Festival européen de Paris/Corps en mouvement, Beau geste, un film de Rachel Bénitah
Festival européen de Paris/Corps en mouvement
Beau geste, un film de Rachel Bénitah
La réalisatrice de La dernière Marche, un hommage à Walter Benjamin (2006), a aussi tourné Vivante le jour, un portrait de l’écrivaine Marie Depussé avec des malades mentaux dans sa cabane de réunion à la clinique de Cour-Cheverny (Loir-et-Cher) dite clinique de la Borde, un établissement psychiatrique fondée en 1953 par le docteur Jean Oury. La vie surprend et rompt le cours de choses. Du fond du corps, dans l’infiniment petit, surgit alors un « accident », une maladie. Comment y faire face? Rachel Bénitah a créé une collectivité après le cancer du sein qu’il l’a frappée. Et elle a gardé les traces de tous les soutiens amicaux qu’elle a reçus. La réalisatrice a alors proposé à chacun de les incarner, en rendant ces signes visibles, par des gestes ou mouvements de leur choix. Des personnes se jettent à l’eau et pour une seule fois. Ici, des gestes simples mais sans début ni fin, apparaissent puis disparaissent aussi vite. Ils sont à eux-mêmes leur propre surgissement et leur propre flamme : sauts, tournoiements d’une petite fille l’été, marches, sauts de cabris sur la mousse, appui d’un coude sur un rocher, salut de la main, roulades au sol, pliage d’une serviette… Des gestes d’adultes, d’enfants ou animaux d’une variété belle en soi mais insaisissable.
La « solitude » de ces gens s’élargit et ils contractent un lieu, des sols, matériaux et lumières : pierre, bois, mousse, herbes, fleurs, terre, mer, ombres, coucher de soleil. Chaque gestuelle : être debout, assis ou avoir le corps ouvert ou replié, rythme sans violence le film et correspond à un fragment de territoire. Une œuvre, excellemment montée par Michael Henrokay-Delaunay. Dans un espace singulier, la lumière des corps, en frôlant l’espace, crée un « air » de cinéma, en passant de la maladie à la santé. Ce film se développe donc par contraction et éclosion simultanées. « Comme le remarquait Franz Kafka dans Les Aphorismes de Zûrau (1917-1918) : «Comprendre cette chose : le sol qui te porte, ne peut être plus grand que les deux pieds qui s’y posent. »
Ici, ces gestes n’imitent rien, ne représentent rien et une seule chose les articule: l’insistance à vivre, comme si Rachel Bénitah avait réussi à passer le relais. Sa maladie a donc fini par céder… « L’esprit n’est pas libre tant qu’il n’a pas lâché prise. », notait aussi Franz Kafka dans ce même livre. Le poète Joë Bousquet, grièvement blessé à vingt et un ans à la guerre de 14-18, qui restera paralysé et alité le reste de sa vie à Carcassonne où il meurt en 1950, écrit dans Les Capitales «qu’il faut être digne de ce qui nous arrive et trouver dans sa blessure, une force vitale qui consume toute forme de ressentiment. »
On ne peut en vouloir à la vie, quand survient la maladie. Ou on s’enfonce, ou on sursaute. La noyade charnelle ne se limite pas à un état et provoque une manière de penser. Et le ressentiment qui se loge alors dans la chair, opère un horrible travail de décomposition de la vie toute entière. Mais chaque instant du film prend de vitesse les germes négatifs et, à la multiplicité de la maladie, répond l’action collective et individuelle. Dans Beau Geste, les individus choisissent souvent des mouvements anormaux et ce faisant, s’approchent du « gestus» brechtien. Mais avec une différence: ils ne se détachent pas de la parole (la fameuse « distanciation ») mais s’éloignent de leurs gestes habituels. Comme s’ils se se dédoublaient et cela devient chez eux une expérience vitale… Un lumineux visage de femme tissée d’ombre et de lumière précède en gros plan la série de ces gestes. En ouverture à une succession d’apparitions et sursauts dans un espace singulier. Ce visage peu à peu devient incorporel, de par sa discrète neutralité. Il dédouble la maladie située au fond de la chair et les yeux s’abaissent et se relèvent. « Deviens l’homme de ton malheur, apprends à en incarner la perfection et l’éclat. » , disait encore Joë Bousquet, un matin de 1940.
Bernard Rémy
Ce film de vingt minutes, en noir et blanc et couleurs, (2020) a été présenté au cours d’une Carte blanche à la productrice Gaëlle Jones, le 28 novembre au cinéma Le Balzac, Paris (VIII ème).