Aucune idée, conception et mise en scène de Christoph Marthaler
Aucune idée, conception et mise en scène de Christoph Marthaler
Un rez-de-chaussée d’immeuble des années cinquante ou soixante avec couloir et cinq portes. Espace marron, beige, blanc, propre et sans âme ! Côté jardin, seul en scène et dans son appartement, un homme, en gilet rouge rouge de costume, chemise blanche et pantalon gris, joue au violoncelle un extrait de La Symphonie n°5 de Gustav Mahler ! Dès le début, le public intrigué et pris au jeu est tenu en haleine jusqu’aux derniers mots, derniers gestes et sons !
L’absurde, ici, est souvent au rendez-vous à travers de délicieuses micro-actions hilarantes ou/et poétiques. Les portes d’entrée claquent, une autre s’ouvre : « Avez-vous un peu de farine et deux œufs ? -Non j’n’ai qu’ du beurre. -Ah.. » répond le musicien, en remettant son violoncelle dans les bras de son voisin de palier qui reste là, hébété, les bras ballants. Mais encore, ce moment sans paroles, avec juste quelques grommellements où nous regardons, hypnotisés, un gros paquet de clés tomber sans cesse de la serrure de la boîte aux lettres et être ramassé par son propriétaire, pour retomber à nouveau, encore, et encore…
Ou toujours cette boîte aux lettres qui semble littéralement dégueuler prospectus, magazines et autres paperasses. Les objets utilitaires, ménagers comme la fameuse boîtes aux lettres, le magnétophone portable, le radiateur etc. deviennent dans certaines scènes, des personnages à part entière. Ils entrent littéralement en action et dialoguent à leur manière, celle de la poésie, avec les protagonistes : habitants de l’immeuble. Et ce sketch totalement burlesque lui aussi : «Bonjour -Ah! Vous êtes chez vous ? Mmhm. -Bon, je voulais entrer; je peux ? Ou je dérange ? – Pas du tout. Entrez, je vous en prie. Qu’est-ce qui vous amène ? -J’aimerais cambrioler votre maison. -Je peux rester assis ? -Bien sûr. À vrai dire, je voulais la cambrioler professionnellement, en m’introduisant par le balcon. Mais j’étais trop fatigué. -Je n’ai pas de balcon -Ah! Vous n’avez pas de balcon. Alors cela n’aurait, de toute façon, pas fonctionné. Mais j’aurais au moins pu ouvrir la porte de l’appartement de l’extérieur, en la crochetant. Malheureusement, je suis si fatigué que j’ai oublié mon passe-partout. -Moi aussi, je suis très fatigué. (…) »
Absurde à souhait, ce spectacle n’en est pas moins une critique lucide de notre société de consommation et un hommage au rêve, à la poésie, à la musique ! Oeuvre riche en références artistiques et courants esthétiques, remarquables, pleins d’un humour déjanté à la façon de Karl Schwitters artiste Dada, peintre, sculpteur et poète, et à d’autres écrivains, plasticiens, musiciens… Mise en scène et texte sont un véritable enchantement pour les oreilles et les yeux. Onirisme, mélancolie, absurde, ne cessent de se croiser. Rire et émotion s’emparent du public.
Des extraits de Jean-Sébastien Bach, Richard Wagner…interprétés avec grâce par Martin Zeller, musicien et acteur, renforcent la tension dramatique et la beauté de cette pièce sans début ni fin. L’univers artistique singulier de Christoph Marthaler et sa longue et profonde complicité depuis la fin des années soixante avec l’acteur et chanteur, Graham F. Valentine, exceptionnel et subtil dans cette comédie loufoque, possède une écriture théâtrale hors du commun et d’une profonde intelligence.
Le public trace lui-même le parcours entre tous ces fragments de situation. Art du son et des séquences textuelles ou uniquement gestuelles, rythme… sont d’un grand artiste-poète. Avant d’être l’homme de théâtre que l’on connait, Christoph Marthaler, était musicien. A partir de contextes ordinaires de la vie quotidienne, dans un banal intérieur d’immeuble et deux de ses habitants, sans compter les voix off et autres bruits, il réussit, avec une cadence à la fois délicate et forte, à créer une succession d’instants dramatiques et musicaux d’une intensité rare. Autre qualité théâtrale de la mise en scène : Le jeu remarquable entre extérieur et intérieur, ce va et vient entre les deux, éclaire le psychisme des personnages et leur lien avec la matérialité des choses, de l’existence. Le public découvre, étonné, comment une vie de tous les jours avec son lot de mouvements répétitifs et d’ historiettes sans saveur, fait subitement un pas de côté. Un décalage s’instaure avec poésie et humour et tout paraît inattendu !
Elisabeth Naud
Jusqu’au 14 novembre, Théâtre des Abbesses, festival d’Automne, rue des Abbesses, Paris (XVIII ème). T : 01 42 74 22 77.