Chroniques pirates de Paul Balagué, création commune de la compagnie En Eaux Troubles
Chroniques pirates de Paul Balagué, création commune de la compagnie En Eaux Troubles
Bonne question : où trouver un modèle vivant, réel de démocratie directe ? Il s’agit tout simplement de résoudre l’équation fondamentale et impossible entre liberté et égalité. Paul Balagué et sa compagnie sont aller chercher du côté de la vie de pirates à bord. Organisation minimale et «horizontale» : capitaine élu par l’équipage, butin équitablement réparti, et même, quand les responsabilités font la différence, un rapport entre salaires jamais plus d’un à deux. De quoi faire rêver un instant, si on pense aux écarts de revenus dans notre merveilleuse époque…
Une caisse commune -chacun y verse sa contribution- permet de venir en aide à ceux, blessés ou mal en point, qui ne peuvent plus naviguer. Voilà une micro-société modèle, une utopie réalisée, car la mer, c’est nulle part et surtout, pour les pirates, la liberté, le risque et le drapeau noir. Ni Dieu ni maître pour ces aventuriers, même si, à l’occasion, ils acceptent de se faire corsaires au service de leur Roi… ou d’un autre. Mais sentant le vent, ils sont vite repris par la passion de la chasse, quitte à être eux-mêmes chassés, capturés et pendus haut et court. L’auteur et son équipe ont fouillé dans une importante documentation, qu’ils ont confrontée à celle des mouvements sociaux d’aujourd’hui, gilets jaunes et black blocs. Puis ils ont testé des scènes pour en arriver à bâtir cette épopée théâtrale.
Nous suivons le parcours d’un paysan chassé de sa terre, exilé de force en Louisiane, capturé par des pirates et se joignant à eux, destiné à être le «témoin survivant» fictif de cette histoire. On le perd parfois au profit de ses compagnons de bord, dont certains personnages historiques comme Charles Vane l’homme qui tutoie le vent et la mort, Mary Reed et Anne Bonny, des piratesses légendaires que l’auteur a réunies dans son récit. Mais la réalisation déçoit. L’enjeu politique, point fort du projet, est noyé sous l’anecdote ou l’excès d’informations. Nous suivons quand même une ligne narrative, du triomphe, à la pendaison. Il y a quelques belles trouvailles dont l’image finale (les vêtements pendus au gibet à la place de leurs occupants, partis s’envoler dans la grande bleue).
Reste un classique théâtre de tréteaux, avec une scénographie se construisant et se déconstruisant au fil du récit, et les acteurs passant de leurs rôles de pirates à ceux, secondaires, de leurs oppresseurs… Le public, jeune, applaudit, content d’être pris à partie, de voir ces marin se dresser à côté de lui, d’entendre cette langue composite voulue par l’auteur, nourrie d’anachronismes et du langage actuel de la rue, pour retrouver un tout petit peu du folklore pirate de son enfance (voir le succès des Pirates des Caraïbes).
Le critique de théâtre, elle ou lui, grimace : l’épopée marque le pas, manque d’élan. «Le public est inclus en permanence dans l’histoire» nous dit-on. De fait, le spectacle se joue parfois dans le public: cerné, mais… non inclus pour autant. Comme à notre entrée dans la salle, une bousculade fictive (mais prudente) avec des policiers, ne nous met en rien dans la peau d’un paysan chassé de sa terre, ou de reconduits à la frontière d’aujourd’hui…
Paul Balagué pèche ici par excès d’intentions, annoncées mais impossibles à réaliser. Agir sur le corps des spectateurs, pourquoi pas? Mais manque une vraie dramaturgie pour que la surprise soit éclairante. Ne boudons pas quelques jolis moments, comme ce récit d’un pirate-danseur, hors-d’œuvre délicat dans une vie rude, et qui introduisent une faille bienvenue dans la continuité du spectacle. Tant mieux si le public jeune est satisfait mais on lui doit plus, qu’il ne demande.
Cette troupe expérimentée n’a rien à perdre à être plus exigeante, plus radicale! Un public populaire mérite mieux: un théâtre bouleversant et inoubliable qui ouvre des brèches jamais fermées. Cela existe et c’est donc possible. «Avec notre pistolet à bouchons, nous partons au front», conclut la longue note d’intention. Bien vu : la modestie revendiquée des moyens et signes est le théâtre populaire même. Mais comme le nécessite ce front, il ne faut alors rien lâcher sur une ambition esthétique et donc, inévitablement politique…
Christine Friedel
MC 93, 9 boulevard Lénine, Bobigny (Seine Saint-Denis), jusqu’au 18 décembre. T. : 01 41 60 72 72.