Les Furtifs, d’après le roman d’Alain Damasio, mise en scène de Laetitia Pitz, musique de Xavier Charles
Les Furtifs, d’après le roman d’Alain Damasio, mise en scène de Laetitia Pitz, musique de Xavier Charles
Peu fervente de science-fiction, nous ne connaissions pas l’œuvre de cet écrivain que des centaines de milliers de lecteurs plébiscitent. Pas d’histoires de robots ou d’extra-terrestres, la terre suffit bien pour loger la dystopie qu’on entend furtivement dans le spectacle, celle d’un société de surveillance mutuelle horizontale. (L’auteur se réfère à Surveiller et punir de Michel Foucault). Pas besoin non plus de dictature, la servitude volontaire fait le travail ; relisons le célèbre essai de La Boétie… Cette société fait donc naître des furtifs, résistants clandestins et « terroristes » insaisissables qui se pétrifient en cas de danger. Il y aura une histoire de fillette disparue, des métamorphoses, de l’entrisme chez les chasseurs de furtifs, la visite d’un hologramme plus vivant que les vivants…
Ce roman d’anticipation parle bien des peurs et des drames du présent : «La ville est née en écrasant sous deux cents tonnes de gravats, les soixante-dix manifestants du collectif Reprendre… Nous pensons au film Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh (2020) sur la démolition réelle d’une tour à Ivry-sur-Seine. Le café est transformé en espace de «co-working» discipliné, comme dans le spectacle actuel de Guillermo Pisani, J’ai un nouveau projet, au Théâtre de la Tempête. Bien sûr, l’anticipation accroît les craintes, celle d’une privatisation totale des écoles, hôpitaux, police… par la société Orange (nommément citée, avec son logo) mais aussi d’une guerre :«on chasse, on tue, on rechasse, on retue» qui passerait aux mains de civils, plus efficaces que les militaires, et enfin «des personnalités créatrices, des artistes», symptôme d’une mainmise plus profonde encore sur toute une société.
De tout cela, nous entendons des fragments, qu’ensuite nous pouvons rassembler mais la matière est trop riche pour le temps d’une représentation même si Laetiatia Piz nous offre une expérience musicale exceptionnelle. Neuf instrumentistes savent se faire furtifs, agressifs, voire humoristiques dans l’usage des souffles, frottements, harmonies et grincements, parfois aux imites de l’audible, le tout dans un swing constant et léger qui va de l’avant et nous emmène dans un vrai plaisir : cette musique n’envahit pas le récit et ne joue pas non plus les fonds sonores.
Laëtitia Pitz et sa compagnie Roland Furieux travaillent particulièrement sur la voix parlée et chantée, comme dans Perfidia créé au dernier festival d’Avignon. Mais elle s’en est tenue ici avec ses deux partenaires, à la position classique du récitant et n’a pas utilisé sa palette d’interprétation avec plus d’ampleur et de liberté. Il y a un moment d’humour savoureux sur le jeu et l’illusion quand apparaît un hologramme, traité par son partenaire de «sac d’air», solidement incarné par un comédien au jeu très brut, comme si on avait demandé à un passant complaisant de monter sur le plateau.
Et dommage, Laëtitia Pitz elle-même comme interprète, s’est presque effacée devant la musique. Ce qui est peut-être du à un grand respect pour le roman d’Alain Damasio: ici, il y a trop de texte et il ne nous parvient donc pas assez: le message se fait lointain et nous aurions envie d’un peu plus de théâtre. Mais cet oratorio créé à L’Arsenal-Cité musicale de Metz aiguise nos perceptions, décape nos oreilles en toute délicatesse et nous fait participer à une expérience musicale rare.
Christine Friedel
Théâtre de l’Echangeur, Bagnolet (Seine-Saint-Denis) jusqu’au 22 novembre
T. : 01 43 62 71 20
Les Furtifs d’Alain Damasio, collection folio-science-fiction. Grand prix de l’Imaginaire 2020