Condor de Frédéric Vossier, mise en scène d’Anne Théron

Condor de Frédéric Vossier, mise en scène d’Anne Théron

© J.L. Fernandez

© J.L. Fernandez

Difficile de se retrouver pour un frère et une sœur, après plusieurs décennies sans s’être vus. Pourquoi vient-elle le rencontrer ? Pourquoi entrer dans son bunker vide et nu ? Lui, l’homme au fusil, qui tue les oiseaux -à l’exception des condors à tête rouge de sang-, bourreau, homme de main des bourreaux, fier de son corps sportif, à soixante-douze ans, de soldat du néant. Elle, elle veut entendre à nouveau les oiseaux, le matin. Ne rien oublier, ne rien laisser passer. Pour cette liberté, elle a été du côté des insurgés, des « subversifs » d’autrefois. Paul (nom propre et impropre de n’importe qui, Pierre, Paul, Jacques) n’a, lui, rien allégé et est toujours prêt à en découdre. Anna, elle, a tout gardé : mémoire, cauchemars et terreurs, hélicoptères de la mort lâchant dans l’océan de jeunes corps torturés… En état de veille, elle tient ferme, lucide et directe dans ses questions et réponses. Mais les ombres reviennent, avec un frisson d’inceste et son dégoût des ricanements de son frère. Quand elle croit le rouer de coups, elle ne se bat, de tout son corps, que contre un fantôme. …

Le titre Condor renvoie à l’Operación Cóndor, au milieu des années 1970 : une alliance secrète entre six dictateurs  d’Amérique Latine:  Chili, Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay et Uruguay, avec le soutien tacite des États-Unis. Chacun s’engageant à éliminer les  subversifs des cinq autres, en échange des siens ! Combien ont disparu ? Plusieurs centaines de milliers de femmes et d’hommes ? Sans compter les enfants volés, donnés aux tortionnaires et que réclament toujours leurs mères sur la Place de mai à Buenos-Aires. C’est cette mémoire-là, cette conflagration : se jeter à l’eau dans la joie de la plage, être jeté à l’eau pour y mourir qui donne à Anna sa densité : le poids du manque. Que vient-elle chercher auprès de celui qui dit :« on » ou « nous », en parlant des bourreaux ? Lui, esquive, danse autour de son vide, provoque, joue à être inquiétant et essaye d’être dangereux… Finalement, ce ne sera pas une danse de mort mais un affrontement pour le pire entre frère et sœur. Entre un faible qui croit à la force mais ne sait que se dérober, et une résistante, terrifiée et lucide. À la fin, elle, au moins, s’en sortira…

Condor a presque la forme d’une tragédie classique jouée dans un seul décor : un bunker souterrain et une dune de sable, le jardin public qui le recouvre, imaginé par Barbara Kraft. Cette nuit pourrait durer vingt-quatre heures, entre deux « extérieurs jour ». Plus que jamais, ce théâtre se situe à la rencontre entre l’intime et le politique. Avec comme enjeu, le traumatisme de toute une génération… Ce duo frère/sœur concentre des milliers d’autres histoires tragiques de survivants des deux côtés, sans réconciliation possible mais avec quand même, une ultime respiration.

La mise en scène d’Anne Théron, metteuse en scène associée au Théâtre National de Strasbourg, est d’une grande perfection. «J’ai voulu, dit-elle montrer ce que je ressens profondément de cette pièce.» Mireille Herbstmeyer et Frédéric Leidgens jouent tout ce qu’ils ont à jouer, avec une précision absolue. Cela ne vient pas d’un désir formel mais de l’aboutissement de leur travail. Ils donnent corps à leurs personnages avec chacun, sa singularité. Elle, plus retenue, plus tenace, quoique tremblante, secouée soudain d’un spasme-chorégraphie de Thierry Thieû-Niang. Lui, avec une légèreté de danseur, ses pas de biais, apparitions et disparitions subites et le visage de folie qu’il se donne parfois. Nous ne dirons pas «monstre sacrés» : leur humanité sans complaisance et sans ornement nous touche, et rares sont les spectacles où chaque moment de jeu parvient à une telle plénitude.
Ce frère et cette sœur nous emmènent exactement là où il faut dans leurs peurs et leurs troubles, soutenus par de brèves vidéos de terreur signés Mickaël Varaniac-Quard et le travail sur le son de Sophie Berger, d’une parfaite précision de matière et de rythme, et d’une violence sans concessions ni excès gratuits.  Anne Théron, avec cette mise en scène où tout est très coordonné et qu’on dira classique -ce n’est pas un un reproche- nous emmène vers l’effroi et la catharsis. On l’aura compris : Condor va loin au large, sans craindre de nous renvoyer à une histoire et à une géographie hantées par le spectre des dictatures. Nous en sommes sortis impressionnés et avec un sentiment rare de gratitude. A ne pas manquer, cela va de soi…

Christine Friedel

Spectacle créé le 26 septembre à la Scène Nationale du Sud-Aquitaine à Bayonne et joué au Théâtre National de Strasbourg, jusqu’au 23 octobre. T. : 03 88 24 88 00.

MC 93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis) du 18 au 28 novembre. T. : 01 41 60 72 72.

La pièce est publié aux éditions Les Solitaires intempestifs, Besançon.

 

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