Salut à Jean-Pierre Vincent, au Théâtre National de Strasbourg
Salut à Jean-Pierre Vincent, au Théâtre National de Strasbourg
Ils ont bien dit : salut et non hommage, tous ceux qui ont contribué à bâtir cette soirée : son fils Thomas Vincent, cinéaste, Stanislas Nordey, son fils de théâtre, que J. P.V. avait associé à la direction des Amandiers à Nanterre, et plus tard son successeur à la tête du T.N.S. Ce sigle, cette abréviation pressée, il l’avait voulue, ce qui est paradoxal pour un homme qui s’engageait dans toute la globalité du Théâtre et qui envisageait le concept de Nation (voir le diptyque Vichy-Fictions, de Bernard Chartreux et Michel Deutsch) en républicain critique. Et le lieu -Strasbourg et son histoire- et le territoire lui importaient comme ancrage et source de sa pensée, de son travail.
Il y eut des remerciements, de Jack Lang, avec qui il avait travaillé à leurs tout débuts, de ceux qu’il a aidés, de Catherine Anne, autrice, actrice et metteuse en scène, de certains comédiens du Français (les autres n’avaient pas avalé la fonction de la dramaturgie qu’ils préconisait). J.P.V. n’y a sans doute pas passé les meilleurs moments de sa vie,… Il y eut aussi les remerciements de ses élèves et on projeta des extraits d’entretiens avec Dominique Darzacq, Olivier Neveu, etc. Hélène Bensoussan et Frédéric Vossier se sont plongés dans ces archives filmées où éclate la vivacité inimitable de J.P.V. à prendre la question comme tremplin et, parfois, à retourner la flèche.
On évoqua des compagnonnages : Michèle Foucher présente (comme Hélène Vincent) dès le théâtre universitaire avec Patrice Chéreau et les piliers de ce qui deviendra le Théâtre de l’Espérance (la compagnie Vincent-Jourdheuil). Comédienne, elle fut la Maheude dans Germinal, projet sur un roman, spectacle inaugural qui fit date et scandale, au temps de cette révolution active entreprise sous la direction de J.P.V. L’actrice sut revendiquer sa place créatrice (La Table, En souffrance ) dans une équipe quand même très masculine à l’époque…
C’était le temps du collectif, de l’ensemble » où chaque membre devait assumer une égale responsabilité, y compris en participant à des réunions à 10h du matin les lendemains de représentation. Cela n’a rien d’anecdotique mais est le sens même de notre présence à ce « salut ». Pourquoi J.P.V. au T.N.S. où les neuf années de 1975 à 1983 qu’il y passa , ont-elles tant marqué ? Il y a inventé un rapport unique à l’institution . .. Mettre l’artistique au centre ? Tout le monde le fait, on l’espère. Mais c’était pour lui une réalité pensée. Jouer, c’est prendre en compte la fabrication du théâtre, les autres métiers que celui du jeu, les conditions de production et représentations, le public, la situation politique de la ville… Du réel. Avoir conscience de tout cela n’est pas un frein, au contraire, mais un enrichissement comme on parle d’uranium enrichi, une puissance. ..Avec sa bande de philosophes, peintres, dramaturges tous ces mots pourraient être épicènes mais le masculin l’emportait quand même, en ce temps-là…), J.P.V. a contaminé le théâtre en France, malgré les résistances et l’oubli. Mais ses élèves sont là, pour continuer.
Parmi les saluts qui nous ont le plus touché : celui de Bernard Chartreux, « associé-de-longue date », « poil à gratter » discret et constant de Jean-Pierre Vincent, jusqu’au bout, à Nanterre, dans la cour d’honneur d’Avignon, pour cette Antigone qui n’aura pu avoir lieu… Michel Deustch, lui aussi, un de ceux qui peuvent parler au présent de sa méthode de travail et du jeu constructif des contradictions, sans se priver de l’émotion du moment. « Je veux travailler avec des gens que je ne comprends pas », disait J.PV. Pour que ça bouge, que ça s’ouvre. Ça : sa propre pensée de directeur, montrant une direction mais aussi les bifurcations et chemins de traverse qu’apportent les autres. Il attendait des personnalités, comme il le demandait aux élèves de l’ÉCOLE, en majuscules : ce soir là, pour le public, il n’en existait qu’une, bien que J.P.V. ait enseigné dans plusieurs autrs grandes écoles de théâtre. Ceux qui ont joué la trilogie d’Eschyle au festival d’Avignon 2019 nous le rappellent. Salut à ceux qu’il avait déjà choisis pour son Antigone.
Stanislas Nordey, directeur et successeur après d’autres directions (mais le sujet n’est pas l’histoire du Théâtre National de Strasbourg mais J.P.V. ici), a endossé la fonction modeste de porte-parole, pour ceux qui n’avaient pas pu venir, pour le public. Une des remarques les plus touchantes d’un spectateur : « Les spectacles de Jean-Pierre Vincent qui m’ont le plus marqué : Baal, Week-End à Yaïk, Kafka Hôtel moderne… » Mais tous mis en scène par André Engel. Pourtant bien aussi de J.P.V., directeur ouvert au travail d’autres metteurs en scène et dont son propre travail avait besoin. Il lui fallait cette contradiction dialectique, esthétique et politique: le théâtre est en effet allé voir ailleurs, dans les haras de Strasbourg, dans les entrepôts devenus le Yaïk de Pougatchev. Et il a travaillé avec des peintres comme Nicky Rieti, Jean-Paul Chambas… Cela change quoi, un peintre par rapport à un scénographe? Cela creuse une nouvelle contradiction, dans la mesure où le peintre pense en artiste, en faisant se heurter un art à un autre.
Nous fêtons ce soir une rencontre unique entre un directeur et son théâtre, une analyse politique en action. À pas mal d’entre nous, cette soirée a donné un coup de « temps retrouvé » sur la tête : nous sommes là, peu changés mais les cheveux poudrés de blanc, avec un masque de rides, mais bien nous, quelques décennies plus tard. « Nous nous sommes tant aimés », bagarrés aussi, et mal compris. C’est vrai aussi pour les générations d’élèves que J.P.V. a formées. Et nous ne savons plus, si nous parlons de nos souvenirs, ou bien de cette soirée amicale, drôle parfois, sous le rire puissant et l’intelligence rayonnante de Jean-Pierre.
Au T.N.S., la grande salle porte le nom du dramaturge Bernard-Marie Koltès, la petite celui d’Hubert Gignoux, directeur de 1857 à 1971 et qui fut un des piliers de la décentralisation théâtrale. À côté de la salle Klaus-Michael Grüber dans le bâtiment annexe, le Studio porte maintenant le nom de Jean-Pierre Vincent. Le voilà en bonne compagnie dans un lieu modeste ; aussi consacré au travail. C’est bien.
Christine Friedel
Ce Salut à Jean-Pierre Vincent, a eu lieu le 25 septembre au Théâtre National de Strasbourg (Bas-Rhin).