Le Passé, textes de Léonid Andreev, traduction d’André Markowicz, adaptation et mise en scène de Julien Gosselin (spectacle déconseillé aux moins de quinze ans)

Le Passé, textes de Léonid Andreev, traduction d’André Markowicz, adaptation et mise en scène de Julien Gosselin (spectacle déconseillé aux moins de quinze ans)

Il y a déjà sept ans le jeune metteur en scène avait monté avec un beau succès une adaptation des Particules élémentaires de Michel Houellebecq puis 2666, adapté du roman-fleuve de Roberto Bolaño deux ans plus tard et enfin de Don DeLillo en 2018 (voir Le Théâtre du Blog) mais avec une moindre réussite. Cette fois, il a choisi un écrivain russe, contemporain d’Anton Tchekhov, mort jeune des suites d’un suicide raté (1871-1919). Un peu oublié maintenant, il a été pourtant l’auteur très connu de nouvelles mais aussi de pièces comme La Vie d’un Homme  et Vers les étoiles (1906), La Pensée ( sans doute la plus connue, et dont Laurent Terzieff en 1962, puis Olivier Verner il y a neuf ans (voir Le Théâtre du Blog) montèrent une adaptation. Mais aussi La Neige et la Nuit et Ekatarina Ivanovna dont le scénario avec la lente dérive d’une jeune femme vers la folie constitue une des bases de ce spectacle.

Il s’agit en effet ici d’un montage de textes de cet écrivain. Pour Julien Gosselin, «Le théâtre classique est peut-être autant là pour rendre sensible une proximité qu’un décalage entre le spectateur contemporain et le temps de l’écriture du texte. Dans Le Passé, c’est ce décalage que j’ai voulu explorer. (…) Quand on a monté Michel Houellebecq, la narration était au passé : “Voilà, il y avait à ce moment-là, à la fin du XX ème siècle, des êtres humains qui vivaient de cette manière-là.” Et pendant quatre heures on regardait ces êtres humains se mouvoir, aimer, échouer.
Au fond, dans Le Passé, je reproduis exactement la même chose mais avec une forme théâtrale ancienne.» (…) Je me suis rendu compte que je montais des romans, parce qu’ils étaient écrits au passé. Même si les personnages pouvaient agir au présent devant nous, les histoires étaient racontées comme si les gens qui les habitaient avaient déjà disparu. » Cela annulait en quelque sorte la qualité de présent au plateau. Dans Le Passé, je monte un texte dramatique sans narration, pleinement au présent. »

Dans Ékatérina Ivanovna (1912), cela commence en pleine folie. Un député Gueorgi Dimitrievit, essaye, d’un coup de revolver, de tuer sa femme, Ékaterina car il pense qu’elle lui est infidèle. Elle pardonnera (enfin on ne sait pas trop!) mais pour elle, il y aura un avant et un après. Ekatérina va s’installer avec ses enfants chez sa sœur, Lisa. Et comme pour remettre les compteurs à zéro, elle aura vite un amant, tout en gardant son affection pour Gueorgi. Un version du fameux « Jamais sans toi, jamais avec toi » chère à François Truffaut… Et cette pièce  surprend encore un siècle après, par son scénario et les personnages que le dramaturge russe a su créer… Surtout cette femme incomprise mais déterminée et féministe avant la lettre et qui n’accepte pas d’être mise sous tutelle par les hommes qui l’entourent. Elle vit dans un monde violent, y résiste tant bien que mal mais sombrera dans la folie. A la fin, on la voit, presque nue, hurlant dans une sorte de transe impressionnante…

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

« Je suis de moins en moins intéressé, y compris en tant que spectateur, par les objets théâtraux qui agissent comme des machines absolument lisses, et de plus en plus par ceux qui laissent transparaître des trous à l’intérieur des spectacles, du geste du metteur en scène et du geste de l’auteur. Je crois en l’idée que l’objet théâtral doit être absolument problématique et doté d’une capacité de ratage très puissante. »
Julien Gosselin a raison d’avoir une démarche radicale mais les points faibles de ce spectacle sont à la fois une dramaturgie fondée sur un découpage de textes assez approximatif et une démarche quelque peu égocentriste où il pense qu’il vaut «mieux s’approcher non pas de la réussite mais de l’échec. Seule manière viable d’avancer. »

Quant à la vidéo, même employée en direct et avec un beau savoir-faire, elle finit par devenir envahissante. Désolé, Julien Gosselin, c’est devenu, quelle que soit son rôle exact dans une mise en scène, un stéréotype. Même si des metteurs en scène, jeunes comme vous, ou moins jeunes, y voient comme LA cure de jouvence indispensable à un théâtre contemporain selon eux, moribond. Et même si cela exige des moyens financiers importants, donc la coproduction obligatoire de grand théâtres…
De cette scénographie remarquable de Lisetta Buccellato, nous ne verrons en direct que l’extérieur d’une maison puis d’un immeuble et un décor intérieur hyperréaliste tout à fait remarquable où une armée de cadreurs compétents va tourner les scènes la plupart en plan moyen ou en gros plan. Rien ne manque dans cette belle maison bourgeoise: beau parquet, lits, tableaux,guéridons, fenêtres avec voilage qui s’ouvrent, bons fauteuils, chaises et tables en bois vernis fin XIX ème.

Tout en fait se passe comme si Julien Gosselin avait voulu souligner l’impossibilité radicale pour lui de faire jouer ses acteurs habituels. Ils incarnent parfois avec virtuosité leurs personnages dans un espace donné avec cadre de scène et fosse d’orchestre (celui du plus ancien théâtre de Paris) qu’en fait, il refuse de plus en plus. Sommes-nous ici dans un présent qui ne veut pas dire son nom, ou un passé que l’on reconstitue chaque soir avec des acteurs, eux bien présents, mais quasiment invisibles, autrement que sur grand écran, en moyens ou très gros plans, sauf au moment des saluts… Et pour accentuer ce parti-pris, il y a aussi un beau monologue sans aucune image. Julien Gosselin semble vouloir « mettre en crise la présence du public dans un espace scénique » et laisser planer un doute sur ce qu’il faut quand même appeler une représentation dans les conditions normales d’un grand théâtre national doté de moyens importants.

Mais pourquoi vouloir à tout prix occulter et plonger dans la pénombre une action entre des personnages pour la représenter filmée toujours en direct sur un grand écran juste au-dessus. Nous ne sommes plus il y a un demi-siècle déjà quand le théâtre s’engouffrait dans l’art contemporain et qu’apparaissaient les premiers essais de vidéo en scène.
Le passé éclaire parfois le présent et il suffit de relire une histoire du théâtre récent. 
Depuis la technologie, notamment avec les éclairages à leds,  les caméras dites thermiques et la conception même du théâtre lui-même, ont bien changé. Il y a quand même une certaine perversion à faire de la scène, un studio d’enregistrement invisible ou presque, pour dire que le théâtre est bien là mais qu’en fait, il ne sert plus à rien. Et quand cet auteur-metteur en scène dit que «dans Le Passé, je reproduis exactement la même chose mais avec une forme théâtrale ancienne », ce n’est pas exact.
Quant à prétendre que « le public  ( mais quel public?) celui du Paris-bobo et des copains?) « a plutôt tendance à sentir que le présent s’annule au moment où le film existe, ne serait-ce que parce que chacun, en soi, sait qu’il y a quelques centièmes de secondes de décalage entre le réel et sa perception sur l’écran, le temps que l’image passe à travers les câbles. Au fond, le fait de briser le pur présent crée une forme de disparition, une forme de mort. » Là, devant cet essai de pseudo-esthétique du cinéma appliqué au théâtre ou comme on dit maintenant de « méta-théâtre », nous avons envie de crier : tous aux abris!

Mais Julien Gosselin semble être de plus en plus confortablement installé dans ses théories, du genre: « disparition du geste de production de signes », «vidéo comme médium nécessaire pour créer une tension entre présent et passé »… Mais s’est-il demandé, pourquoi la salle, déjà pas très pleine, se vidait à l’entracte? Sans doute, ces quelque deux heures paraissaient-elles déjà plus que longuettes à un public pour une fois assez jeune…
Attention, les procédés que vous pensez être novateurs, sont déjà des stéréotypes! Comme entre autres: ces nappes sonores envahissantes avec martèlements de basse, et dont la balance avec le texte est loin d’être au point, spectacle s’étirant sur plusieurs heures, dramaturgie rebâtie à partir d’extraits de pièces et/ou de romans, démontage puis remontage sans raison de décors (un clin d’œil au récent spectacle de la grande Ariane Mnouchkine? ) et surtout -cela fera la troisième fois en une semaine- le truc de nouveau à la mode : la transmission sur écran de scènes filmées en coulisse… Cela fait vingt ans que certains metteurs en scène et non des moindres, nous imposent cela! Et pour les jeunes de vingt ans (comme pour nous!), cela commence à être bien académique… Et croyez-nous, à l’entracte, ils ne se privaient pas pour le dire…

« Le Passé, dit Julien Gosselin, est né de l’idée que, tout en montrant le théâtre comme un art mort, on en annule immédiatement l’effet et on en fait un art vivant. C’est le paradoxe absolu de ce spectacle-là. » Mais cela ne fonctionne pas, à cause encore une fois d’une dramaturgie compliquée.
Dans la première partie, nous avons droit à une adaptation de l’acte I d’Ekatérina Ivanovna, ensuite à une séquence de Requiem, une pièce écrite quelques années plus tard puis à l’acte 2 d’ Ekatérina Ivanovna. Suit un autre extrait d’une nouvelle L’Abîme (1902). Puis un séquence visuelle, La Mer. Et enfin, une sixième séquence écrite à partir de Dans le Brouillard, une autre nouvelle de Leonid Andreev… Ouf !  Julien Gosselin -et il l’a déjà montré- sait concevoir des images fabuleuses comme dans cette séquence avec des personnages masqués, aux voix transformées.

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Ce jeu permanent entre le passé avec scènes d’intérieur et costumes dits d’époque, et le présent, finit vite par lasser. Et le metteur en scène aurait pu nous épargner ces versements de fumigène permanents qui ne servent à rien. Curieusement, on ne s’ennuie pas vraiment, grâce aux images que toute son équipe de techniciens et d’acteurs et de techniciens réussit avec une précision et une rare intelligence à construire.
Mais où est le théâtre dans cet amalgame scénique ? Les premières représentations ont été assez houleuses mais le metteur en scène, a entre temps, su rectifier le tir mais quand même ce jeu avec les codes de représentation apparaît bien daté… Et ensuite après l’entracte l’acte III et surtout l’acte IV avec la fin tragique d’une rare violence d’Ekaterina. Sublime, grâce à Victoria Quesnel et ses camarades Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Achille Reggianni, Maxence Vandevelde… Nous avons même droit à quelques avancées des acteurs sur le plateau.
Mais là, aussi cette dernière séquence sera entièrement filmée… Julien Gosselin est fasciné par cette femme en proie à la folie : cette histoire qui commence avec une tentative de meurtre par un homme et finit par une plongée dans la démence d’une jeune femme, a bien entendu quelque chose à voir avec les féminicides actuels. Et aux derniers moments de cette mise en scène, la pièce de Leonid Andreev atteint Tchekhov…
Mais il aura fallu attendre plus de trois heures et demi pour mériter cette séquence traitée avec rigueur par le metteur en scène. Enfin; il y a là une intelligence théâtrale du texte et une vérité! Mais nombre de professionnels de la profession étaient déjà partis à l’entracte…

Bref, un spectacle bancal, surtout à cause d’une dramaturgie assez prétentieuse et approximative,  et à un emploi de la vidéo permanent. Il y faut une certaine indulgence mais toute la première partie -beaucoup trop longue et bavarde- se laisse quand même voir.
Et heureusement, il y a la fulgurance des images de la neuvième et dernière séquence. Et si un jour -il n’a que trente cinq ans- une fois qu’il aura réglé ses problèmes avec la représentation théâtrale, Julien Gosselin voulait bien mettre en scène cette Ekaterina Ivanovna?
Cela ressemblerait à un acte radical, non ? Comme celui qu’il revendique sans cesse ? A moins que le cinéma ne fasse appel à lui pour faire des séries… En tout cas, au théâtre, il sait faire et n’a plus rien à prouver… sinon qu’il a encore une certaine confiance dans le théâtre-théâtre. Mais là, on en est encore loin… Dommage.

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon, Paris (VI ème), jusqu’au 19 décembre. 

Puis en tournée à Chalon-sur-Saône, Valenciennes , Bive-Tulle, Annemasse, Les Célestins à Lyon …

 


Archive pour 18 décembre, 2021

Ola Maciejewska, performance au Musée d’Orsay

 Ola Maciejewska, performance au Musée d’Orsay

 Cette danseuse de formation classique, chorégraphe et performeuse polonaise vit et travaille en France. Depuis dix ans, elle a développé Loïe Fuller: Research. Et cette performance s’inspire de la fameuse Danse serpentine de Loïe Fuller (1862-1928). « La robe de la Danse serpentine n’est pas vraiment une robe, dit-elle. Mais un assemblage fait de bâtons, de tissu, d’un corps et de sons, dans une boucle active qui fait du bruit. (…) Plus que la figure «magique» de Fuller, l’une des artistes les plus reconnues du modernisme en danse et une individualité libre de corps et d’esprit, c’est la tradition et le motif de la Danse serpentine  qui jouent un rôle central dans mon travail. C’est un déploiement joyeux de formes changeantes, évoquant la relation entre la sculpture et le sculpteur. »

 

C Martin Aryroglo

©Martin Aryroglo

Un siècle plus tard, c’est ici une sculpture minimale vivante en tissu léger, un matériau très employé sur scène mais plus rarement dans les arts plastiques et plutôt chez des femmes comme Anni Albers, Magdalena Abakanowicz, Sheila Hicks, Annette Messager avec ses bien connues broderies de phrases anti machistes et féministes ou Ewa Korczak-Tomaszewska. Mais aussi bien sûr Christian Boltanski avec ses collines de vêtements ayant déjà été portés. Ola Maciejewska parcourt quelques espaces à proximité de nus en bronze, notamment ceux de Carpeaux qui l’entourent, comme autant de bonnes fées d’un autre siècle penchées sur son travail. Dans une interaction remarquable; « Ce sont les vivants qui ferment les yeux des morts et ce sont les morts qui ouvrent les yeux des vivants, disait Anton Tchekhov. »  Une parenté évidente puisqu’il s’agit bien ici comme là du corps féminin et d’un rapport évident au mouvement. D’un côté, une jeune femme absolument seule et silencieuse dans cette grande nef. Munie de deux grands bâtons, elle fait s’envoler autour d’elle avec une grande maîtrise, des mètres de tissu léger noir. Aussi noir que les magnifiques bronzes de Carpeaux. Puis elle s’enveloppe dune sorte de robe-chasuble d’un beau jaune pâle toujours avec une gestuelle très sobre mais où la forme développée (l’interprète est presque invisible) prend une ampleur poétique de tout premier ordre… Il y a du Philippe Genty dans l’air: dans ses spectacles, de grandes surfaces de tissu en mouvement emportaient le public vers un univers magique. On ne dira jamais assez toute l’importance du travail de Loïe Fuller, ici magistralement repris par Ola Maciejewska non sur une scène mais dans un musée… Une belle idée que ce rapprochement à faire par le spectateur de cette performance entre entre gestuelle créée in situ et geste recréé par les sculpteurs. Et ce n’est pas un hasard si entre autres, Auguste Rodin et Henri de Toulouse-Lautrec qui a peint tant de corps de femmes, admirèrent Loïe Fuller et furent ses amis…

 

©x

©x Loïe Fuller en 1902

Et la grande historienne de la danse que fut Laurence Louppe, aurait aimé cette réinterprétation. «A l’aube de la modernité en danse, Loïe Fuller a inversé le rapport en faisant de son propre corps un un écran englobant l’image, la recevant, l’animant par des envols de plis dont ses bras ancrés au corps, profondément depuis le carré des lombes, connaissaient sels les secrets ondoyants. »

Philippe du Vignal

Performance vue le 16 décembre au Musée d’Orsay, Paris ( VII ème).

 

Quinze ans de ma vie de Loïe Fuller, Paris, librairie Félix Juven, (1908) en ligne sur Gallica. 

Ré-édition Paris, Mercure de France ( 2016), 350 p.

 

 

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