Démons de Lars Norén, mise en scène de Matthieu Dessertine
Démons de Lars Norén, mise en scène de Matthieu Dessertine
Le grand poète et dramaturge et metteur en scène suédois est mort du covid à Stockholm en janvier dernier à soixante-seize ans. On a souvent comparé son œuvre à celle de ses compatriotes August Strindberg et Ingmar Bergman, mais aussi à Henrik Ibsen et Anton Tchekhov.
En France, il s’était imposé avec La Force de tuer qu’avait créée en 88 Jean-Louis Jacopin et où un jeune homme tuait son père. Puis il y eut La Veillée montée par Jorge Lavelli où deux frères et leurs épouses se déchirent autour de l’urne renfermant les cendres de leur mère. Dans ses quelque quarante pièces, il s’inspira surtout de ce qu’il avait vécu et mit l’accent sur la vie dans les institutions psychiatriques, sur les perversions notamment sexuelles et les violents conflits au sein d’un couple et/ou d’une famille. Bien connue dans son pays, son théâtre a aussi, et depuis longtemps, fait l’objet en France de nombreuses mises en scène (voir Le Théâtre du Blog) et Les Démons l’une de ses pièces les plus connues, a été montée entre autres, par Jorge Lavelli, Thomas Ostermeier, Lorraine de Sagazan, Marcial di Fonzo di Bo…
Franck et Katarina vivent depuis neuf ans ensemble dans un bel appartement. Ils n’ont pas d’enfants. Un soir, lui revient avec un sac plastique contenant l’urne des cendres de sa mère qu’il dépose sur une table-bar. Les obsèques doivent alors lieu le lendemain et ils attendent le frère de Frank et sa femme mais ils ne viendront pas: lui préfère regarder un match de foot à la télé! Très vite, nous allons assister au n ième épisode d’une relation amoureuse difficile sur fond d’alcool (on boit beaucoup et très souvent!), de violent érotisme, de solitude jamais avouée et d’agressivité mais aussi parfois à dose homéopathique, de tendresse. « Ou je te tue ou tu me tues, ou on se sépare, ou on continue comme ça. Choisis ! », dit Katarina. « Je ne peux pas choisir. Choisis, toi », dit Frank.
Quand il arrive avec l’urne, Katarina fume allongée en robe très courte sur un canapé. Il l’insulte mais ne reçoit aucune réponse. Bref, tout est prêt pour une nième séance de règlements de compte sado-maso sur fond d’amour/haine. Du genre: «Je t’aime beaucoup mais je te supporte pas, vraiment pas, je peux pas te souffrir, mais je peux pas vivre sans toi. « Elle répond juste : « Pourquoi? » Ou encore : »Ou je te tue, dit Katarina, ou tu me tues, ou on se sépare, ou on continue comme ça. Choisis ! » « Je ne peux pas choisir. Choisis, toi », lui répond Frank.
Pour essayer de briser leur solitude, il téléphone à Tomas et Jenna, de jeunes voisins et leur propose de venir boire un verre. Eux, mariés il y a douze ans, ont deux jeunes enfants. Mais pour venir, ils doivent les laisser seuls dans leur appartement plus haut. Ce qui les inquiète mais exaspère nettement Katarina. Tomas et Jenna arrivent, bien contents d’échapper un moment à la grisaille quotidienne de leur couple.
Ils ne vont pas être déçus du voyage: d’abord fascinés par cette danse de mort et d’amour, vont finalement y participer. Frank, séducteur cynique drague avec succès Jenna et Katarina se laisse tenter par Tomas que Frank a aussi essayé de séduire… Lars Norén sait habilement utiliser l’effet-miroir: Jenna et Tomas voient ce qui risque fort de leur arriver dans quelques années… Et ce que l’auteur imaginé n’a rien de franchement réjouisssant. Comme dans Qui a peur de Vriginia Woolf d’Edward Albee ou dans les enfers conjugaux imaginés par August Strindberg et Ingmar Bergman.
La pièce, sans doute assez provocante à l’époque de la création, (c’était il y a a trente ans et il n’était pas question de P.M.A. ni même de mariage pour tous..) a sans doute un peu vieilli et et a même parfois des allures de nouveau boulevard… Mais reste le dialogue très bien écrit qui garde une rare intensité, parfois à la limite de l’obscénité: « Tu vois… dit Frank à Katarina, j’ai finalement découvert qu’on pouvait baiser par amour, et qu’on pouvait baiser sans amour… Je veux dire, baiser avec toi sans amour, ce que j’ai fait ces dernières semaines… C’est une expérience terrifiante. Comme d’arriver au crépuscule dans un endroit qui vient d’être ravagé par la guerre, et on compte les cadavres, C’est comme de coucher avec un cadavre ».
Aucun cadeau, aucune pitié dans cette guerre intime à la fois amoureuse et sexuelle… Franck et Katarina s’affrontent en permanence avec une certaine cruauté qui fait partie des règles de ce jeu pervers auquel ils sont abonnés depuis longtemps. « C’est pas une colombe qu’ils mettront sur ta tombe, c’est un rat », lui dit-il. Il en viendra même ensuite, dans une scène très réussie, à jeter rageusement à jeter les cendres de sa mère sur Katerina. Insupportable et sordide mais rien ne semble pouvoir détruire ce couple infernal… « Tant que je serai vache avec toi, dit-elle, tu resteras avec moi. Ça, je le sais.N’est-ce pas ? Est-ce que ce n’est pas vrai ? (…) Tant que je te maltraiterai, tu resteras lié à moi ».
Mais très vite, la situation se dégrade: Katarina reproche à Frank d’être impuissant et lui reproche même des penchants homosexuels. Bref, le couple est au bord de l’implosion. Au début, les dialogues ont une force redoutable mais, après un peu plus d’une heure, font du sur-place et ces relations amoureuses entre couples ont quelque chose de téléphoné… Sinon, il n se passerait rien. Il y a, à la fin, une vague réconciliation sur l’air bien connu de: « Je t’aime moi non plus, mais quand même », comme si l’auteur avait eu du mal à conclure…
Il est toujours intéressant de voir comment un jeune metteur en scène peut avec quelques copains de promo, aller à la rencontre d’un texte comme celui-ci qui exige une excellente direction d’acteurs, surtout sur un aussi petit plateau où la circulation des acteurs ne va pas de soi. Et où il n’y a aucun dégagement autre que deux petites portes et quand il faudrait souvent le silence total pour mettre en valeur le texte, règne un insupportable ronronnement permanent de chauffage. Matthieu Dessertine n’y peut évidemment rien mais dirige ses acteurs avec une grande rigueur. Et il y a du très bon dans cette mise en scène: la direction d’acteurs avec mention exceptionnelle à Marion Lambert que nous avions vue dans Sophonisbe de Corneille montée par Brigitte Jaques-Wajeman. Elle possède, dès qu’elle entre sur le plateau, une présence lumineuse, une gestuelle et une diction impeccables… Impressionnant. Et Anthony Boullonois (Tomas), Ambre Pietri (Jenna) et Damien Zanoly (Frank) sont tout à fait crédibles dans ces rôles difficiles et dans un espace exigu où on les sent souvent pas très à l’aise… Et il y a de quoi. Chapeau.
Côté dramaturgie, Matthieu Dessertine aurait dû couper dans ce texte trop long et nous épargner un début de mise en scène assez poussif avec visage sur écran, fumigènes à gogo et musique d’orgue qui n’ont rien à faire là et, à la fin, un enregistrement caméra à l’épaule, des acteurs avec de nouveau, en gros plan, visages sur grand écran… Deux stéréotypes du théâtre actuel dont on n’a jamais dû lui signaler la vacuité quand il était élève du Conservatoire National… Cette mise en scène gagnerait sans doute beaucoup à être vue sur un plus grand plateau, et avec plus de public. Le théâtre des Déchargeurs devrait programmer moins de spectacles et plus de quelques jours par semaine… Des créations comme celles-ci auraient alors une meilleure lisibilité auprès du public qui, à Paris, semble encore frileux -covid oblige- pour retourner au théâtre…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 17 novembre, Théâtre des Déchargeurs, 1 rue des Déchargeurs, Paris ( I er).