Nos paysages mineurs, texte, mise en scène et scénographie de Marc Lainé
Nos Paysages mineurs, texte, mise en scène et scénographie de Marc Lainé
Un récit-dialogue-histoire d’amour en quelque soixante-dix minutes : 70, comme ces années d’après 1968 quand les trains de nuit existaient encore et que les TGV n’étaient pas encore arrivés. Il y avait des compartiments en seconde classe à huit places en tissu plastifié d’un vert triste et à six places, en première. Fermés par une porte coulissante sur le couloir où, en principe, on ne fumait que là. Bref, le Moyen-âge : la SNCF faisait son boulot, les trains roulaient sans doute moins vite. Puis est venu le temps où grâce aux erreurs de M. Guillaume Pépy son patron et aux bons soins des gouvernements de gauche comme de droite, les TGV ont eu toute priorité. Et tant pis pour les ploucs de pauvres qui avaient envie d’aller jusqu’à Aurillac ou Figeac : plus de train direct ou de nuit…
Et la SNCF continue à annuler sans aucun scrupule et sans dédommagement ses trains à la dernière minute, à cause de grèves dites perlées souvent utilisée comme prélude ou alternative à une grève, comme travailler au ralenti ou dans des conditions: du genre le conducteur n’arrive pas à l’heure donc impossible de faire partir le train) hypocritement rebaptisées par le contrôleur: «difficultés d’acheminement du personnel» et entasse au mépris de toute sécurité les voyageurs (qui se font rabrouer au passage par le personnel d’accueil) dans les escaliers des wagons du trains suivants (voir ligne Paris-Caen le 7 décembre). Puis, à cause du très mauvais état d’entretien de la ligne, des sangliers percutent le train précédent, occasionnant des retards considérables. Tout cela dans la même soirée… C’est à vous, madame la SNCF, que ce discours s’adresse vous qui vous gérez ces lignes secondaires… Et aucune illusion, il n’y jamais aucun interlocuteur… Pauvre SNCF!!!!!
Donc, après ce coup de gueule, revenons à ces merveilleux Paysage mineurs qui se passe de 69 à 75 dans ce moyen-Age de la SNCF où des couples se formaient aussi au gré des voyages. Comme celui d’une heure entre Paris et Saint-Quentin dans la Somme. Paul Langlois, célibataire de vingt-neuf ans, enseigne la philo aux terminales du lycée où Liliane Desmet a aussi été élève et où elle a passé son bac il y a cinq ans.
Venue à Paris, elle travaille provisoirement, dit-elle, au B.H.V. Elle a comme on disait alors, un «petit ami» et ses parents ouvriers habitent Saint-Quentin. Bref, des familles d’un milieu social que tout oppose. Grand barbu sympathique, il sait parler et parle donc beaucoup ! Il lui raconte qu’il écrit mais elle a plus de mal à se confier. Une heure où ils apprennent à se connaître mais bien entendu, ils finiront par vivre ensemble.
Le train s’engouffre dans un tunnel et nous sommes une année plus tard. Ils vont dîner et dormir chez les parents de Liliane… ce qui ne rassure pas trop Paul. Il y a déjà comme quelques lézardes dans le couple : « Je ne voyais pas la nécessité de faire la connaissance de tes parents. On aurait très bien pu continuer de se fréquenter sans que je doive nécessairement les rencontrer «officiellement». C’est d’un convenu, Liliane… Et puis, quoi ensuite ? On se fiance et on se passe la bague au doigt ? Non, vraiment… ». Mais Liliane réplique sec: « Je ne t’ai jamais demandé de m’épouser, Paul, tu es drôle. Je dis simplement que, quand on a grandi à Neuilly et qu’on a pour habitude de fréquenter les salons littéraires parisiens… » (…) « Quand on a pour habitude d’organiser des petites soirées avec des copains qui s’appellent Lacan ou Foucault… Eh ! bien ce serait normal d’être un peu effrayé à l’idée d’avoir à passer deux heures entières avec un ouvrier de chez Motobécane et sa femme. Je ne vois pas très bien de quoi vous allez pouvoir parler. Je ne suis pas certaine qu’ils s’intéressent tellement à l’influence secrète que Hegel a exercé sur Lacan. »
En 72, toujours dans le même train, Liliane n’en finit pas de regarder à travers la vitre inondée de pluie, « ces champs qui s’étendaient à perte de vue sans me demander ce qu’il y avait au-delà et qui échappait à mon regard. La contemplation de ce paysage n’éveillait rien de particulier en moi. Et c’est précisément cela, cette absence d’émotion face à cette étendue de terres labourées, que je trouvais si apaisante et qui me donnait, enfin, le sentiment calme et puissant d’adhérer au monde… »
Le train s’engouffre à nouveau dans le tunnel. Le temps a encore passé et ils ne sont plus tout à fait les mêmes . On est en 74 et Liliane est en fac de philo à Vincennes, Paul écrit un roman à partir de leur histoire amoureuse. Et elle lit à haute voix des extraits du manuscrit : La jeune femme dans le train. » pour lequel il remportera le prix Renaudot. Mais le ton va monter : « Réfléchis, enfin… Tu vas abandonner une carrière dans l’enseignement et pour quoi ? Pour participer à la rédaction « collective » d’articles publiés dans une revue qui va disparaître après trois numéros. Quel gâchis ! (…) Liliane : « Je n’avais pas besoin de Sonia pour réaliser que, malgré tous tes grands discours, tu es en beau spécimen de phallocrate. Paul : »Tu n’es qu’une petite conne. » Et il la giflera. Le train s’engouffre dans un tunnel. Et nous sommes en 75.
Dégradation de leurs relations, Paul a une autre vie et une amie à Paris. « Ce succès, c’est ce qu’il pouvait m’arriver de pire, Liliane. Elle lui répond lucidement : «Je vais avoir du mal à te plaindre, Paul, je suis désolée… » Mais c’est bien la fin d’un amour, malgré des accès de tendresse réciproques. « Et moi non plus Paul, je n’aime pas te voir dans cet état… (Elle essuie les larmes sur ses joues, tendrement. Il la regarde. Un temps bref. Il attrape son manteau et sort. Un temps. Elle se tourne vers la fenêtre et regarde défiler le paysage.) À l’approche de la petite ville, le train ralentit progressivement et sa pulsation mécanique avec lui, comme un cœur qui retrouve son rythme tranquille après une course effrénée. (…) « Le départ de cet homme que j’avais aimé passionnément six années durant constituait certainement un des évènements les plus importants de mon existence, mais, à cet instant, cette rupture et les conséquences qu’elle ne manquerait pas d’avoir n’étaient qu’une inquiétude vague et sourde qui affleurait à peine à ma conscience. Seule dans ce compartiment, j’eus soudain la sensation, d’abord ténue puis de plus en plus bienfaisante, de sentir le temps passer. «
Sur le plateau, à cour, un petit compartiment avec devant un chef de gare qui va manipuler trois petites caméras sur travelling; au milieu, le violoncelliste Vincent Segal qui joue la musique qu’il a composée. Et côté jardin, un écran avec projeté, le visage des protagonistes. En dessous, une très belle maquette de paysage avec quelques arbres, une ancienne usine et -souvenir lointain du fameux petit train de La Cerisaie mise en scène par Giorgio Strehler?- une locomotive avec cinq wagons éclairés qui va tourner en silence autour, le temps de la représentation, une mise en abyme de toute beauté. Marc Lainé a été élève en scénographie aux Arts Déco et cela se voit : Guy-Claude François le directeur aurait aimé ce travail exemplaire…
Impeccables scénographie et direction d’acteurs : Vladislav Galard comme Adeline Guillot sont tout de suite là, très crédibles avec une présence remarquable et une diction des plus ciselées. Marc Lainé qui s’est fait une spécialité des rapports : texte poétique/jeu en direct avec image filmée retransmise ou non (voir Le Théâtre du Blog) a parfaitement réussi son coup. Le paysages avec ses grandes plaines tristes qui défilent derrière la vitre où l’actrice est appuyée rêveuse et un peu triste, sont de toute beauté: « Mon regard parcourait lentement le quai à présent désert et j’éprouvais avec une plénitude inconnue la durée de ce simple mouvement des yeux. Et ce mouvement s’accordait au rythme de ma respiration et peut-être même à celui des battements de mon cœur.(…). Chaque seconde m’appartenait et chaque chose m’apparaissait telle qu’elle devait être. J’étais heureuse. Ce bref moment de sérénité qui m’était offert ne viendrait pas conclure une période tourmentée de ma vie, j’en étais certaine, mais constituerait au contraire le chapitre inaugural d’un nouveau récit. chaque détail de ce paysage banal composait un tableau parfait, quelque chose comme la beauté. Chaque seconde m’appartenait et chaque chose m’apparaissait telle qu’elle devait être. J’étais heureuse. Ce bref moment de sérénité qui m’était offert ne viendrait pas conclure une période tourmentée de ma vie, j’en étais certaine, mais constituerait au contraire le chapitre inaugural d’un nouveau récit à écrire. La vraie vie a lieu quand, seuls, à peine conscients de nous-mêmes, nous laissons notre regard se perdre dans la contemplation de paysages quelconques. De «paysage mineurs », avait-il dit. Je souris en repensant à cette formule. »
Une seule petite réserve : difficile de voir à la fois le huis-clos de ce compartiment où a lieu la scène originale et l’écran… Mais ce spectacle tout à fait séduisant, au texte bien écrit qui évoque sans doute pas mal de choses au public, est d’une rigueur absolue et osons un gros mot : populaire. » Que le public de cette petite salle bourrée un dimanche après-midi (cela fait toujours du bien comme l’ont souligné les directeurs du Théâtre 14 qui l’ont avec juste raison accueilli), a été longuement applaudi. Si vous habitez Valence ou aux alentours, ne ratez pas ce spectacle que nous espérons voir revenir un jour à Paris…
Philippe du Vignal
Le spectacle a été créé en Drôme et Ardèche, du 21 septembre au 13 octobre et joué au Théâtre 14, 40 avenue Marc Sangnier, Paris (XIV ème) du 30 novembre au 12 décembre.
Comédie de Valence (Drôme), du 17 au 20 janvier.
Et du 7 au 10 avril, La Filature-Scène Nationale de Mulhouse. (Haut-Rhin).