Quartett d’Heiner Muller, traduction de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux, mise en scène de Patrick Schmitt
Quartett d’Heiner Muller, traduction de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux, mise en scène de Patrick Schmitt
Cet auteur et théoricien allemand (1930-1995) que passionnait la relecture des textes de Sophocle, Euripide mais aussi Shakespeare, écrivit il y a déjà plus de quarante ans cette pièce devenue culte, avec des scènes entre la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, les personnages principaux des Liaisons dangereuses, tirées du célèbre roman par lettres de Choderlos de Laclos. Cela se passe dans un salon d’une maison du XVIII ème siècle puis dans un bunker après la troisième guerre mondiale. Quartett, l’une des œuvres plus jouées du théâtre contemporain en Allemagne, a été créée par Bob Wilson en 1980, puis été mise en scène dans sa version française par Marc Liebens (1983) et deux ans plus tard par Patrice Chéreau (1985). Ensuite par Hans-Peter Cloos (2003) et Matthias Langhoff (2006) et de nouveau par Bob Wilson en 2006… Et Sami Frei et Jeanne Moreu en firent une lecture au festival d’Avignon.
Cette reprise du texte initial de Choderlos de Laclos par Heiner Muller prend une autre allure, celle d’un quartet. Merteuil joue Valmont, Valmont joue Tourvel et Merteuil. Et Merteuil, la jeune Cécile de Volanges. Puis Valmont reprend le rôle de Tourvel, et Merteuil, celui de Valmont. Bref, un jeu de miroirs à l’infini et aussi pervers que peuvent l’être ces aristocrates. Valmont : «Je crois que je pourrais m’habituer à être femme. » Ce à quoi, la Merteuil répond : « Je voudrais le pouvoir. » Alors, Valmont lui propose de continuer à jouer. La marquise se Merteuil: «Jouer, nous? Quoi, continuons ? »
« Du jeu au jeu-dans-le-jeu, dit le metteur en scène avec raison, la frontière est poreuse et favorise les glissements qui s’opèrent entre l’univers du réel et celui du fantasme. Nos deux naufragés, comme survivants d’une guerre des sexes, vont s’affronter à “tour de rôles“ sur leur terrain de jeu privilégié l’érotisme ; remède unique pour repousser la mort et à la fois s’y fondre, et avec une arme redoutable le langage. Personnages-acteurs, mais aussi spectateurs d’eux-mêmes, chacun est pour l’autre à la fois, miroir et adversaire. Inséparables, qui sait, peut-être ? » Sur le plateau de la belle Salle en bois du Théâtre de l’Epée de bois, un grand praticable rectangulaire noir où va se jouer cette confrontation entre ces personnages hors du commun servis, elle, par une jeune fille et lui, par un jeune homme, tous deux respectueux et obéissants mais d’une autre classe sociale et bien entendu, absolument muets et qui les aident à passer les costumes de leur double personnage. Emmanuelle Meyssignac, parfaite comme Patrick Schmitt, ont su trouver la bonne distance pour faire vivre d’abord le jeu auquel se livrent Merteuil et Valmont. Il y a dans l’air quelque chose d’un lent rituel érotique qui va peut-être recommencer mais auquel nous n’assisterons pas…
«Et peut-être ferais-je mieux de parler des minutes, dit la Merteuil, où j’ai su vous utiliser, vous si remarquable dans la fréquentation de ma physiologie, pour éprouver quelque chose qui m’apparaît dans le souvenir comme un sentiment de bonheur. Vous n’avez pas oublié comment on s’y prend avec cette machine. Ne retirez pas votre main. Non que j’éprouve quelque chose pour vous. C’est ma peau qui se souvient.. « Tout ici dans cette mise en scène est intelligent et au cordeau… Une seule réserve : les costumes noirs et parfois rouges, compliqués avec leurs tulles ne sont guère convaincants mais cela ne vous empêchera pas de savourer cette courte pièce aux dialogues aussi étonnants que ciselés…
Allez, encore deux répliques pour le voyage : Merteuil: «Le bonheur suprême est le bonheur des animaux. Assez rare qu’il nous tombe du ciel. Vous me l’avez fait éprouver de temps en temps, quand il me plaisait encore de vous utiliser à cela, Valmont et j’espère que vous ne repartiez pas les mains vides. Qui est l’heureuse élue du moment? Ou peut-on déjà dire la malheureuse. » Valmont: « C’est la Tourvel. Quant à celui qu’il vous est impossible de partager… Merteuil : « Jaloux. Vous, Valmont. Quelle rechute…» C’est sans doute la meilleure des pièces d’Heiner Muller dont son traducteur Jean Jourdheuil disait qu’il avait «réalisé un tour de force : introduire Sade chez Laclos et construire aujourd’hui un dispositif expérimental des “relations entre les sexes”. Bien vu.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 28 novembre, Théâtre de l’Epée de Bois, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre. Métro : Château de Vincennes et ensuite navette gratuite.T. : 01 48 08 39 74 01.