La double Inconstance de Marivaux, mise en scène de Galin Stoev
La double Inconstance de Marivaux, mise en scène de Galin Stoev
Sans doute ces temps-ci, l’œuvre la plus jouée de Marivaux mais peut-être aussi la plus pessimiste. Le «bon» Prince doit épouser une de ses sujettes: une loi fondamentale du royaume… et jette son dévolu sur une jolie paysanne repérée quand il chassait incognito (du reste, elle aussi, l’avait repéré). Rien de plus simple : il la fait enlever, elle et son fiancé Arlequin, pour les amener (ce ne devrait pas être difficile avec ces petites gens, ces « espèces ») de les faire renoncer à leurs amours.
Elle épouserait donc le Prince et lui, cette fille: avec sous-entendu la dot qu’on lui donnera en compensation. Voilà le mot : on parle beaucoup d’amour mais il est ici question de calcul ou « raison », au sens premier du mot. Marivaux en profite pour se livrer à une solide critique du luxe et d’une surconsommation nourrie de vanité. À Trivelin qui s’étonne de son indifférence aux promesses du Prince, «Vous ignorez le prix, lui dit Arlequin, de ce que vous refusez.» (…) « C’est à cause de cela que je n’y perds rien ». « Il ne me faut qu’une chambre ; je n’aime point nourrir des fainéants et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi.» Pour lui, la «raison» a un tout autre sens: «Alerte, alerte, paresseux; laissez vos chevaux à tant de laboureurs qui n’en ont point ; cela nous fera du pain ; vous marcherez, et vous n’aurez plus les gouttes. »
La lucidité de l’homme du peuple est bien là et tout l’enjeu de la pièce sera de lui faire avaler une post-vérité, selon le mot du metteur en scène.Une fin heureuse? Sylvia épouse le Prince, ce joli chasseur qui justement avait attiré son regard et Arlequin se mariera avec Flaminia qui a tout fait pour cela mais on peut douter de ses sentiments… Trivelin et Lisette n’épouseront personne, tant pis pour eux! Cette Double inconstance aura été manigancée par une Flaminia au double jeu: mi-dame de cour et mi-domestique, elles est aussi manipulée, sous la surveillance et avec la complicité de tous. Et la « raison » aura triomphé, détruisant comme un acide, principes et sentiments.
Galin Stoev a placé au centre du plateau, un grande panoptique, une rotonde en verre où les deux paysans seront observés comme des animaux de laboratoire. L’imposante scénographie d’Alban Ho Van reproduit l’architecture carcérale imaginée par Jérémy Bentham (Le Panoptique, 1780) et analysée juste deux siècles plus tard par Michel Foucault. Un dispositif permettant une surveillance à chaque instant, des prisonniers. De même, tout ce qui est dit, est enregistré et nous entendrons les tendres retrouvailles des amants rustiques grâce aux écoutes des valets, agents du Pouvoir. Nous assisterons à la dégradation, à la corruption des « innocents » par une Cour qui insinue son pouvoir au cœur de l’intime. Arlequin gardera, plus longtemps que Sylvia, une lucidité de classe… mais elle lui sera de plus en plus inutile. Elle, faible femme et sensible aux coquetteries, sera assez vite minée par la vanité et tentée par le calcul. Ils seront devenus « raisonnables ».
Pour une actrice, le rôle n’est pas si flatteur : cela débute par la colère contre ses ravisseurs, continue par la tristesse de la séparation et l’irritation à entendre les flatteries perfides de Lisette qui se sent en faute pour avoir trahi son premier amour et sa propre morale… Après cela, que faire d’une fin heureuse ? Maud Gripon se tire bien de cette Sylvia, exposée en déshabillé, au jugement des unes et à la convoitise des autres, oubliant à la fin ses chaînes en soie et dentelles. Mélodie Richard sauve l’énigme de son personnage: Flaminia est-elle en danger et si, oui, lequel? Mensonge utile ou sincère, ou les deux? Vérité ou post-vérité ?
Galin Stoev laisse planer une certaine mélancolie liée à une bonne dose de cynisme. Jamais il n’essaye de nous donner pour le Prince (Aymeric Lecerf) les sentiments bienveillants de Sylvia . Ce trousseur de filles, capable d’en engrosser une au passage, est un libertin froid et négligent, occupé par la petite paysanne parce qu’elle le change de la Cour… Un caprice ! Derrière lui, à son service, un seigneur (Jean-Christophe Quenon) présent pour la seule satire du décorum et des hiérarchies -et il n’y va pas de main morte-, une Lisette (Clémentine Verdier ce soir-là, en alternance) qui aurait bien visé le Prince, rongée par l’amertume et condamnée à ne plus savoir où est sa vérité. Et un Trivelin fidèle à son maître (Léo Bahon) qui retrouve dans la douleur, un sentiment oublié sous le poids d’une trop diligente obéissance. Et Arlequin ? Le théâtre italien fait de lui l’incarnation de l’homme du peuple au costume rapiécé (idéalisé ensuite en jolis losanges multicolores), toujours affamé -et c’est par là qu’il sera piégé- le visage brûlé par le travail aux champs. Thibaut Prigent tient les enjeux du personnage, en particulier ce sens des Droits qui ne le quitte pas même au cœur de la tentation… Au Prince qui lui demande Sylvia, il répond sans abuser de sa puissance, et avec dignité : «Allez, vous êtes mon Prince et je vous aime bien mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose. » Bien dit, mais le comédien a tendance à bouler son texte. Ne pas confondre vitesse et énergie: quelques raccords seront nécessaires pour mieux équilibrer la voix des acteurs parfois difficiles à entendre dans cette grande salle.
Mais nous avons retrouvé ici la gravité de Marivaux et le sérieux de son propos. L’amour change, oui, on peut se le jurer éternel dans ses premiers moments, et puis … C’est juste un peu plus triste quand c’est cette société des vainqueurs, sans autre foi ni loi que la sienne, qui produit ce changement. Comme d’autres metteurs en scène avant lui, Galin Stoev fait planer un instant sur la pièce le fantôme de Sade, avec une petite danse libertine et grimaçante. Pas indispensable, un peu insistant, mais bon… Cela ajoute une goutte de noirceur dans ce spectacle très intéressant, parfois drôle mais… pas bien gai.
Christine Friedel
Jusqu’au 24 décembre, Théâtre de la Porte Saint-Martin, 18 boulevard Saint-Martin, Paris (X ème). T. : 01 42 08 00 32.