Jean-Christophe Lanièce et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur © S. Brion
Les Éclairs, musique de Philippe Hersant, livret de Jean Echenoz, mise en scène de Clément Hervieu-Léger
Paru en 2010, Des éclairs est devenu «un drame joyeux en quatre actes» commandé par l’Opéra-Comique. En toute liberté et sans indications de musique , le romancier a conservé la trame de son livre qualifié de «fiction sans scrupules biographiques» sur la destinée du savant serbe NikolaTesla (1856-1953). Ici Gregor. Parti tenter sa chance aux Etats-Unis, le héros est un exemple pour l’auteur de «comment un don vous pourrit la vie ».
Pour la scène, Jean Echenoz a transformé l’architecture du roman : «Cela supposait, dit-il, de faire voir les situations et en même temps, les faire entendre. D’où un traitement de la parole différent du dialogue romanesque: je crois qu’il ne reste pratiquement aucune phrase du roman. » Il a aussi inventé un second personnage féminin, au côté d’Ethel, sa muse et amoureuse transie (déjà fictive dans le roman) : Betty, une journaliste au New York Times, « la première dans la profession » qui sert aussi à porter un regard extérieur sur l’intrigue.
En quatre actes et deux heures sans entracte, l’action embrasse plusieurs décennies dans des décors multiples : le pont d’un transatlantique, rues, ateliers, chantiers, prisons, cafés, salons … L’inventeur arrive à New York, capitale du progrès et de l’industrie en 1884. Il collabore puis se brouille avec Thomas Edison, le pape de l’électricité. Il connaitre ensuite une ascension scientifique et sociale mais après un passage dans le désert du Colorado et des tentatives pour communiquer avec les Martiens en haut d’une tour, il perdra toute crédibilité. Et nous assisterons à la chute d’un homme inadapté au mercantilisme, perdu dans ses rêves fous et préférant ses pigeons à ses congénères.
Sa rivalité avec Thomas Edison est au centre de cet opéra. Une « guerre de l’électricité » qui, sans entrer ici dans les détails techniques, oppose deux approches scientifiques et aussi deux visions du monde. Edison oeuvre dans “les eaux glacées du calcul égoïste“ avec l’appui de la haute finance. Gregor, lui, après avoir inventé le courant alternatif, voudrait, pour le bien de l’humanité, apporter gratuitement l’électricité dans les foyers et la véhiculer sans fil… Mais Edison fera tout pour discréditer son ancien collaborateur, jusqu’à organiser la première exécution publique sur une chaise électrique…
Olivier Mantei, directeur de l’Opéra-Comique a « marié » l’écrivain et Philippe Hersant, dont c’est le troisième opéra. Une réussite, la partition soulignant – et parfois même paraphrasant- un texte rythmé en vers blancs, alexandrins ou octosyllabes, qui s’autorise heureusement quelques disruptions de cadence.
Au pupitre, Ariane Matiakh sait traduire toute la subtilité de la musique avec une orchestration légère qui ne couvre jamais le chant et qui accompagne finement la trame des paroles. Une musique, en accord avec l’époque du drame, jonglant entre tonal et atonal et où les instruments se détachent clairement. Avec quelques détours, comme quelques citations de La Symphonie du Nouveau monde de Dvorak ou des chants populaires, Philippe Hersant a choisi une composition dodécaphonique, fondée sur l’obsession de Tesla pour le chiffre 3. « Rien n’étant aussi beau qu’un multiple de trois ! », s’exclame Grégor. « Jean Echenoz m’a tendu la perche, dit le compositeur, puisque c’est un alexandrin parfait qui m’a donné l’idée de construire mon opéra sur une série de douze sons (bien que ma musique reste essentiellement tonale). La série apparait d’ailleurs sur cette phrase de Gregor et génère un grand nombre de motifs. L’utilisation de cette série dodécaphonique m’a permis d’assurer l’unité de cet ensemble de scènes extrêmement diverses ».
Une musique sans fioritures : pas d’ouverture ni de transitions, où les instruments expriment distinctement leur timbre. Le compositeur a une prédilection pour le basson, le cor anglais et a introduit un synthétiseur qui accompagne la scène de la chaise électrique et s’avère pratique pour faire entendre divers claviers : piano jazz, vibraphone, célesta, clavecin, cymbalum…
Clément Hervieu-Léger a adopté la rapidité dictée par le livret et la musique : une vingtaine de tableaux s’enchaîne avec minutie et un décor industriel mobile fait de châssis et échafaudages permet de passer d’une situation à l’autre sans transition. Les changements se font à vue et il y a même des fondus enchainés comme au cinéma et des scènes simultanées. La hauteur croissante des gratte-ciel sur les toiles peintes en fond de scène, marque le temps qui passe, tout comme l’évolution radicale des costumes féminins d’un siècle à l’autre. Les chœurs sont fluides, sans emphase et les protagonistes toujours en place pour leurs arias. Jean-Christophe Lanièce prête sa voix de baryton aigu à Grégor. Très à l’aise physiquement, il donne à ce personnage un caractère aérien et fantasque, en développant toute les nuances de sa tessiture medium. Et nous avons apprécié le large registre de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur qui interprète le personnage d’Ethel Axelrod. Sa voix chaude de mezzo s’étend vers l’aigu pour exprimer son amour pour Gregor, frôlant parfois le soprano mais plonge vers les graves pour la scène finale. Ses duos avec le ténor François Rougier (son mari Norman Axelrod) sont très convaincants. André Heyboer, baryton-basse, joue les parfaits méchants en Edison et la soprano Elsa Benoit chante Betty, un personnage rationnel qui commente l’action. Tous les éléments sont là pour faire un beau spectacle, qui manque cependant de folie et peine à décoller, à l’instar de du héros.
La mise en scène sobre et fonctionnelle, sans esbroufe, donne toute sa place au texte et à la musique. Et la fable, à travers la déchéance de Gregor, dont le nom renvoie souterrainement à La Métamorphose de Franz Kafka, montre la double face du progrès, porteur de lumière et d’utopie autant que de noirceur. Un opéra contemporain qui réhabilite un inventeur oublié dont un constructeur automobile a remis le patronyme au goût du jour.
Mireille Davidovici
Du 2 au 8 novembre, Théâtre National de l’Opéra-Comique, 1 Place Boieldieu, Paris ( I er). T. : 01 70 23 01 31.
Le livret de cet opéra et les romans de Jean Echenoz sont publiés aux éditions de Minuit.