Grammaire des mammifères de William Pellier, mise en scène de Jacques Vincey
Grammaire des mammifères de William Pellier, mise en scène de Jacques Vincey
Un texte qui ne ressemble à aucun autre et qui donne du grain à moudre aux acteurs. A la fois bourré à craquer et plein de trous, très écrit -et pour cause, il s’agit quand même de grammaire- et voué à l’improvisation, il explose les codes théâtraux en les mettant en lumière comme jamais.
En trois temps, aura été explorée la nature même de l’acte théâtral. Cela commence dans le hall, avec le serment des comédiens : « Moi, (nom et prénom), fille de (prénom et nom), mon père et de (prénom, nom) ma mère née (nom de jeune fille), née à (lieu de naissance) reconnaît pouvoir être capable de restituer l’œuvre en question à l’endroit comme à l’envers, par cœur et entièrement – Je le jure. Et si je me trompe, que je me frappe la poitrine en disant merde je suis un traître à l’œuvre.»
Un serment prononcé dans la salle… Le public, un peu interloqué et déjà pris à partie va avoir son tour : face à la pénombre de la salle, de mystérieux êtres velus, mais végétaux, lui susurrent un rituel de concentration façon gourou, avec une ironie assez altière, qui pourrait amener tout un chacun au sommeil, mais surtout à sa vérité de spectateur : « Vous désirez, vous avez des désirs (…), vous n’avez pas un seul désir, vous avez toutes sortes de désirs ». Et surtout aussi à sa responsabilité : c’est ton désir, ton attente, ami, qui rend possible le théâtre.
Et les comédiens ne se privent pas de faire durer le plaisir, attentifs à l‘organisation de la langue et aux mots, avec un respect tout particulier pour le mot sexe, prononcé :sek-se, qui doit faire frémir tous ces corps, là en face, dans l’ombre des fauteuils. Le public étant à la fois concentré et troublé, la troisième phase peut commencer. À manipulation, manipulation et demi. Avec sur la scène éclairée, un jeu de récits, courtes scènes ou plutôt mouvements .Dans ce spectacle auto-régénérateur, chaque moment implose pour donner naissance au suivant, une destruction de la destruction… Des gens racontent, vivent des bouts de vie, des extraits de théâtre, y compris un échantillon hilarant de « vieux théâtre » dans l’angoisse constante d’être « pénétré »par l’autre. Sommes–nous si perméables à la persuasion, à l’humiliation ?
Un spectacle impossible à raconter… Les personnages , en caleçon ou slip pour les garçons, en dessous pour les filles, créent une situation paradoxale avec mise à nu, abandon des dignités sociales, fragilité et gêne dégoupillés par l’aisance de ces jeunes comédiens, eux bien dans leur peau. Elles et Ils en perpétuel mouvement, inversent le regard. Avec une vitalité et une joie d’être ensemble, ils créent un théâtre tonique et revigorant : oui, il faut montrer les petites misères contemporaines, le quidam qui veut tout, a peur de tout -et d’abord de manquer-, de ne pas être vu et pas être aimé… Cohésion et dynamique de la troupe: le public se sent allégé, allègre, même s’il y a des moments où il ne comprend rien ou autrement dit, ne comprend pas tout.
Pas grave, entraîné dans ce « perpetuum mobile », il est prêt à recevoir tous les retournements et flèches de gravité car nos mammifères sont quand même des êtres sociaux et politiques. Ajoutons le plaisir visuel. Cela commence avec des bâches de plastique couvrant de mystérieuses collines : ôtées une à une et aussitôt récupérées pour le jeu, elles se révèleront être des gradins -comme notre miroir-, jungle de plantes vertes: métaphore de l’homme inutile, ou plus exactement néantisé, effacé derrière une fonction décorative (juste revanche pour les femmes trop souvent admises dans les hautes sphères du pouvoir comme des plantes vertes … Le tout fait d’éléments récupérés d’autres spectacles devant un magnifique panorama inspiré par le Jardin des Plantes à Paris.
Autrement dit : avec cette promenade au jardin d’Alice, cette sorte de boule à neige au dessus des palmiers, cette fantaisie insaisissable, aura été rarement exposé avec une telle clarté ce qu’est le théâtre : un échange entre public et acteurs, ici dans cette supposée désintégration du théâtre. Jacques Vincey l’a bien compris, qui a créé avec ces jeunes interprètes (enfin un mot épicène!) l’organisation esthétique de l’affaire.
Chapeau à ces acteurs et à leurs camarades artistes…Ils ont déjà un solide bagage en musique et danse, ce qui leur permet de déployer leur jeu. Nous avons entendu un fort joli chœur, n’en déplaise à l’auteur qui avoue détester ce mot. Bref, une bonne occasion pour s’égarer, se faire plaisir et respirer autrement. Rien de tel qu’entrer dans un monde onirique, pour reprendre pied dans celui-ci…
Christine Friedel
Théâtre Olympia, Tours, jusqu’au 13 novembre. T. : 02 47 64 50 50.
Théâtre National de Bordeaux-Aquitaine du 1 er au 4 décembre. T. : 05 56 33 36 60.