Nous entrerons dans la carrière, adaptation du Siècle des lumières d’Alejo Carpentier et mise en scène de Blandine Savetier
Nous entrerons dans la carrière, adaptation du Siècle des lumières d’Alejo Carpentier et mise en scène de Blandine Savetier
Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus, ( La Marseillaise, couplet des enfants) ce fragment de La Marseillaise sonne comme une marche en avant, un avenir à imaginer et à construire pour une humanité plus juste et plus fraternelle. Un dessein de la Révolution française de 1789… Ce spectacle, né à la suite d’ateliers avec les comédiens des sections jeu des Groupes 44 et 45, TNS / 1er Acte et classe préparatoire égalité des chances, est d’une vitalité sidérante et reflète avec sensibilité cette soif de changement radical porté par la Révolution. Blandine Savetier avait remarqué chez ces jeunes acteurs: «un divorce avec la République française et la question du politique». pour elle, c’était une urgence à la fois politique et intellectuelle, de prolonger avec cette création, un travail sur La Mort de Danton. Une belle aventure collective pour voir ou revoir avec un œil critique cette période de 1792 à 1794. Blandine Savetier met ici en scène ce temps de la Révolution française, non d’un point de vue hexagonal mais, en majeure partie, de celui des populations ultra-marines…
L’adaptation de la metteure en scène et de Waddah Saab( dramaturge et collaborateur de la création) du roman-fleuve Le Siècle des lumières d’Alejo Carpentier, mêlant fiction et réalité historique, constitue la colonne vertébrale de la dramaturgie. «Le mélange fiction/histoire m’a attiré, précise la metteuse en scène, comme la collision entre personnages fictifs et personnages historiques.» Se sont ajoutées des recherches historiques -entre autres sur Jean-Baptiste Belley, le premier député noir ayant siégé à la Convention- notamment aux Archives nationales, créées par l’Assemblée constituante en 1790. Mais aussi des documents autobiographiques ou économiques, des écrits, certains rédigés par les acteurs eux-mêmes et retravaillés par la metteure en scène ou improvisations.
Construit à l’aide de divers matériaux, il y a dans ce spectacle, un aspect ludique et artisanal (au sens noble du terme), la scénographie et costumes de Simon Restino : poétiques, carnavalesques pour certains, sont imaginés et réalisés avec subtilité. Ce montage théâtral, apprécié du public attentif et surpris, est pertinent même si le public est assez sollicité devant autant d’informations et de mouvements dramatiques, il reste fasciné. On ne peut que saluer l’immense travail de recherche de Blandine Savetier, et son esprit inventif : Tableaux scéniques humoristiques ou plus graves, certains proches de l’art plastique ou pictural. Une riche et vibrante fresque de ce temps de la Révolution entre 1792 – année de la proclamation de La République, le 22 septembre, même si la République n’ait jamais été officiellement proclamée-, et 1794 : « Période qui a été dénigrée, souligne Blandine Savetier, dans notre imaginaire en raison de la Terreur mais il y a eu un formidable élan égalitaire qui a culminé avec l’abolition de l’esclavage (…) Quand on traite de l’abolition de l’esclavage, on évoque toujours celle de 1848, et on oublie toujours d’aborder ce moment fondamental de 1794 » Autre atout de la pièce « J’ai souhaité faire apparaître, en effet tout un pan mal connu, voire ignoré de la naissance chez nous de la République. »
Nous entrerons dans la carrière, donne l’occasion de découvrir ou redécouvrir des actions, peuples ou personnages trop souvent oubliés. Comme Jean-Baptiste Belley ou Victor Hugues, un aventurier franc-maçon et révolutionnaire qui, partisan de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe en 1794, le rétablit en Guyane en 1802 sous le consulat de Bonaparte !
Folie, fantaisie, et gravité, cruauté ne cessent d’aller et venir au fil des récits. La metteure en scène nous offre un spectacle coloré, vif traversé par l’énergie de ses jeunes comédiens, si justes qu’ils soient seuls ou en groupe : Habile et sensible direction d’acteurs. Chants, danses ou complaintes tout est mené avec grâce. La présence et le jeu des comédiennes et du comédien : Pauline Haudepin, Mélody Pini et Sefa Yeboah nous enchantent ! Tous, s’approprient le plateau avec ingéniosité, déplacent eux-mêmes les éléments scéniques, jouent avec. Tout comme l’utilisation de la vidéo, parfaitement complice et en dialogue avec les situations et les personnages.
D’intenses moments théâtraux prennent corps, comme ces bribes de monologue intérieur dans le vent, le fracas du tonnerre ou la musique, et cela dans une obscurité presque totale : Gros plans sur le visage de chacun, à tour de rôle, ils évoquent leur vision de la révolution. Émotion, sincérité, utopie, esprit traversent leurs paroles et nous bouleversent. Comme la fin, elle aussi réussie, où sur l’écran, se substitue au portrait de Jean-Baptiste Belley, une image de la mer à Gorée (Sénégal). Une île connue par son rôle actif dans la traite négrière. Et ici, vue à travers la porte du voyage sans retour… Porte franchie par Jean-Baptiste Belley à deux ans ! Une image bouleversante, accompagnée par The Meeting-Black Panthers anthem, un chant superbement interprété par Mélody Pini. Le public ébloui reste perplexe: que reste-t-il de la République instaurée par la Révolution française en 1792 ?
Malgré le manque de répétitions, et divers embûches parfois douloureuses, la blessure d’un des comédiens et son transport aux urgences la veille de la première, le spectacle a su trouver son juste rythme. L’accueil enthousiaste du public, toutes générations confondues en témoigne.
Nous entrerons dans la carrière nous fait vivre un moment crucial et historique de notre société française aux idéaux politiques très forts et qu’il faut rappeler à tous les citoyens jeunes ou moins jeunes. Comment aujourd’hui penser notre société et son rapport au monde, sans cette Révolution française, depuis l’avènement de la République, jusqu’à nos jours ? Une des précieuses questions que nous pose ce spectacle.
Elisabeth Naud
Jusqu’au 9 octobre, Théâtre National de Strasbourg, 1 avenue de la Marseillaise, Strasbourg (Bas-Rhin). T. : 03 88 24 88 00.