le permettra, ici, nous n’avons pas de limite. Et c’est vrai que je commence à être plus âgée que les œuvres de la partie contemporaine! Je suis veuve, comme beaucoup de mes collègues.
J’aime beaucoup Vladimir Poutine: c’est ce qu’on doit répondre, quand des touristes étrangers nous demandent ce qu’on pense de notre Président. Je ne pensais pas travailler dans un musée un jour. (…) C’est parfois long, mais quitte à m’ennuyer chez moi seule, autant m’ennuyer avec d’autres au Musée. (…) Nous, on n’a pas le droit de parler des tableaux; disons d’un point de vue artistique, d’autres collègues en sont chargés. Nous on est « factuels». On renseigne sur l’endroit où se trouve tel tableau, où se trouve la sortie, etc. »
Les autres sont ou ont été réellement gardiens. Comme la plupart de nos amis lecteurs ont peu de chances de les voir, nous vous avons mis quelques longues citations. Comme le dit Valérie Mréjen, « Il s’agit d’entendre une parole inédite de ceux qui, dans les musées, sont à la fois les plus visibles et les plus ignorés.» Seung-Hee, une jeune femme coréenne maîtrise cinq langues et a soutenu deux thèses en histoire de l’art. Elle travaille au musée new-yorkais consacré à Isamu Noguchi.«J’ai commencé comme étudiante et je travaillais d’abord tous les week-ends. J’aime bien le musée et surtout regarder les gens. Après, je me dis que je ferai pas ça toute ma vie… Pour beaucoup, c’est un boulot de transition. Beaucoup de gardiens en CDD sont artistes à côté et en général, ils se disent: le jour où je devrais surveiller une de mes œuvres, j’arrête. » (…) Grâce à mes cheveux longs, j’écoutais la radio avec une oreillette discrète. Après, je me suis mise à dessiner, mais avec le nouveau directeur, ça n’a plus été possible, même si parfois il n’y avait que cinq visiteurs par jour. (…) « Ce qui est difficile, ce sont les œuvres sonores, parce que c’est un rappel du temps. Une œuvre qui se déclenche, par exemple toutes les vingt minutes, c’est terrible, ça agit comme le tic-tac d’une pendule ou une sorte de sablier. (…) » On est prisonnier de nos horaires et on ne peut rien faire d’autre, donc on doit attendre. C’est ça, le plus dur, accepter de n’avoir aucune prise sur sa vie pendant huit heures. »
David, lui est français, mais a vécu en Italie où il était restaurateur de tableaux. » Je suis revenu ici après une séparation mais, pour trouver du travail, c’était plus difficile. J’ai postulé dans des musées. Je continue à faire des restaurations, comme beaucoup d’agents qui ont une double vie. Il y a des peintres, des personnes qui écrivent, des étudiants-restaurateurs, des gens qui font de l’orfèvrerie, il y a de tout. Mais la majeure partie ne fait que ça. On est affecté chaque jour à une salle différente. (…) En 1998, quand je travaillais à Pompidou, on nous a distribué des gilets à grosses rayures dessinés par Daniel Buren. Personne n’a voulu les porter. J’avais un collègue qui cachait son badge. Il était artiste et je pense qu’il redoutait de rencontrer des gens qu’il connaissait parmi les visiteurs. »
© Yohanne Lamoulère
Carolina a fait des études d’art et a longtemps travaillé pour elle à côté. « J’ai commencé à être gardienne dans un musée d’art ancien et depuis sept ans, je travaille au Moderna Museet à Stockholm. Je vois beaucoup de gens arrêter leur art au bout d’un moment, mais moi, je ne suis pas ce genre de personne. J’ai la volonté de mon physique. Nous on est obligés d’avoir la veste avec le logo et aussi le T-shirt du musée; mais pour le reste, on s’habille comme on veut. Je crois que les visiteurs, du coup, nous voient plus comme des personnes, et pas seulement comme des gardiens. C’est mieux ainsi. (…) Paradoxalement, je suis heureuse quand il y a du monde au musée, mais on ne peut parler avec les gens que quand il n’y a quasi personne. (…) Je peux pas dire que ce soit un échec d’être gardien, mais je peux pas non plus dire que ce soit une réussite. Au Moderna Museet, il y avait une grande sculpture en bronze qu’un visiteur n’arrêtait pas de caresser. Je lui ai dit qu’il n’avait pas le droit de faire ça mais il l’aimait tellement qu’il continuait. Ça le bouleversait. Là, je trouve qu’on voit vraiment à quoi sert l’art. Quand quelqu’un est vraiment touché, qu’il est impliqué jusqu’au fond de son âme, on voit pourquoi l’art est important. »
Robert Smith, lui, a cinquante et un ans et travaille au célèbre MoMa de New York. Je fais vraiment partie du bâtiment, parce qu’il y a deux types de gardiens: les permanents et les «security men» issus de la sous-traitance privée. Autant vous dire qu’on fait pas le même job. Vous connaissez l’expression: si proche si loin? C’est exactement ça, les types sont physiquement à quelques centimètres des œuvres, mais socialement, à des années lumières. »
© Yohanne Lamoulère
Et à la fin, un autre ancien gardien du centre Georges Pompidou vient clore le spectacle avec un texte savoureux: « Je m’appelle Jean-Paul Sidolle, je suis gardien de nuit. Enfin j’étais, maintenant je suis retraité. On pourrait dire gardien honoraire. Je viens d’une famille de neuf enfants. Je suis né à Marseille, à la Belle de mai, à une époque où on mélangeait allègrement les bracelets d’enfants à l’hôpital, si bien que ma mère nous disait toujours: toi je sais pas si t’es vraiment de moi. Mon père était réfugié politique, républicain espagnol et stalinien. La révolution culturelle pour les républicains espagnols en 33-34, ça avait été un moment très fort, une période d’avant-garde. Et mon père, qui n’a pas été un très bon père… d’une certaine façon, il m’a fait découvrir la peinture. La seule chose dont j’ai hérité de lui c’est sa collection de reproductions. Sur le papier peint usé de la cuisine, pour combler les trous, il rapiéçait avec des toiles de peintres. Picasso, le Greco, Le douanier Rousseau, Rothko, Giotto, Gustave Moreau, Juan Miro et Nicolas Lancret. Vers la fin de sa vie, j’ai demandé à ma mère, c’était quoi le fil de sa collection à papa, ça part dans tous les sens, il n’y a aucune logique dans son Histoire de l’art. Elle m’a répondu, si, il collectionnait tous les peintres en O. Bon, après tout, c’est un classement comme un autre. Cependant je lui dis, maman, mais il fait quoi Nicolas Lancret là-dedans… elle me répond : il a fait une entorse pour la Camargo.
« Le lendemain de ma retraite, j’étais dans la rue, et une femme s’est approché de moi et m’a dit : « je vous reconnais, vous étiez mon gardien préféré. » Et je me souviens d’une chose, une citation d’Alphonse Allais. Quand je suis arrivé au Musée, y avait des retraités des wagons-lits… c’étaient des emplois réservés, aussi bien de jour que de nuit, et donc on avait des vieux poivrots, des invalides, et… comme disait Alphonse Allais qui était comme on sait, antimilitariste : « J’ai toujours été pour la guerre, parce que: pas de guerre, pas d’invalides de guerre, et pas d’invalides de guerre, pas de gardiens de musée ! »
En clôture, une ironique mise en abyme de l’art contemporain: de son sac, Margarita la Russe, sort une très longue écharpe aux fameuses couleurs de Mondrian. Et il y aussi une simple boîte en fer de biscuits Delacre posée sur une chaise que l’ancien gardien éclaire avec un petit projecteur. Il ouvre ensuite une caisse posée à la verticale où est inscrit en lettres fluo blanc genre art conceptuel du pauvre, le mot : END…. Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen ont enquêté dans plusieurs musées et ont recueilli les témoignages des gardiens: «Ce sont les meilleurs observateurs de la vie de ces lieux d’exposition. Certains ont choisi cette situation, d’autres la subissent mais tous développent un rapport singulier au monde de l’art, à la fois envers les œuvres et les visiteurs. (…)
Les auteurs, avec un remarquable déplacement du regard, ont réussi à faire de cette «performance » un spectacle grand public, avec une bousculade volontaire des codes habituels… de la première moitié du XX ème siècle, déjà!
Ce prolétariat mal payé, évoluant dans le monde des artistes -ce que certains sont ou ont parfois été- mais de fait exclus. Ils font un métier qui n’en est pas un mais certains deviennent bons connaisseurs d’art ancien ou contemporain. Répondant poliment aux questions cent fois répétées de gens dont certains ne regardent même pas les tableaux mais prennent juste en photo les cartels. « Ils ne nous demandent pas grand-chose. Matisse, Chagall et… les toilettes. Ou: « Qu’est-ce que je peux faire maintenant que j’ai vu La Joconde après deux heures de queue ? Il me reste quelques instants. » «Est-ce que ce sont les vrais ? Les originaux ? Ou des copies ? Avant, ça m’agaçait, mais maintenant, dit une gardienne, je leur chuchote : « Ce sont des copies, les originaux sont chez moi. »
Le plus dur sans doute, comme l’avoue un d’entre eux: « être présent et absent à la fois. C’est psychiquement fatiguant. « Il faut souvent expliquer aux visiteurs pourquoi il est interdit de toucher. Pas nécessairement aux enfants d’ailleurs qui comprennent assez vite. Non, les pires, ce sont les vieux. (…) Pourtant ils savent qu’il ne faut pas toucher. Les tableaux, c’est déjà compliqué, alors, je vous parle même pas des tapisseries. Effectivement oui, c’est doux, un tapis persan, mais si vous voulez toucher, vous allez chez Mondial Moquette. Si vous êtes aimable, la personne le prend bien. Il faut être accueillant, souriant et chaleureux, même avec les gens antipathiques. De ce point de vue, les musées constituent un bon terrain d’entraînement. »
Et il leur faut rester calme quand les gens veulent tous voir en même temps une œuvre célèbre, ou quand un visiteur est agressif: «Vous n’avez pas le doit de parler à mon enfant.» Ou qu’un autre veut absolument prendre une photo d’une sculpture où il a posé une voiture miniature! » Prise à gratter un Corot, une dame reconnait avoir voulu savoir si c’était un faux.» Des visiteurs marmonnent: « payé à rien faire »… Il faut donc être très solide. Montrer qu’on a du répondant, qu’on connaît les collections… Et le regard change, mais avant d’en arriver là, il faut vraiment s’en prendre plein la gueule. Le mépris de classe, c’est indéniable… Ça se manifeste par les regards, les gens ne disent pas bonjour ou parlent à voix haute de nous : «On va demander au… oh, non, il ne va pas savoir. Il y a aussi les parents qui disent à leur enfant : «Regarde, si tu ne travailles pas bien à l’école, tu finiras assis sur une chaise, comme le monsieur ou la dame.» Et, les relations entre collègues ne sont pas toujours faciles, comme dans toute entreprise, «Une journée où on est fatigué et où il n’y a personne pour nous relever, c’est terrible. »
Ces courts textes, bien écrits et tout à fait passionnants, sont déclinés en russe, anglais, suédois, aussitôt projetés en français, grâce la présence des intervenants qui ont une présence, une diction et un jeu impeccables. Ici règnent l’intelligence, la précision et l’humour, dans les témoignages écrits par Valérie Mréjen comme dans la mise en scène et la direction d’acteurs de Mohamed El Khatib… Allez vite les savourer si vous le pouvez. Juste un bémol, elle a lieu jusqu’à samedi inclus et il y a peu de places! Français encore un effort, comme dirait le marquis de Sade: quel lieu accueillera cette formidable performance qui -osons le mot qui fâche!- a tout d’un spectacle populaire…
Le Mac Val de Vitry-sur Seine va le faire alors pourquoi pas dans la capitale, l’Odéon-Ateliers Berthier, Chaillot, le Théâtre de la Ville, le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, le Palais de Tokyo, le Musée Jacquemart-André, etc. Les endroits ne manquent pas… Et quelques-uns des Centres Dramatiques Nationaux et des festivals comme celui d’Avignon, avec le musée du Petit Palais, le musée Calvet ou la collection Lambert ? Du Vignal, cessez de rêver…
Philippe du Vignal
Performance créée au Mucem de Marseille et vue le 22 septembre au Centre Georges Pompidou, Paris (III ème). 18, 14 et 8 €.
Mac-Val, Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), en décembre.