A Bright Room called Day, (Une Chambre claire nommée jour, de Tony Kushner, traduction de Daniel Loayza, mise en scène de Catherine Marnas
A bright Room called Day, (Une chambre claire nommée jour) de Tony Kushner, traduction de Daniel Loayza, mise en scène de Catherine Marnas
Un titre paradoxal qui dit la lumière, alors que la pièce s’enfonce dans la nuit nazie. Dans le vaste appartement d’Agnès, à Berlin, des amis, la plupart artistes et appartenant à l’intelligentsia de gauche, vont se trouver confrontés, impuissants, à la fin de la République de Weimar et à l’élection d’un monstre, soutenu par les puissances capitalistes, grâce aux dissensions entre communistes et sociaux-démocrates. Et ce, dans un temps très court : du réveillon, où, fin saouls, ils célèbrent le nouvel an 1932, à l’incendie du Reichstag en février 1933, l’autodafé du 10 mai devant l’Opéra et l’ouverture du camp de Dachau… La petite bande, sidérée, se dispersera et Agnès restera seule en proie à ses cauchemars, hantée par le fantôme d’une « Allemagne-Mère-Blafarde » et par un diable faustien de carnaval…
Cela se passe sous l’œil critique d’une punkette années quatre-vingt, Zillah Katz (Sophie Richelieu): un personnage de cabaret commentant cette catastrophe historique, par rapport avec la réélection de Ronald Reagan. Une activiste bombe sur les murs de New York: «Reagan = Hitler, Weimar aussi était une démocratie ! ». L’amalgame ne fonctionne pas et la pièce, non plus. Les interventions de la comédienne tombent à plat quand a lieu une action poignante dans l’appartement. Comment combler ce hiatus spatio-temporel? L’auteur lui-même, par l’intermédiaire de Xillah, son double fictionnel, (Gurshad Shaheman) explique comment il a écrit sa première pièce en 1985, en réaction à la politique délétère de Ronald Reagan avec suppression des droits sociaux et des syndicats, homophobie et xénophobie. La pièce fit scandale car «rien ne peut être comparé au nazisme » ! Xillah entre en dialogue avec la protagoniste de 1985, pour remettre la pièce au goût du jour…
«Au moment même où je demande les droits de la pièce, écrit Catherine Marnas, je lis dans un journal américain que Tony Kushner veut réécrire cette première pièce, en y ajoutant un troisième feuilletage temporel : le présent et la présidence de Trump.». Suivent de nombreux échanges entre la metteuse en scène et l’auteur, aboutissant à une version de cette pièce en deux heures trente, parfois un peu bancale. L’action se déroule donc sur trois échelles temporelles, Xilla et Zillah Katz observant les Berlinois d’antan et prenant le public à témoin mais l’intrigue principale reste prépondérante et, de loin, la plus intéressante: qualité de la langue, densité des personnages qui permet aux comédiens de leur donner chair. La tonalité de cabaret avec Just a Gigolo, une chanson en clin d’œil à la comédie musicale américaine de la première partie, cède le pas à de plus graves débats esthétiques et politiques de ces années-là.
Les jeunes acteurs- musiciens entrent vite dans la peau de ces personnages complexes. Simon Delgrange est un cinéaste nerveux, transfuge hongrois et trotskiste révolutionnaire. Annabelle Garcia donne corps et profondeur à Paulinka Erdnuss, une starlette opiomane et fragile, seule à faire acte de résistance. Julie Papin, en Agnès, s’étiole progressivement, cédant, impuissante, à ses peurs et Agnès Pontier incarne une peintre militante, droite dans ses bottes et bravant la censure nazie. Yacine Sif El Islam habille d’humour et cynisme Baz, un homosexuel anarchiste soutenant les thèses de Wilhelm Reich, le premier à voir venir le mal.
Tout ce petit monde s’agite dans le huis-clos d’un appartement. Sophie Richelieu, coiffure afro, en tenue vinyle, montée sur talons vertigineux, raconte l’ascension d’Hitler scandée par les dates et photos d’époque sur un écran géant malheureusement caché, comme l’orchestre, par le mur de l’appartement ! Ce décor massif occupant le centre du plateau laisse peu de place au hors-champ et à la fluidité d’une mise en abyme narrative. Et la musique de Boris Kohlmayer, jouée dans un coin de la scène se trouve marginalisée.
Reste le plaisir d’un théâtre dense et charnel. Merci à Catherine Marnas de nous faire découvrir cette pièce baroque, tonique, servie par une direction d’acteurs impeccable et des interprètes d’une grande justesse. Tony Kushner, en actualisant son œuvre, met en parallèle l’Histoire et notre présent. «Avons-nous convoqué le Diable ici pour le soustraire au monde extérieur ? » dit l’un des personnages. “Nous sommes en danger”, scande la troupe dans une ultime chanson. Et nous, aujourd’hui, faisons-nous face, quand certaines démocraties filent vers un système totalitaire ?
Mireille Davidovici
Jusqu’au 5 décembre, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème) T. : 01 44 95 98 21.
Le 8 décembre, NEST, Thionville (Moselle) ; les 14 et 15 décembre, Comédie de Caen, Caen (Calvados) .
Du 4 au 6 mai, Théâtre Olympia, Tours (Indre-et-Loire).