Livres et revues
Steens, l’Homme qui s’amuse avec la mort de Hjalmar
L’auteur de cette biographie est un magicien reconnu qui, avec son épouse, a présenté ses spectacles dans le monde entier et a exposé une partie de sa collection en 95-96 au Musée d’Orsay. Il a écrit de nombreux articles techniques et historiques sur la prestidigitation. Né en 1881 à Moutiers-Saint-Jean (Côte d’Or), Charles-Louis-Fernand Brisbarre fut mouleur en cuivre à Paris, puis on ne sait comment il en vint vers 1906, sous le nom de Steens, à l’illusionnisme, en particulier à cet art de l’évasion, maintenant dit escapologie. Le magicien doit en un temps record -il doit toujours y avoir une impression d’urgence pour le public- sortir d’un coffre solidement cadenassé, se débarrasser de cordes, chaînes…etc..
- Cela exige à la fois souplesse, endurance, force mais aussi sang-froid et un excellent savoir-faire… Le grand spécialiste vers 1900 en était le célèbre Harry Houdini: Ehrich Weisz (1874-1926) prit ce pseudonyme en hommage au grand magicien français Jean-Eugène Robert Houdin (1805-1871). Il pouvait s’évader d’une malle remplie d’eau fermée par des chaînes ou d’un cercueil bien enterré. Steens commença sa carrière en 1906 avec ce qu’on appelle techniquement le double empalmage de cartes à jouer: faire disparaître des cartes derrière une main puis les faire réapparaître. Un des autres tours était le Petit paravent aux apparitions ou dit Paravent japonais. Composé de trois éléments d’un centimètre d’épaisseur et montés sur six pieds articulés entre eux, dont Steens faisait sortir cages,lanterne allumée, saucisses, fleurs… Puis, le premier en France, il se consacra à l’escapologie en se jetant enchaîné dans la Marne pour réapparaître libre quelques instants plus tard. Et il s’évadera facilement d’une marmite fermée où il est immergé ou d’une grande caisse soigneusement ficelée et contrôlée par des spectateurs. Steens devenu célèbre fut ensuite invité dans le monde entier… Puis il se retira dans son village où il buvait beaucoup trop d’absinthe, vendit tout son matériel en 1938 avant de disparaître, assez oublié, l’année suivante…
Ce livre est riche de documents historiques: remarquables affiches, photos de spectacles, cartes postales… et trop ? nombreuses notes en bas de page. Et son auteur a bien su mettre en lumière la vie professionnelle de cet artiste disparu. Mais cette biographie qui a sans doute demandé un gros travail de recherche, aurait mérité une maquette solide et une meilleure relecture. Pourquoi ce doublon de quelques pages et cette absence systématique de justification en fin de ligne qui gêne la lecture? Dommage! Mais que cela ne vous empêche pas de faire connaissance avec ce célèbre mais bien oublié magicien français qui fut un peu le David Copperfield de son temps…
Philippe du Vignal
Frictions n° 33
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«Nous y voilà donc, transformés en peuple de fantômes dans un monde égal à lui-même, c’est-à-dire en pleine déliquescence (…) soudainement révélé aux yeux de tous », écrit Jean-Pierre Han dans son éditorial. Ce numéro de la revue revient sur l’après Covid avec, en couverture, une seringue… Piqûre de rappel, annonçant les courtes et fines analyses d’Edward Bond sur la crise du Covid.
Le dramaturge britannique voit la pandémie comme un révélateur. Dans La crise du coronavirus et la réalité démasquée, il démontre brillamment que « le système capitaliste fait marcher le monde sur la tête » : « L’origine du virus se trouve en Chine parce que c’est une nouvelle société au capitalisme débridé ». Dans la post-face à sa pièce Le Voleur de Chaussures, il démontre que les crises, sanitaires et climatiques, sont liées car ce système « pille la terre, déforme la réalité non seulement pour augmenter ses profits mais pour contrôler et séduire l’ancien prolétariat maintenant devenu classe consommatrice ». Le capitalisme « façonne la culture qui permet l’existence même de ce système » et pour Edward Bond : « Notre théâtre est aussi paralysé que le reste de la culture du divertissement. Nous avons de bons dramaturges qui écrivent de bonnes pièces à propos des maux de la société. Mais leurs pièces n’ont qu’un effet cosmétique. » Au terme de son implacable démonstration, il entrevoit une solution : «Une démocratie juste », difficile à créer, «parce que nous n’essayons même pas ». Ces Corona Papers sont introduits par Jérôme Hankins qui analyse les thématiques bondiennes en concluant avec l’écrivain, qu’il traduit et met en scène depuis des années : « Nous devons de nouveau faire confiance au théâtre ».
L’écrivain et metteur en scène Jean Lambert-Wild revient sur la fonction de l’artiste dans la société qui en est venue à distinguer ces derniers temps l’inessentiel , de l’essentiel. Reprenant ce vocabulaire : « cette notification qu’on ne sert à rien », Pas de gilets de sauvetage pour les poètes file la métaphore du naufrage : « le bateau coule, je n’ai pas de gilet de sauvetage, mes camarades non plus » pour appeler à la résistance : « la bonne nouvelle, cela nous laisse encore une chance de flotter. »
Simon Capelle lui fait écho : « Dans le bataille contre le virus, nous ne servons à rien, peut-être parce qu’auparavant déjà, nous ne servions plus à grand chose ». Mais il se réfère à Antonin Artaud pour affirmer avec lui l’essentialité du théâtre : « Du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car elle pousse les hommes à se voir tels qu’ils sont ». Il consacre à l’auteur du Théâtre de la cruauté un article très argumenté portant notamment sur son projet Prophétie, qui le mena en Irlande sur les pas de William Butler Yeats en 1937, avant neuf années d’asile, notamment à Rodez… Simon Capelle a refait ce voyage d’île en île et nous en livre un récit à la fois documentaire et poétique..
Olivier Neveux, lui, en fin chercheur en histoire et esthétique du théâtre, pose la question paradoxale du politique dans le théâtre de Jean Genet. Ses réponses nous étonneront : « Si on l’étudie, soucieux quelques uns des aspects attestés du théâtre politique, on est bien décontenancé… »
Dans ce numéro superbement illustré par les images en pleine page de John de La Canne, l’étonnant portfolio de Bruno Boëglin qui révèle les talents de peintre de ce comédien et metteur en scène. L’association des amis de Bruno Boëglin a publié des reproductions de ses œuvres dans Bruno Boëglin, une vie dans le désordre des esprits, et organisé une exposition à Grenoble qu’on pourra aussi voir au Palais Bondy à Lyon en janvier prochain. On lira aussi dans ce numéro un Michel Simonot poète, avec Même arrachée, une évocation épique des cris de ceux que l’on torture, déchire, mêlés aux siens… « Même arrachée/ il vous restera l’écho de ma langue (…) en naitront des mots (…) vous ne pouvez enfermer mon silence (…) les sons que vous croyiez barbares/ sont devenus poèmes »… .
Comme en écho, Ça ne passe pas de Claudine Galea : dans ce texte en forme de déploration, la phrase du titre revient en leitmotiv. Quand elle ferme les yeux, l’autrice voit, sous le soleil tant chanté de la Méditerranée, « des corps vivants qui, chaque jour, passent par dessus bord », et, pour elle « ÇA NE PASSE PAS ». « 25.000 corps sombrent à Lampedusa le 4 octobre 2013/ 5.773 corps morts et 11.089 disparus entre le 1er janvier 2014 et le 30 juillet 2018 « (…) « Combien de morts non comptabilisés ? » (…) ça ne passe pas/ ça ne peut pas passer / le droit maritime n’est pas respecté / le droit humain n’est pas respecté… » Pour conclure : « LA MÉDITERRANÉE EST UN MUR ». La revue, dont les articles sont autant d’alertes adressées à notre intellect et/ou à notre sensibilité, se clôt sur ce terrible constat…
Mireille Davidovici
Frictions, 27 rue Beaunier Paris ( XIV ème). T. : 01 45 43 48 95. Ce numéro 15€. Abonnement à quatre numéros: 50 €.
Jeu n° 179
La revue québécoise de théâtre Jeu publie son numéro 179. Toujours excellement maquettée et riches de belles photos significatives. Das son éditiorial, Raymond Bertin remarque avec raison que partout dans le monde, après la crise du covid qui est encore loin d’être vraiment derrière nous, « les artistes trépignent, les institutions font des prouesses pour offrir des expériences artistiques squi ne soient pas que des succédanés ou sous-produits. »
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Au sommaire, un dossier sur le travail de la metteuse en scène Brigitte Haentjens formée à ‘Ecole Jacques Lecoq, qui a notamment monté Hamlet-Machine d’Heiner Muller mais aussi L’Opéra de Quat’Sous de Bertolt Brecht en 2021 et des créations collectives comme Strip ( 1983) et Nickel l’année suivante deux textes qu’elle a écrites. Deux mises en scène où elle témoigne d’un engament féministe et qui ont fait date au Québec par leux exigence et la qualité de leur direction d’acteurs..
A noter aussi dans ce riche numéro un remarquable texte de l’auteur haïtien Richard Régis Jr, sur le théâtre tel qu’il est actuellement et sur le point crucial qu’est l’illusion scénique. Il essaye de voir comment le théâtre peut aider à réconcilier les habitants d’une planète bouleversée par l’arrivée de cette pandémie. Il ya aussi un entretien avec la scénographe Odile Gamache: pour elle, est essentiel le dialogue avec l’auteur et elle estime que tout travail scénique est le résultat d’un travail à deux. » J’essaye, dit-elle, de proposer une direction et qu’on y aille ensemble. » La remarquable photo de sa scénographie pour Les Larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder donne envie de mieuxconnaître le travail de cette scénographe qui, comme Brigitte Haentjens, est radicalement pour un travail associatif. A lire ce numéro, même si on a peu l’occasion d’en voir des exemples en France, le théâtre québécois, se porte bien…
Ph. du V.
Ubu n° 70/71
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Cette revue fête ses vingt-cinq ans avec un double numéro ! Deux cents pages qui s’ouvrent sur le festival d’Avignon. Celui de 2021, mais aussi tel que Gilles Costaz l’a vécu tout au long de ses années de critique amoureux du théâtre. Avec Avignon 75e année / Les Spirales de la ville close, il revient sur son fondateur: «Les grandes lignes sont dessinées d’une main ferme et ambitieuse par Jean Vilar. Ce qui va se modifier au fil des ans, c’est la dimension, l’échelle. »lI se souvient aussi de ces lieux qu’il a parcourus en vélo, encore hantés par tant d’auteurs, metteurs en scène, comédiens : « Avignon est une conque en spirale dont les souvenirs coulent en spirale sans fin où les grandes productions fracassantes comptent moins que les soirées modestes et secrètes… » Odile Quirot s’entretient avec Valère Novarina qui y fut programmé à plusieurs reprises et Jean-Pierre Thibaudat recueille les impressions de Nathalie Béasse qui y vient pour la première fois.Tiago Rodrigues qui va prendre la tête du festival fait le point avec Marina da Silva sur son engagement antifasciste et ses projets futurs..
Quant aux festivals européens, Hughes Le Tanneur constate que, sous le choc du covid, les programmateurs s’interrogent tous sur le monde d’après. Le besoin de tourner la page s’impose à Paris, Marseille comme à Vienne, Bruxelles… Chacun voit venir le monde d’après à l’aune de cette crise. Crise que Maïa Bouteiller évoque avec trois directeurs récemmement nommés en Ile-de-France, qui ont vécu leur baptême du feu en pleine pandémie, jonglant entre confinements et couvre -feu : Julie Deliquet au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis, Jeanne Candel, au théâtre de l’Aquarium et Mathieu Touzé au Théâtre 14 . Face à la tristesse, la solidarité s’impose à eux…
Le chorégraphe Rachid Ouramdane, directeur du Théâtre national de Chaillot confie à Chantal Boiron qu’ « il faut lutter pour que la rivière soit capable de changer de lit ». Héritier du hip hop, il entend sortir la danse des seules salles du théâtre pour investir tout le bâtiment, jusqu’à l’extérieur « du parvis à la coulée verte » avec « des promenades chorégraphiques, des performances de foule, des spectacles en plein air…»
Après un focus sur la résistance de l’Université de théâtre et de cinéma à Budapest, place à la littérature dramatique : Ivre de mots, une pièce de Frank Siera traduite du néerlandais et présentée par Mike Sens. Les auteurs de ce double numéro sous titré Allons-y !/Let’s go !, largement illustrés et traduits en anglais, rebattent les cartes du paysage théâtral et, après être revenus sur la crise sanitaire, font place à l’actualité et regardent vers l’avenir…
M. D.
Ubu Scènes d’Europe, 217 boulevard Péreire, Paris (XVII ème). Ce numéro double : 30 €.