Le Bonheur, texte et mise en scène de Tatiana Frolova (en russe sur-titré)
A Komsomolsk-sur-l’Amour (Sibérie Orientale), une agglomération industrielle de 400.000 habitants, construite avant la dernière guerre par les prisonniers des goulags, Tatiana Frolova fonde en 1985 (donc six ans avant la fin de l’U.R.S.S) -elle a vingt-quatre ans- dans une petite salle d’un pauvre immeuble, le théâtre KnAM. Sans aucun soutien financier, seulement aidée par quelques copains. Ce théâtre privé de vingt-cinq places, a gardé plus de trente ans après un public fidèle -et cela doit représenter un sacré défi au quotidien- pour cette compagnie qui ira aussi pour la cinquième fois au festival Sens interdits à Lyon.
Ce spectacle créé à Besançon est une sorte de théâtre documentaire qui se veut aussi une réflexion sur le bonheur. La metteuse en scène nous parle de la réalité des Russes qui ont vécu la peur d’être dénoncés par un voisin, ou même par un proche. Et nombre de familles comptent sans doute encore à la fois des victimes de la surveillance politique omniprésente mais aussi des policiers et enquêteurs. Soit une évocation, avec des fondamentaux communs à tous, d’un passé que certains semblent regretter, du moins en partie. La formidable aventure de Gagarine avait donné un élan à toute une population.
Bref, un court voyage au cœur des contradictions dans un immense pays. Comme le dit notre ami Gérard Conio (voir Le Théâtre du Blog), les Russes passent sans cesse d’un régime à l’administration très autoritaire, à un autre plus «démocratique ». Et ils ont en même temps une soif permanente de liberté. «En vingt ans, nous avons perdu non seulement la conquête spatiale, mais aussi l’idéalisme et la foi dans la coopération – les fusées de notre enfance ont rouillé et rappellent aujourd’hui les miradors du Goulag, comme un symbole de cette Russie où nous sommes de nouveau revenus.»
Un des acteurs a aussi « des souvenirs très vifs de moments heureux de mon enfance : les beignets… Je marche dans la rue avec ma mère et je sais que je LA verrai bientôt : la machine à fabriquer des beignets qui frappe mon imagination. (…) Une femme formidable avec une coiffe blanche les attrape avec une longue baguette et les met dans un énorme cornet de papier, avant de les saupoudrer de sucre… Et avec ce cornet dans les mains, tu sors doucement dans la rue et tu emportes avec toi cette odeur délicieuse…
Mais il y a aussi des témoignages glaçants sur l’ère soviétique : «J’ai été arrêté le 13 décembre 1937. Ils m’ont amené dans le bureau de l’enquêteur et ils m’ont torturé pendant plusieurs jours, en exigeant que je signe des aveux, que je dise que j’étais un espion. Je ne pouvais pas signer ce mensonge… C’était de la torture à la chaîne. Les enquêteurs, Bolchakov et Pastanogov ne le laissaient pas sortir de la pièce-ils lui ont donné à manger une seule fois en quatre jours- et ils l’empêchaient de dormir en l’obligeant à rester assis en permanence sur un tabouret. Quand il s’endormait, ils le frappaient. Ils avaient instauré un manège: sept agents se relayaient pour le frapper, en répétant : » Écris tes aveux… Tu vas finir par les écrire. »
« Mon arrière-grand-père Mikhaïl Loukianenko a été arrêté en 1937, et sans procès ni enquête, a été fusillé par le NKVD. Puis réhabilité soixante-six ans plus tard, mais l’État n’a jamais demandé pardon pour ce crime ni pour tous les millions d’autres… Il ne reste rien de mon arrière-grand-père, même pas une photo… Il a disparu, comme de la poussière, comme s’il n’avait jamais existé… Et c’est très douloureux… »
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Il y a ici, au-delà d’un devoir de mémoire, une revendication pour libérer les prisonniers politiques actuels : « Dans presque chaque famille, il y a eu des paysans dépossédés de leurs biens, des gens morts de faim au goulag, et tant que nous n’en prendrons pas conscience, tant que nous ne ramasserons pas ces ossements, au moins mentalement, pour les enterrer dignement, la Russie ne connaîtra rien de bon. Et c’est pour ça qu’on est empêtré comme ça, coincés entre le communisme d’hier et la dictature criminelle actuelle. » Suit une critique rapide du pouvoir en place : «Et regarde les députés… Qu’est-ce qu’ils font de tout cet argent ? Ils achètent des avions, des yachts, et des voitures, cinq ou six… À quoi bon autant d’argent ? Je ne comprends plus les gens aujourd’hui… »
Et le présent ne s’annonce pas vraiment radieux pour Tatiana Frolova : « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? Pourquoi avons-nous choisi le confort, plutôt que la liberté ? Pourquoi on ne rêve plus de la conquête spatiale, mais d’un réfrigérateur et d’un canapé ? Que restera-t-il après nous ? Un profil bidon sur les réseaux sociaux ? Huit paires de baskets ? Et pourquoi a-t-on si peur d’aimer ? »
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Et il y a un court moment où, dans une vidéo, un journaliste met Poutine face à ses contradictions. « En 96, vous avez déclaré, je cite : «On pense tous que si on remettait de l’ordre, d’une main de fer… « Honnêtement, moi aussi parfois, je me dis que si on remettait de l’ordre d’une main de fer, on vivrait tous mieux, avec plus de confort et de sécurité. Mais en réalité, ce confort disparaîtrait très vite, parce que cette main de fer se mettrait rapidement à nous étouffer. » – Le Journaliste : « Elle a déjà commencé à nous étouffer ? Et Poutine conclut en 2021 : «C’est moi qui ai dit ça ? – « Oui, c’est vous, en 1996. » – « Je n’ai pas cette impression… » Et il y a ces phrases assez surréalistes de Volodine, président du parlement de la Fédération de Russie : «Tant qu’il y a Poutine, il y a la Russie. Pas de Russie sans Poutine. (…) Après Poutine, il y aura Poutine. »
« L’événement le plus important de ma vie, dit un des acteurs, a été la rencontre avec le théâtre KnAM, il y a vingt-huit ans. Travailler avec des gens pour qui la création est plus importante que le souci de son petit bien-être personnel, créer des spectacles transgressant les traditions théâtrales, c’était un bonheur réel et sans fin, même si tout autour régnaient le chaos, la criminalité, la pauvreté.. Mais nous étions libres ! Et puis Poutine est arrivé. Notre théâtre était né comme une entité indépendante, en réponse à un système qui contrôlait absolument tout. Il n’y avait alors que des théâtres publics qui jouaient ce que le ministère de la Culture et les agents du KGB autorisaient. Sur scène, nous voulions jouer ce qui nous plaisait, ce qui nous semblait important. Et nous jouions, même si l’État refusait de nous aider. Et aujourd’hui, trente ans après, on nous dit: «Vous ne ferez que ce que nous autorisons, sinon, on vous enlève tout. Et si vous n’obéissez pas, vous irez en prison ». Du reste, on nous a presque tout repris. Sans s’en rendre compte, on s’est de nouveau retrouvé en URSS. »
Et à la fin, arrive une belle image de film de Gagarine recevant les dernières consignes, avant son vol spatial : de quoi nourrir la nostalgie, même et surtout chez ceux qui n’étaient pas encore nés à cette époque. En chœur, les acteurs disent avec une coloration tchekhovienne : «Chaque personne a une vie individuelle très courte et une vie collective très longue. Sa vie collective, c’est la vie de la nation (…) Cette entité permanente est composée non seulement d’individus vivants, mais aussi d’une grande lignée de morts qui étaient leurs ancêtres. Les morts sont les seuls maîtres incontestés des vivants. »
Tatiana Frolova semble avoir découvert avec délice, les merveilles de la technologie vidéo et on peut la comprendre… Depuis vingt ans, les metteurs en scène européens en ont usé et abusé, le plus souvent sans grande efficacité. Elle filme donc un à un -mais elle aussi beaucoup trop-, ses acteurs assis au premier rang du public dont on voit en très gros plan sur un écran, le visage. Quant au surtitrage, il s’y affiche aussi ou est traduit directement par une actrice assise à une table côté jardin. Et on peut voir agrandis de petits objets filmés sur un rectangle de tourbe…
Quant aux textes sur la notion de bonheur, assez bavards, ils font souvent appel aux grands sentiments -ce qui n’a jamais fait du théâtre intéressant- et le spectacle part un peu dans tous les sens. La mise en scène conformiste manque d’unité mais il y a le jeu d’une précision exemplaire, des plus anciens acteurs du KnAM: Dmitri Bocharov, Vladimir Dmitriev mais aussi de Guerman Iakovenko, Ludmilla Smirnova et Irina Tchernousova, tous impeccables. Et Célie Pauthe a bien fait d’inviter le Knam: Tatiana Frolova nous offre ici une belle occasion de voir comment on fait du théâtre à 11.000 kms de la France… Donc à ne pas rater.
Philippe du Vignal
Du 12 au 16 octobre, Centre Dramatique National de Besançon-Franche-Comté.
Et au festival Sens Interdits à Lyon, du 23 au 30 octobre.