Vivre sa vie, d’après le scénario de Jean-Luc Godard, mise en scène de Charles Berling

Vivre sa vie, d’après le scénario de Jean-Luc Godard, mise en scène de Charles Berling

14-Vivre sa vie 2021CreditVincentBerenger7eSceneChateauvallonLiberteSceneNationale

© Vincent Bérenger, Scène Chateauvallon Liberté
Sébastien Dupommier, Pauline Cheviller, Martine Schambacher

Le transposition du cinéma au théâtre est dans l’air du temps : ici, le metteur en scène nous restitue l’esprit de l’œuvre originelle, en empruntant la voie d’une théâtralité affirmée, sans renoncer pour autant à un travail sur les images. L’essentiel du scénario subsiste, revu à l’aune du féminisme par des textes additionnels mais sa structure ouverte permet aux personnages de s’en saisir, tout simplement. «L’idée n’est pas de réaliser une simple adaptation du film, dit le metteur en scène, mais de dialoguer avec lui, (…) de s’approprier, par un travail de plateau, le matériau donné par Godard et ainsi faire résonner le destin magnifique et tragique de Nana en 2019. »

 On entend le point de vue de la philosophe Simone Weil sur la condition des ouvrières, mais aussi la voix d’anciennes travailleuses du sexe comme Grisélidis Réal (La Passe imaginaire ) et Virginie Despentes (King Kong Théorie). Inimaginable à l’époque du film (1962) ! Plus loin, un article de Marguerite Duras consacré à Jeanne Socquet qui peignait les bordels de Montmartre:  des ajouts s’insérant naturellement, et sans nuire au rythme de ce spectacle qui garde la trame et une partie des dialogues du film de Jean-Luc Godard .

Nana (Anna Karina chez le cinéaste, ici Pauline Cheviller) rêve de devenir actrice et va quitter Paul et leur enfant, pour «vivre sa vie ». Mais son maigre salaire de vendeuse ne suffisant pas, elle va donc se prostituer. Une vie de marchandise sous le regard des hommes : clients ou maquereaux. Et une fin tragique comme dans Lulu de Wedekind et Nana d’Emile Zola dont le cinéaste s’était inspiré. Il avait demandé à Anna Karina d’adopter la coiffure de Louise Brooks dans Lulu de Wilhelm Pabst.

Deux espaces de jeu : sur le devant de scène, larène pour les douze tableaux de cette tragédie titrés : bar, chambre, rue, bal… et, en surplomb, un miroir reflétant ce quotidien mais qui se fera aussi écran pour accueillir des images en mémoire de Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer , des regards d’Anna Karina ou des vues de chambres sordides de lupanars. Derrière l’écran, en transparence ont lieu de courtes scènes érotiques mimées avec séquences de déshabillage… Un théâtre d’ombre onirique et grotesque. Autour de Pauline Cheviller, une Nana attachante et digne de son modèle, Martine Schambacher joue Paul, Raoul et des clients. Sébastien Depommier, entre autres, le journaliste ou Yvette, la copine de Nana. Grégoire Léauté, également à la guitare, interprète une caissière ou Luigi…

 Avec un prologue expressionniste, Charles Berling force la dose pour ancrer cette adaptation dans une théâtralité sans équivoque, en reprenant une séquence de Lulu de Frank Wedekind. Un dompteur grimé en clown (Sébastien Depommier) et une Marylin vieillissante avec perruque peroxydée (Martine Schambacher) précipitent sous le feu des projecteurs une Nana qui s’agite à terre sur le morceau satanique d’Aphrodite’s Childs, Infinity en mimant un orgasme féminin (« I am, I am to come and was… »)Après cette entrée en matière déroutante, nous retrouvons le fil de Vivre sa vie : courtes séquences, petites phrases, dialogues existentiels comme l’inoubliable rencontre de Nana avec un philosophe : Brice Parain dans le film et ici Martine Schambacher: «-Parler c’est mortel./-Parler c’est presque une résurrection par rapport à la vie en ce sens que quand on parle c’est une autre vie que quand on ne parle pas. Vous comprenez ?/ – Et alors pour vivre en parlant, il faut avoir passé par la mort de la vie sans parler… »  Des chansons, une musique nostalgique, interrompue par des morceaux pop à la guitare électrique. Une action soutenue dans une esthétique kitch et les peintures de Toulouse-Lautrec ou d’Edward Hopper.

Douze tableaux mais rien d’un chemin de croix… Comme Jean-Luc Godard, Charles Berling et ses acteurs mettent assez de distance pour ne pas sombrer dans un réalisme sordide ou une démonstration sociologique. Martine Schambacher nous offre des compositions étonnantes. Pauline Cheviller joue avec légèreté la dualité de son personnage entre aliénation et liberté d’esprit. Frappée à mort par une balle perdue, elle se relève pour une ultime réplique empruntée à Simone Weil  : « La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumise, une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. »  Mis en tension, ce tissage de styles, registres de jeu, textes, déjà éprouvés… pourrait paraître un habile bricolage mais s’avère plutôt efficace. C’est aussi un coup de chapeau à Jean-Luc Godard.

 Mireille Davidovici

 Jusqu’au 23 décembre, Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, Paris (XIV ème). T. : 01 45 45 49 77.

 

 

 

 


Archive pour 16 décembre, 2021

Vivre sa vie, d’après le scénario de Jean-Luc Godard, mise en scène de Charles Berling

Vivre sa vie, d’après le scénario de Jean-Luc Godard, mise en scène de Charles Berling

14-Vivre sa vie 2021CreditVincentBerenger7eSceneChateauvallonLiberteSceneNationale

© Vincent Bérenger, Scène Chateauvallon Liberté
Sébastien Dupommier, Pauline Cheviller, Martine Schambacher

Le transposition du cinéma au théâtre est dans l’air du temps : ici, le metteur en scène nous restitue l’esprit de l’œuvre originelle, en empruntant la voie d’une théâtralité affirmée, sans renoncer pour autant à un travail sur les images. L’essentiel du scénario subsiste, revu à l’aune du féminisme par des textes additionnels mais sa structure ouverte permet aux personnages de s’en saisir, tout simplement. «L’idée n’est pas de réaliser une simple adaptation du film, dit le metteur en scène, mais de dialoguer avec lui, (…) de s’approprier, par un travail de plateau, le matériau donné par Godard et ainsi faire résonner le destin magnifique et tragique de Nana en 2019. »

 On entend le point de vue de la philosophe Simone Weil sur la condition des ouvrières, mais aussi la voix d’anciennes travailleuses du sexe comme Grisélidis Réal (La Passe imaginaire ) et Virginie Despentes (King Kong Théorie). Inimaginable à l’époque du film (1962) ! Plus loin, un article de Marguerite Duras consacré à Jeanne Socquet qui peignait les bordels de Montmartre:  des ajouts s’insérant naturellement, et sans nuire au rythme de ce spectacle qui garde la trame et une partie des dialogues du film de Jean-Luc Godard .

Nana (Anna Karina chez le cinéaste, ici Pauline Cheviller) rêve de devenir actrice et va quitter Paul et leur enfant, pour «vivre sa vie ». Mais son maigre salaire de vendeuse ne suffisant pas, elle va donc se prostituer. Une vie de marchandise sous le regard des hommes : clients ou maquereaux. Et une fin tragique comme dans Lulu de Wedekind et Nana d’Emile Zola dont le cinéaste s’était inspiré. Il avait demandé à Anna Karina d’adopter la coiffure de Louise Brooks dans Lulu de Wilhelm Pabst.

Deux espaces de jeu : sur le devant de scène, larène pour les douze tableaux de cette tragédie titrés : bar, chambre, rue, bal… et, en surplomb, un miroir reflétant ce quotidien mais qui se fera aussi écran pour accueillir des images en mémoire de Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer , des regards d’Anna Karina ou des vues de chambres sordides de lupanars. Derrière l’écran, en transparence ont lieu de courtes scènes érotiques mimées avec séquences de déshabillage… Un théâtre d’ombre onirique et grotesque. Autour de Pauline Cheviller, une Nana attachante et digne de son modèle, Martine Schambacher joue Paul, Raoul et des clients. Sébastien Depommier, entre autres, le journaliste ou Yvette, la copine de Nana. Grégoire Léauté, également à la guitare, interprète une caissière ou Luigi…

 Avec un prologue expressionniste, Charles Berling force la dose pour ancrer cette adaptation dans une théâtralité sans équivoque, en reprenant une séquence de Lulu de Frank Wedekind. Un dompteur grimé en clown (Sébastien Depommier) et une Marylin vieillissante avec perruque peroxydée (Martine Schambacher) précipitent sous le feu des projecteurs une Nana qui s’agite à terre sur le morceau satanique d’Aphrodite’s Childs, Infinity en mimant un orgasme féminin (« I am, I am to come and was… »)Après cette entrée en matière déroutante, nous retrouvons le fil de Vivre sa vie : courtes séquences, petites phrases, dialogues existentiels comme l’inoubliable rencontre de Nana avec un philosophe : Brice Parain dans le film et ici Martine Schambacher: «-Parler c’est mortel./-Parler c’est presque une résurrection par rapport à la vie en ce sens que quand on parle c’est une autre vie que quand on ne parle pas. Vous comprenez ?/ – Et alors pour vivre en parlant, il faut avoir passé par la mort de la vie sans parler… »  Des chansons, une musique nostalgique, interrompue par des morceaux pop à la guitare électrique. Une action soutenue dans une esthétique kitch et les peintures de Toulouse-Lautrec ou d’Edward Hopper.

Douze tableaux mais rien d’un chemin de croix… Comme Jean-Luc Godard, Charles Berling et ses acteurs mettent assez de distance pour ne pas sombrer dans un réalisme sordide ou une démonstration sociologique. Martine Schambacher nous offre des compositions étonnantes. Pauline Cheviller joue avec légèreté la dualité de son personnage entre aliénation et liberté d’esprit. Frappée à mort par une balle perdue, elle se relève pour une ultime réplique empruntée à Simone Weil  : « La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumise, une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. »  Mis en tension, ce tissage de styles, registres de jeu, textes, déjà éprouvés… pourrait paraître un habile bricolage mais s’avère plutôt efficace. C’est aussi un coup de chapeau à Jean-Luc Godard.

 Mireille Davidovici

 Jusqu’au 23 décembre, Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, Paris (XIV ème). T. : 01 45 45 49 77.

 

 

 

 

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