Le Passé, textes de Léonid Andreev, traduction d’André Markowicz, adaptation et mise en scène de Julien Gosselin (spectacle déconseillé aux moins de quinze ans)

Le Passé, textes de Léonid Andreev, traduction d’André Markowicz, adaptation et mise en scène de Julien Gosselin (spectacle déconseillé aux moins de quinze ans)

Il y a déjà sept ans le jeune metteur en scène avait monté avec un beau succès une adaptation des Particules élémentaires de Michel Houellebecq puis 2666, adapté du roman-fleuve de Roberto Bolaño deux ans plus tard et enfin de Don DeLillo en 2018 (voir Le Théâtre du Blog) mais avec une moindre réussite. Cette fois, il a choisi un écrivain russe, contemporain d’Anton Tchekhov, mort jeune des suites d’un suicide raté (1871-1919). Un peu oublié maintenant, il a été pourtant l’auteur très connu de nouvelles mais aussi de pièces comme La Vie d’un Homme  et Vers les étoiles (1906), La Pensée ( sans doute la plus connue, et dont Laurent Terzieff en 1962, puis Olivier Verner il y a neuf ans (voir Le Théâtre du Blog) montèrent une adaptation. Mais aussi La Neige et la Nuit et Ekatarina Ivanovna dont le scénario avec la lente dérive d’une jeune femme vers la folie constitue une des bases de ce spectacle.

Il s’agit en effet ici d’un montage de textes de cet écrivain. Pour Julien Gosselin, «Le théâtre classique est peut-être autant là pour rendre sensible une proximité qu’un décalage entre le spectateur contemporain et le temps de l’écriture du texte. Dans Le Passé, c’est ce décalage que j’ai voulu explorer. (…) Quand on a monté Michel Houellebecq, la narration était au passé : “Voilà, il y avait à ce moment-là, à la fin du XX ème siècle, des êtres humains qui vivaient de cette manière-là.” Et pendant quatre heures on regardait ces êtres humains se mouvoir, aimer, échouer.
Au fond, dans Le Passé, je reproduis exactement la même chose mais avec une forme théâtrale ancienne.» (…) Je me suis rendu compte que je montais des romans, parce qu’ils étaient écrits au passé. Même si les personnages pouvaient agir au présent devant nous, les histoires étaient racontées comme si les gens qui les habitaient avaient déjà disparu. » Cela annulait en quelque sorte la qualité de présent au plateau. Dans Le Passé, je monte un texte dramatique sans narration, pleinement au présent. »

Dans Ékatérina Ivanovna (1912), cela commence en pleine folie. Un député Gueorgi Dimitrievit, essaye, d’un coup de revolver, de tuer sa femme, Ékaterina car il pense qu’elle lui est infidèle. Elle pardonnera (enfin on ne sait pas trop!) mais pour elle, il y aura un avant et un après. Ekatérina va s’installer avec ses enfants chez sa sœur, Lisa. Et comme pour remettre les compteurs à zéro, elle aura vite un amant, tout en gardant son affection pour Gueorgi. Un version du fameux « Jamais sans toi, jamais avec toi » chère à François Truffaut… Et cette pièce  surprend encore un siècle après, par son scénario et les personnages que le dramaturge russe a su créer… Surtout cette femme incomprise mais déterminée et féministe avant la lettre et qui n’accepte pas d’être mise sous tutelle par les hommes qui l’entourent. Elle vit dans un monde violent, y résiste tant bien que mal mais sombrera dans la folie. A la fin, on la voit, presque nue, hurlant dans une sorte de transe impressionnante…

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

« Je suis de moins en moins intéressé, y compris en tant que spectateur, par les objets théâtraux qui agissent comme des machines absolument lisses, et de plus en plus par ceux qui laissent transparaître des trous à l’intérieur des spectacles, du geste du metteur en scène et du geste de l’auteur. Je crois en l’idée que l’objet théâtral doit être absolument problématique et doté d’une capacité de ratage très puissante. »
Julien Gosselin a raison d’avoir une démarche radicale mais les points faibles de ce spectacle sont à la fois une dramaturgie fondée sur un découpage de textes assez approximatif et une démarche quelque peu égocentriste où il pense qu’il vaut «mieux s’approcher non pas de la réussite mais de l’échec. Seule manière viable d’avancer. »

Quant à la vidéo, même employée en direct et avec un beau savoir-faire, elle finit par devenir envahissante. Désolé, Julien Gosselin, c’est devenu, quelle que soit son rôle exact dans une mise en scène, un stéréotype. Même si des metteurs en scène, jeunes comme vous, ou moins jeunes, y voient comme LA cure de jouvence indispensable à un théâtre contemporain selon eux, moribond. Et même si cela exige des moyens financiers importants, donc la coproduction obligatoire de grand théâtres…
De cette scénographie remarquable de Lisetta Buccellato, nous ne verrons en direct que l’extérieur d’une maison puis d’un immeuble et un décor intérieur hyperréaliste tout à fait remarquable où une armée de cadreurs compétents va tourner les scènes la plupart en plan moyen ou en gros plan. Rien ne manque dans cette belle maison bourgeoise: beau parquet, lits, tableaux,guéridons, fenêtres avec voilage qui s’ouvrent, bons fauteuils, chaises et tables en bois vernis fin XIX ème.

Tout en fait se passe comme si Julien Gosselin avait voulu souligner l’impossibilité radicale pour lui de faire jouer ses acteurs habituels. Ils incarnent parfois avec virtuosité leurs personnages dans un espace donné avec cadre de scène et fosse d’orchestre (celui du plus ancien théâtre de Paris) qu’en fait, il refuse de plus en plus. Sommes-nous ici dans un présent qui ne veut pas dire son nom, ou un passé que l’on reconstitue chaque soir avec des acteurs, eux bien présents, mais quasiment invisibles, autrement que sur grand écran, en moyens ou très gros plans, sauf au moment des saluts… Et pour accentuer ce parti-pris, il y a aussi un beau monologue sans aucune image. Julien Gosselin semble vouloir « mettre en crise la présence du public dans un espace scénique » et laisser planer un doute sur ce qu’il faut quand même appeler une représentation dans les conditions normales d’un grand théâtre national doté de moyens importants.

Mais pourquoi vouloir à tout prix occulter et plonger dans la pénombre une action entre des personnages pour la représenter filmée toujours en direct sur un grand écran juste au-dessus. Nous ne sommes plus il y a un demi-siècle déjà quand le théâtre s’engouffrait dans l’art contemporain et qu’apparaissaient les premiers essais de vidéo en scène.
Le passé éclaire parfois le présent et il suffit de relire une histoire du théâtre récent. 
Depuis la technologie, notamment avec les éclairages à leds,  les caméras dites thermiques et la conception même du théâtre lui-même, ont bien changé. Il y a quand même une certaine perversion à faire de la scène, un studio d’enregistrement invisible ou presque, pour dire que le théâtre est bien là mais qu’en fait, il ne sert plus à rien. Et quand cet auteur-metteur en scène dit que «dans Le Passé, je reproduis exactement la même chose mais avec une forme théâtrale ancienne », ce n’est pas exact.
Quant à prétendre que « le public  ( mais quel public?) celui du Paris-bobo et des copains?) « a plutôt tendance à sentir que le présent s’annule au moment où le film existe, ne serait-ce que parce que chacun, en soi, sait qu’il y a quelques centièmes de secondes de décalage entre le réel et sa perception sur l’écran, le temps que l’image passe à travers les câbles. Au fond, le fait de briser le pur présent crée une forme de disparition, une forme de mort. » Là, devant cet essai de pseudo-esthétique du cinéma appliqué au théâtre ou comme on dit maintenant de « méta-théâtre », nous avons envie de crier : tous aux abris!

Mais Julien Gosselin semble être de plus en plus confortablement installé dans ses théories, du genre: « disparition du geste de production de signes », «vidéo comme médium nécessaire pour créer une tension entre présent et passé »… Mais s’est-il demandé, pourquoi la salle, déjà pas très pleine, se vidait à l’entracte? Sans doute, ces quelque deux heures paraissaient-elles déjà plus que longuettes à un public pour une fois assez jeune…
Attention, les procédés que vous pensez être novateurs, sont déjà des stéréotypes! Comme entre autres: ces nappes sonores envahissantes avec martèlements de basse, et dont la balance avec le texte est loin d’être au point, spectacle s’étirant sur plusieurs heures, dramaturgie rebâtie à partir d’extraits de pièces et/ou de romans, démontage puis remontage sans raison de décors (un clin d’œil au récent spectacle de la grande Ariane Mnouchkine? ) et surtout -cela fera la troisième fois en une semaine- le truc de nouveau à la mode : la transmission sur écran de scènes filmées en coulisse… Cela fait vingt ans que certains metteurs en scène et non des moindres, nous imposent cela! Et pour les jeunes de vingt ans (comme pour nous!), cela commence à être bien académique… Et croyez-nous, à l’entracte, ils ne se privaient pas pour le dire…

« Le Passé, dit Julien Gosselin, est né de l’idée que, tout en montrant le théâtre comme un art mort, on en annule immédiatement l’effet et on en fait un art vivant. C’est le paradoxe absolu de ce spectacle-là. » Mais cela ne fonctionne pas, à cause encore une fois d’une dramaturgie compliquée.
Dans la première partie, nous avons droit à une adaptation de l’acte I d’Ekatérina Ivanovna, ensuite à une séquence de Requiem, une pièce écrite quelques années plus tard puis à l’acte 2 d’ Ekatérina Ivanovna. Suit un autre extrait d’une nouvelle L’Abîme (1902). Puis un séquence visuelle, La Mer. Et enfin, une sixième séquence écrite à partir de Dans le Brouillard, une autre nouvelle de Leonid Andreev… Ouf !  Julien Gosselin -et il l’a déjà montré- sait concevoir des images fabuleuses comme dans cette séquence avec des personnages masqués, aux voix transformées.

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Ce jeu permanent entre le passé avec scènes d’intérieur et costumes dits d’époque, et le présent, finit vite par lasser. Et le metteur en scène aurait pu nous épargner ces versements de fumigène permanents qui ne servent à rien. Curieusement, on ne s’ennuie pas vraiment, grâce aux images que toute son équipe de techniciens et d’acteurs et de techniciens réussit avec une précision et une rare intelligence à construire.
Mais où est le théâtre dans cet amalgame scénique ? Les premières représentations ont été assez houleuses mais le metteur en scène, a entre temps, su rectifier le tir mais quand même ce jeu avec les codes de représentation apparaît bien daté… Et ensuite après l’entracte l’acte III et surtout l’acte IV avec la fin tragique d’une rare violence d’Ekaterina. Sublime, grâce à Victoria Quesnel et ses camarades Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Achille Reggianni, Maxence Vandevelde… Nous avons même droit à quelques avancées des acteurs sur le plateau.
Mais là, aussi cette dernière séquence sera entièrement filmée… Julien Gosselin est fasciné par cette femme en proie à la folie : cette histoire qui commence avec une tentative de meurtre par un homme et finit par une plongée dans la démence d’une jeune femme, a bien entendu quelque chose à voir avec les féminicides actuels. Et aux derniers moments de cette mise en scène, la pièce de Leonid Andreev atteint Tchekhov…
Mais il aura fallu attendre plus de trois heures et demi pour mériter cette séquence traitée avec rigueur par le metteur en scène. Enfin; il y a là une intelligence théâtrale du texte et une vérité! Mais nombre de professionnels de la profession étaient déjà partis à l’entracte…

Bref, un spectacle bancal, surtout à cause d’une dramaturgie assez prétentieuse et approximative,  et à un emploi de la vidéo permanent. Il y faut une certaine indulgence mais toute la première partie -beaucoup trop longue et bavarde- se laisse quand même voir.
Et heureusement, il y a la fulgurance des images de la neuvième et dernière séquence. Et si un jour -il n’a que trente cinq ans- une fois qu’il aura réglé ses problèmes avec la représentation théâtrale, Julien Gosselin voulait bien mettre en scène cette Ekaterina Ivanovna?
Cela ressemblerait à un acte radical, non ? Comme celui qu’il revendique sans cesse ? A moins que le cinéma ne fasse appel à lui pour faire des séries… En tout cas, au théâtre, il sait faire et n’a plus rien à prouver… sinon qu’il a encore une certaine confiance dans le théâtre-théâtre. Mais là, on en est encore loin… Dommage.

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon, Paris (VI ème), jusqu’au 19 décembre. 

Puis en tournée à Chalon-sur-Saône, Valenciennes , Bive-Tulle, Annemasse, Les Célestins à Lyon …

 


Archive pour décembre, 2021

Ola Maciejewska, performance au Musée d’Orsay

 Ola Maciejewska, performance au Musée d’Orsay

 Cette danseuse de formation classique, chorégraphe et performeuse polonaise vit et travaille en France. Depuis dix ans, elle a développé Loïe Fuller: Research. Et cette performance s’inspire de la fameuse Danse serpentine de Loïe Fuller (1862-1928). « La robe de la Danse serpentine n’est pas vraiment une robe, dit-elle. Mais un assemblage fait de bâtons, de tissu, d’un corps et de sons, dans une boucle active qui fait du bruit. (…) Plus que la figure «magique» de Fuller, l’une des artistes les plus reconnues du modernisme en danse et une individualité libre de corps et d’esprit, c’est la tradition et le motif de la Danse serpentine  qui jouent un rôle central dans mon travail. C’est un déploiement joyeux de formes changeantes, évoquant la relation entre la sculpture et le sculpteur. »

 

C Martin Aryroglo

©Martin Aryroglo

Un siècle plus tard, c’est ici une sculpture minimale vivante en tissu léger, un matériau très employé sur scène mais plus rarement dans les arts plastiques et plutôt chez des femmes comme Anni Albers, Magdalena Abakanowicz, Sheila Hicks, Annette Messager avec ses bien connues broderies de phrases anti machistes et féministes ou Ewa Korczak-Tomaszewska. Mais aussi bien sûr Christian Boltanski avec ses collines de vêtements ayant déjà été portés. Ola Maciejewska parcourt quelques espaces à proximité de nus en bronze, notamment ceux de Carpeaux qui l’entourent, comme autant de bonnes fées d’un autre siècle penchées sur son travail. Dans une interaction remarquable; « Ce sont les vivants qui ferment les yeux des morts et ce sont les morts qui ouvrent les yeux des vivants, disait Anton Tchekhov. »  Une parenté évidente puisqu’il s’agit bien ici comme là du corps féminin et d’un rapport évident au mouvement. D’un côté, une jeune femme absolument seule et silencieuse dans cette grande nef. Munie de deux grands bâtons, elle fait s’envoler autour d’elle avec une grande maîtrise, des mètres de tissu léger noir. Aussi noir que les magnifiques bronzes de Carpeaux. Puis elle s’enveloppe dune sorte de robe-chasuble d’un beau jaune pâle toujours avec une gestuelle très sobre mais où la forme développée (l’interprète est presque invisible) prend une ampleur poétique de tout premier ordre… Il y a du Philippe Genty dans l’air: dans ses spectacles, de grandes surfaces de tissu en mouvement emportaient le public vers un univers magique. On ne dira jamais assez toute l’importance du travail de Loïe Fuller, ici magistralement repris par Ola Maciejewska non sur une scène mais dans un musée… Une belle idée que ce rapprochement à faire par le spectateur de cette performance entre entre gestuelle créée in situ et geste recréé par les sculpteurs. Et ce n’est pas un hasard si entre autres, Auguste Rodin et Henri de Toulouse-Lautrec qui a peint tant de corps de femmes, admirèrent Loïe Fuller et furent ses amis…

 

©x

©x Loïe Fuller en 1902

Et la grande historienne de la danse que fut Laurence Louppe, aurait aimé cette réinterprétation. «A l’aube de la modernité en danse, Loïe Fuller a inversé le rapport en faisant de son propre corps un un écran englobant l’image, la recevant, l’animant par des envols de plis dont ses bras ancrés au corps, profondément depuis le carré des lombes, connaissaient sels les secrets ondoyants. »

Philippe du Vignal

Performance vue le 16 décembre au Musée d’Orsay, Paris ( VII ème).

 

Quinze ans de ma vie de Loïe Fuller, Paris, librairie Félix Juven, (1908) en ligne sur Gallica. 

Ré-édition Paris, Mercure de France ( 2016), 350 p.

 

 

Offrande, chorégraphie de Mié Coquempot, Béatrice Massin et Bruno Bouché

Offrande, chorégraphie de Mié Coquempot, Béatrice Massin et Bruno Bouché

A partir de L’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, ces chorégraphes ont conçu une pièce pour sept interprètes qui, selon, Béatrice Massin, est le résultat d’un tissage de leurs sensibilités. Malheureusement Mié Coquempot est décédée il y a deux ans à quarante-huit ans! Elle avait fondé en 1998 la compagnie K 622, en référence au titre du seul concerto pour clarinette d’Amadeus Wolfgang Mozart. D’origine franco-japonaise, cette danseuse et Ousmane Sy lui aussi disparu l’an passé à quarante-cinq ans (voir Le Théâtre du blog) auront, malgré  leur courte carrière, marqué la danse contemporaine.

©Nathalie Sternalski

©Nathalie Sternalski

Ces chorégraphes ont une affinité particulière avec la musique classique, en particulier avec celle de Jean-Sébastien Bach… et Offrande, une œuvre délicate aux mouvements répétitifs, répond à cette Offrande musicale composée en 1747, en combinant canons, fugues et une sonate en trio. Et ici, la musique semble naître sous les pieds des danseurs… Ici, pas de style particulier et cette création s’est faite avec Maud Pizon, la notatrice et assistante de Mié Coquempot: cette collaboration témoigne d’une belle aventure humaine, rare en ces temps d’individualisme. Avec elle, Béatrice Massin et Bruno Bouché, ont permis à cette œuvre d’exister . Un beau clin d’œil à la vie… Cette offrande apaisante de cinquante minutes marque le dernier jour du très réussi festival de danse de Cannes-Côte d’Azur, dont le programme avait été conçu par Brigitte Lefèvre sur le départ. Et c’est Didier Deschamps qui en assurera la direction. Ce festival a rassemblé cette année  quelque treize mille spectateurs.

Jean Couturier

Spectacle vu le 12 décembre, Théâtre de la Croisette, Cannes, (Alpes-Maritimes).

Le festival de danse de Cannes-Côte-d’Azur a eu lieu du 27 novembre au 12 décembre. T.: 04 92 98 62 77. 

 

 

Festival International Vive la Magie à Semur-en-Auxois

Festival International Vive la Magie à Semur-en-Auxois

 

 Cyril Lefebvre avait monté en 2012 une société d’événementiels pour les arts du specatcle et avait pris contact avec nous pour créer un festival de magie à Montbard (Côte-d’Or) . Une aubaine pour cette région où il y en à part  Les Scènes magiques à Mâcon  mis en place par Stefan Leyshon en 2009 et qui a lieu tous les deux ans.  Nous avions réussi à programmer en 2013, une Nuit de l’illusion avec entre autres Michel Dejeneffe et Tatayet, Kenris Murat, Parenthèse cubique, Mikael Szanyiel, Eric Leblon et Frank Truong, à la salle des fêtes de Semur-en-Auxois. Mais cette soirée ne put avoir lieu, à cause du décès prématuré de Cyril Lefevre….

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La deuxième édition du « plus grand festival de magie d’Europe», a eu lieu une nouvelle fois en Bourgogne pour un week-end après une pause covid obligatoire. Grâce à Marie Alison, chargée de mission Culture et directrice du théâtre du Rempart, la ville a pris en charge l’accueil des artistes à la bibliothèque municipale, au théâtre du Rempart et dans l’ancien tribunal. Avec de la magie de proximité  (close-up) le samedi après-midi, un gala, le samedi soir) et une conférence, le dimanche après-midi. Une situation idéale pour Gérard et Monique Souchet; ces programmateurs ont été soutenus par la municipalité et n’ont pas eu besoin de louer de salle. Indispensable vu les fréquentations souvent en berne depuis septembre. Mais cette année marque le retour du public avec, pour chaque représentation, une jauge maximale! La magie attire un public familial et multi-générationnel qui pendant deux heures, va déambuler dans la bibliothèque pour découvrir trois univers de la magie de proximité (close-up), avec François Normag, Anaël Meunier et Gérard Souchet.

D’abord avec un classique: la « routine » de gobelets avec l’apparition de quatre grosses balles. Vient ensuite une torsion où le spectateur dit stop parmi une série de photos, sur des cuillères (maintenues par un élastique) et qui met sa signature sur leur manche. La vraie cuillère alors placée sous un foulard (comme un mini « cabinet spirite ») se met à bouger toute seule et se révélera tordue. La photo est alors retirée de l’élastique et montre la cuillère tordue, comme en vraie, avec la signature sur le manche. François Normag propose ensuite à une spectatrice de gagner 200 € si elle retrouve une carte signée et perdue dans le jeu. Après avoir fait remonter plusieurs fois la carte (tour dit de la carte Ambitieuse), le jeu est coupé en deux et la spectatrice pose sa carte sur l’un des deux paquets, avant de reconstituer le tout. Le magicien retourne alors la situation et somme un autre spectateur de faire remonter la carte de la spectatrice et s’il y réussit, il lui donnera 200 €. Mais ce n’est pas la bonne carte qui remonte sur le dessus du jeu…. Qu’à cela ne tienne, le magicien change immédiatement cette « erreur », en carte signée, qui se retrouve rangée dans un portefeuille dans la poche de sa veste.  Enfin, cette carte signée est placée librement dans le jeu par le spectateur et le paquet de cartes placé dans l’étui. Le tout maintenu fermement par l’assistant occasionnel et on voit la carte choisie sortir alors doucement du paquet…

Anaël Meunier présente une nouvelle baguette magique sous forme d’une petite ventouse (modèle réduit d’un déboucheur pour évier).Puis il propose à un enfant de soulever un nombre de cartes choisies dans un paquet. Le magicien chuchote alors à la ventouse le nombre, place l’objet sur le jeu et soulève le nombre exact de cartes. L’opération est répétée plusieurs fois. Une carte est alors librement choisie et perdue dans le jeu. L’enfant se saisit alors de la ventouse qui soulève toutes les cartes au-dessus de la carte choisie. Très ludique et participatif, en référence au Magic Plunger de Tenyo. Puis il nous propose une grande illusion: c elle de « la femme transpercée». mais en miniature  La grande boîte étant  ici remplacée par une enveloppe, et la partenaire étant une cuillère à soupe et la lame de l’épée est un banal couteau. Après avoir placé la cuillère dans l’enveloppe (manche visible), le magicien transperce cette cuillère avec le couteau. Les matières semblent fusionner et la voilà transformée en fourchette… 

Après un échauffement des doigts qui voit le pouce du magicien s’allonger, il demande à un enfant quelle est sa couleur préférée. Réponse : le bleu. Le magicien fait alors apparaître une petite balle bleue et la dédouble. Les deux balles passent alors d’une main à l’autre puis dans celle de l’enfant. Enfin Anaël montre un jeu de cartes représentant différentes paires de chaussettes. Le jeu séparé en deux paquets, face en bas, le magicien fait défiler les cartes une par une en les retournant face en l’air en même temps. Au stop du spectateur, deux cartes sont mises de côté (face en bas) et le magicien continue sa distribution pour bien montrer que les paires sont différentes à chaque fois. Ces cartes sont retournées face en haut et on s’attend à voir une correspondance de modèle… mais c’est une paire dépareillée ! Le magicien montre alors qu’il avait prévu le choix du spectateur en montrant ses chaussettes de couleurs identiques aux deux cartes.

Gérard Souchet commence par une énigme topographique (qu’il distribuera à la fin aux enfants) représentant un groupe de six personnages et quatre hauts-de-forme. Après inversion des deux parties supérieures du dessin, un personnage disparaît et un chapeau apparaît,  il réalise ensuite le tour des trois cordes (voir Professor’s Nightmare) sur un texte de Jean Merlin (Les trois sœurs). Puis Le fil hindou sur un beau texte qui «créée» les liens que nous tissons ensemble. Pour conclure en beauté, le magicien présente un pliage en carton souple. Il fait choisir une carte librement et la perd dans le jeu. Après différentes transformations qui s’enchaînent (une couronne, un canard, un renard, une poule, un bateau à voile, une barque, une étoile, une cabane, un interrupteur, une boîte), le magicien retrouve la carte du spectateur à l’intérieur d’une boîte. Voir le papier se transformer au gré de l’histoire, est vraiment étonnant et subjugue petits et grands par la simplicité minimaliste des évocations, comme celle de l’Origamagique de Ludovic Toulouse…

 Quant au gala c’est le grand moment de ce festival!  Avec François Normag, Adrien Quillien, Nathalie Romier, Laurent Piron, Mikaël Szanyiel et Jérôme Murat, tous artistes de grande qualité représentant la diversité de l’art magique.  Comme à son habitude, François Normag, en costume de velours violet, gilet orange, haut de forme noir et rouge, joue le maître de cérémonie avec gourmandise et en profite pour réaliser de petits numéros entre ceux de chaque artiste.  D’abord,  hommage au music-hall avec transformation d’un foulard en canne, apparition d’un éventail et d’une colombe puis d’un deuxième éventail, sous couvert d’autres foulards. Deux grands anneaux chinois s’enclavent et se désenclavent avec, sur chacun, une colombe en équilibre. Pour terminer, les deux colombes placées dans une cage, disparaissent et se transforment en lapins….Puis « dressage d’un fantôme » grâce à une clochette que François Normag confie à un spectateur qui n’arrive pas à la faire sonner (gag répétitif) Transformé en médium, il se propose d’attraper un fantôme en le fabriquant avec un mouchoir surmonté d’un nœud. Il prend un de ses cheveux (gag du chauve) et commence à animer la «tête de nœud» du mouchoir. Le foulard s’anime ensuite derrière une mallette disposée sur un guéridon, derrière un foulard, puis dans la main et sur l’épaule du médium. Suit un hommage aux Indiens: François Normag, coiffé d’un chapeau melon avec plumes entonne un chant rituel repris par le public et montre une boîte avec, écrit dessus : DANGER montrée vide au public. Mais il fait apparaître Patrak, un animal totem sous les traits d’un raton laveur. Vient ensuite un numéro d’hypnose avec l’animal mis en catalepsie et placé dans une petite boîte verticale (la tête et la queue dépassent). Il sera  coupé en trois puis reconstitué. Quatrième passage avec une classique  chasse aux pièces accompagnée par un enfant. Puis description audio d’un cours de magie grâce à une chaîne hifi vintage. Comment devient-on magicien ? Grâce à des livres mais aussi avec des cours par correspondance. François Normag insert un cd avec « le cours n°1 où il propose d’apprendre le Tour des trois cordes pas à pas. Mais cela s’avère moins facile que prévu et l’apprenti magicien Normag se prend la tête quand il entend la voix du C D  : gags verbaux…. En colère, il fait disparaître la chaîne hi fi dans sa veste.

Sixième et dernier passage avec la présentation d’une œuvre d’art contemporain Mur de briques sur fond bleu. Valeur: 850.000 €. Une œuvre évolutive sous forme de pièces de puzzle géométriques symbolisant le spectacle dont  François Normag va passer en revue toutes les composantes symboliques de sa réussite, pièce par pièce (en les retirant du cadre) : festival idéal, un théâtre, des artistes, des lumières, de la technique,du  mystère, des répétitions, un sens de l’humain, une équipe organisatrice et le plus important : la passion. Les éléments sont ensuite remis un par un mais le public s’aperçoit qu’il y a deux espaces vides. Le magicien annonce que l’on peut donc ajouter deux nouveaux éléments pour arriver au tableau du spectacle idéal : un présentateur et un public en or. Et il fait ainsi monter le prix de l’œuvre à 950.000€ ! Une très belle présentation scénique de ce numéro paradoxal qui sort des sentiers battus.

Adrien Quillien ouvre le gala avec un numéro mode apéritif magique. Il fait apparaître une bouteille dans un effet pyrotechnique, fabrique des «potions magiques» sur une musique swing où des citrons sortent de trois shakers à cocktail et disparaissent un à un en confettis et en serpentins. Un citron se retrouve collé à son chapeau. Des pétards retentissent et le magicien-barman jongle avec ses shakers et fait ensuite apparaître des piles entières de verres sous les shakers, allume deux grosses bougies et produit des glaçons puis de l’eau des shakers. Le tout versé dans la ligne de verres avec à chaque fois un liquide de couleur différente. Et dernier feu d’artifice, le magicien actionne une bombe lance-flammes et fait apparaître un citron puis un shakers géants sous sa veste.Premier prix de manipulation et champion de France de magie de scène en 2017, Adrien Quillien est taillé pour le spectaculaire malgré pour ce Bar Act un début qui tâtonne: la suppression des passages parlés ne serait pas un luxe. Mais sa réécriture de tours avec des accessoires modernes, apporte un vent de fraîcheur aux manipulations classiques.

Une femme bohème (Nathalie Romier) traîne une grande malle et une poule (une marionnette) la suit. D’un coup, la femme rabat la malle sur la poule et l’écrase dans un rire nerveux. Elle se place alors derrière la malle, à la verticale, là où une petite fenêtre s’ouvre comme un castelet. Elle y apparaît déguisée en Edith Piaf et chante Milord. La poule réapparaît avec elle dans la fenêtre. Changement de costume et Nathalie Romier revient en Charles Aznavour. Autre transformation: Barbara en robe noire avec sa chanson L’Aigle noir : la  poule lévite derrière un foulard, à l’effigie d’un aigle. Puis autre costume sur la musique de Mon truc en plume de Zizi Jeanmaire et la poule est déplumée. La robe de la femme apparaît alors déchiquetée après un combat avec le volatile sur l’air de Quand on n’a que l’amour de Jacques Brel. Sous couvert d’un voile blanc, la robe en lambeaux se transforme en robe de bal blanche avec de petites fleurs rouges dessus: transformation saisissante. La chanteuse monte alors sur un piédestal et se met à léviter, faisant apparaître la poule sous ses pieds, qui chante à l’unisson avec elle. Nathalie Romier, championne de France de magie de scène en 2015, mêle chanson en direct, magie et changement rapideavec son numéro La Poule Mistinguett, conçu et réalisé par Jérôme Murat,  dans la pure tradition du music-hall. Un numéro qui plaît au public mais sans surprise et un peu vieillot.

Dans un décor d’atelier, Laurent Piron interprète un concepteur-designer en bleu de travail qui griffonne le croquis d’une lampe. On entend le bruit du feutre amplifié. La feuille se plie alors toute seule et disparaît dans un chapeau. Puis réapparaît, légèrement dépliée, et se froisse à nouveau dans les mains du designer puis rampe sur le sol jusqu’à se cacher sous un des cartons qui jonchent le sol. La feuille, à nouveau froissée et jetée dans un carton, se téléporte dans un autre plusieurs fois de suite. Le carton se met à léviter dans les mains du désigneur qui réussit à dompter cette feuille qui lui obéit. Il finit par fixer le dessin sur un tableau et construit avec des cartons, le modèle de la lampe dessinée à grande échelle. Une vraie ampoule est alors vissée et s’éclaire. La feuille se froisse à nouveau toute seule et se cache dans le bleu de travail du designer pour être ensuite placée dans un bocal transparent qui fait léviter l’homme (un superbe effet).  Puis le papier disparaît à l’intérieur du bocal, en s’enflammant tout seul et réduit à des cendres… Un moment très poétique. 

Le Belge Laurent Piron a été sacré Champion d’Europe de magie en 2021 pour son Paper Ball Act créé en 2019 avec sa compagnie Alogique, une subtile métaphore de la création où il donne une réinterprétation du Foulard spirite (Spirit handkerchief) avec des objets épurés du quotidien dans un atelier de design d’objets. Nous sommes ici dans la tête du concepteur-magicien qui créé ses objets-illusions et matérialise ses idées qui évoluent au fil du temps et prennent vie. Avec une économie de moyens et une scénographie minimaliste, Laurent Piron nous offre une belle épure d’un univers singulier et un brin surréaliste.

Depuis seize ans Mikaël Szanyiel présente dans le monde entier son Magic Maestro avec la même énergie et le brin de folie qui l’anime et c’est toujours un succès. Ce numéro intemporel qui n’a pas vieilli convoque un univers et des accessoires reconnaissables par tous les publics à l’international. Le magicien a eu l’intelligence de travailler des situations burlesques par le mime et la gestuelle qui rappellent les grandes heures des comédies américaines filmées de la première moitié du XX ème siècle et des cartoons des années quarante. .

Le gala se conclut avec un des numéros visuels les plus beaux du monde : La Statue à deux têtes de Jérôme Murat. Une pièce d’une suprême délicatesse qui a enchanté un public international depuis les années quatre-vingt dix.Il a construit au fil des années un numéro unique. Courtisé par de nombreux pays, il en est arrivé à se multiplier en sept  statues pour absorber les demandes ! Jérôme Murat a ensuite cherché à développer une nouvelle forme d’art visuel en convoquant le mime, la magie et les beaux-arts. Lors d’une visite dans un musée, il a eu l’idée de son futur numéro. Il travaille ensuite avec le mime Daniel, puis avec la compagnie  Philippe Genty où il se perfectionne dans l’art du masque. Murat rode ensuite son numéro dans la rue puis dans les cabarets. Son numéro évoluera avec le temps, incluant une séquence en lumière noire qui lui permettra de réaliser de nouveaux effets de lévitations et terminer en apothéose. Il prend pour base l’art de la statue vivante classique, une technique dérivée du mime qui consiste à ralentir sa respiration et à entrer dans un état proche de la méditation afin d’imiter une statuaire de pierre dans une immobilité absolue. Cette forme de spectacle vivant s’est développée dans la rue et a évoluée sous différentes formes: statue automate, statue à postures impossibles, statue en lévitation… Jérôme Murat reprend les deux grands thèmes de la statue vivante, à savoir: l’animé/ l’inanimé et la dualité. Il combine ses notions avec une recherche esthétique proche de la statuaire baroque en privilégiant le blanc et les drapés des vêtements. La statue de pierre fait l’objet d’une bataille intérieure par la présence de deux visages identiques Un numéro limpide, poétique et à la beauté foudroyante d’une œuvre d’art à classer parmi les chefs-d’œuvre. Le public ne s’y trompe pas et se lève, à chaque fois, comme un seul homme pour ovationner cet artiste exceptionnel qui a l’art de transmettre des notions universelles au travers de sa figure de pierre qui possède un cœur d’or.

 Le cadre solennel de l’ancien tribunal de Semur-en-Auxois accueille le grand Gaëtan Bloom pour une conférence-spectacle inédite et sur mesure pour grand public,  un genre normalement réservé aux professionnels de la magie. Il va nous montrer comment fonctionne son cerveau quand il imagine et construit un numéro. Le grand public est toujours en attente et Gaëtan Bloom se propose de montrer des choses simples expliquées et d’autres non. Une magie fondée sur des principes essentiels : détournement d’attention et curiosité. Le fait de regarder les choses autrement change beaucoup notre créativité. Gaëtan Bloom demande aux spectateurs de participer au « test des deux index » (les yeux fermés) comme dans le préambule d’un numéro d’hypnose. Avec cette expérience, le magicien démontre que ce phénomène n’a rien à voir avec l’hypnose mais est un mécanisme naturel (les doigts se fatiguent et se resserrent automatiquement) qui permet à l’hypnotiseur de choisir des sujets « réceptifs » pour la suite de sa démonstration, en employant plus de compères que de vrais spectateurs…

Gaëtan Bloom évoque Robert-Houdin : « Un prestidigitateur n’est point un jongleur ; c’est un acteur jouant un rôle de magicien. » Et il affirme qu’il doit lui-même croire en sa magie pour faire adhérer le public ! Gaëtan Bloom nous explique une expérience avec une petite figurine extra-terrestre enfermée dans une bouteille remplie d’eau, qui monte et descend, aux ordres du magicien. Un tour relaté dans La Science amusante de Tom Tit (Arthur Good) (1889). « Parmi les expériences contenues dans ce livre, les unes sont de simples jeux destinés à récréer parents et enfants, lorsqu’ils sont réunis le soir autour de la table de famille. D’autres, au contraire, d’un caractère vraiment scientifique, ont pour but d’initier le lecteur à l’étude de la physique… »Effectivement, la magie est un des premiers spectacles que l’on faisait en famille: ombres chinoises sur les parois des cavernes, puis tours, dits  récréatifss à la fin des repas. Aux XVIII et XIX ème siècles, de nombreux magiciens s’intéressaient à la science (voir Robert-Houdin) et reprenaient à leur compte des expériences de «science ou physique amusantes ».

Bloom nous montre un tour saisissant, avec une simple ficelle et une bague empruntée et il y fait participer un enfant. Il montre deux bouts de ficelle sur quatre bouts et place dans sa main les deux bouts qu’il souhaite et les fait dépasser de son poing. L’enfant choisit alors un des deux bouts restant à l’autre extrémité pour enfiler la bague qui tombe dans le poing. Quand le magicien tire sur les deux bouts, la bague s’enclave sur une seule ficelle raccommodée (la deuxième ayant disparu). Tout peut être examiné. Avant de nous expliquer les principes de la « double ficelle » et du «choix équivoque », Bloom nous rappelle qu’il n’y a pas une seule solution pour réaliser un tour mais pluiseurs possibles. Il faut aussi savoir habiller une routine avec une histoire. Gaëtan Bloom nous montre ensuite un casse-tête en bois, d’où sort une tige accrochée par un soi-disant élastique. Tige qui est tirée et qui revient à chaque fois se loger dans son foyer. Quand le spectateur essaie, il n’y arrive pas et se rend compte qu’il n’y a aucun élastique qui relie les deux morceaux. Le magicien ancre son histoire dans son enfance, quand il s’amusait à éjecter des noyaux de cerises entre ses doigts.

Le Polonais Max Malini (1873-1942) travaillait pour les cours d’Europe et savait se faire embaucher par les riches. Dans les grands hôtels, il invitait les clients à des représentations, et ensuite, ils le voulaient chez eux. Après cette introduction, Bloom nous présente un des tours inventés par Malini : la pièce déchirée. Une pièce de monnaie empruntée est emprisonnée dans un morceau de papier sur ses quatre côtés. Malgré cela, le papier est déchiré et la pièce disparaît. Bloom explique le principe à plusieurs enfants qui refont ce tour en pliant d’une certaine façon le papier pour que la pièce se libère à un moment de « faible attention ». Gaëtan Bloom révèle aussi un tour de cartes diabolique révélé par avec le concept «îles/pas îles » (une carte dite close étant une île ), un système de classement invisible permettant de repérer la carte intruse parmi d’autres. Le magicien demande à une jeune fille de choisir une carte au hasard dans un paquet (la carte à retenir), puis d’en choisir quatre autres et de les mélanger avec la première carte choisie. Les cinq cartes sont étalées face en l’air et Gaétan Bloom devine celle choisie, grâce à un trombone se baladant sur un élastique et s’arrêtant sur la bonne carte.

Suit un tour de numéromagie, avec un jeu marqué sur son dos par des numéros écrits au feutre. Gaétan Bloom fait une triple prédiction et demande ensuite, tour à tour, à trois spectateurs,de choisir  une carte avec d’abord un numéro entre 1 à 20, ensuite un autre entre 30 et 52, puis encore une autre,  face en l’air  et librement choisie au stop dans le jeu. Les trois cartes sont alors retournées et correspondent aux prédictions du début. Un nombre entre 1 et 100 est demandé dans la salle et écrit sur un carnet. Le magicien invite toute la salle à se lever. Une spectatrice ouvre une enveloppe visible depuis le début de la conférence et en sort une lettre où est écrite dessus cette phrase : «Dans mon rêve, c’est une femme qui gagne, elle a des chaussures noires, un peu plus de trente ans, des cheveux blonds, un pantalon de couleur, une écharpe orange et elle me répond : Christiane. » Au fil des descriptions successives, les personnes non concernées s’assoient et il ne reste plus qu’une seule personne correspondante à la description: la spectatrice qui se trouve à côté du magicien depuis le début.

Une nouvelle prédiction dans une enveloppe est confiée à un enfant. Un spectateur est invité à choisir un journal ou un magazine parmi la vingtaine disponible sur une table. Le magicien lui demande de lancer un dé invisible et d’annoncer son résultat (par exemple : 4). La page 4 du magazine est déchirée en deux, puis encore en deux. Le spectateur donne un des deux morceaux au magicien qui le met à la poubelle. Elle plie son bout en six qui est ensuite coupé plusieurs fois. Les bouts sont mélangés et le magicien laisse tomber les morceaux un à un. Au stop du spectateur, deux morceaux sont dans chaque main et il faut en choisir un. A la manière de Robert-Houdin, Gaëtan Bloom récapitule toutes les actions « librement » menées par le spectateur pour déterminer, au final, un seul bout. Puis il lui demande de prendre connaissance de ce morceau et de penser à quelque chose écrit dessus. L’enveloppe est alors ouverte et la prédiction correspond au mot pensé.Gaëtan Bloom demande alors au public comment le tour peut bien marcher, avant de révéler une autre prédiction: dans un sac noir, visible depuis le début du tour,  il y a le même journal choisi avec la seule page 4 et le nom choisi entouré au feutre.

Pour finir cette conférence, une spectatrice tient une épuisette où un paquet de cartes  est mélangé. A son stop, des petits paquets sont éliminés et jetés dans l’épuisette à son choix.. Ensuite elle est invitée à poser le doigt sur une des six cartes restantes, face en bas.  Le magicien lui demande d’imaginer le nom d’une ville en quatre à cinq lettres maximum puis de révéler le surnom de son chéri. Le magicien prend alors une enveloppe géante où il gribouille avec un feutre le mot : NON. A l’intérieur, un grand papier plié où sont révélés le premier mot choisi dans le magazine (dans l’expérience des journaux), la ville choisie, le surnom du chéri et la carte choisie. Ainsi se termine cette intervention généreuse de Gaëtan Bloom, véritable  Géo Trouvetout  de la magie, maître dans l’art de recycler des principes oubliés et les remettre en lumière. Adage bien connu : c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. 

Sébastien Bazou

 Théâtre du Rempart, Semur-en-Auxois, (Côte-d’Or) les 13 et 14 novembre.

Liza et moi, texte de Sandrine Delsaux, conception et mise en scène de Sophie Thebault

Liza et moi, texte de Sandrine Delsaux, conception et mise en scène de Sophie Thebault

(C)Marié Darnis

(C)Marie Darnis

Etre fille d’une mère et/ou mère d’une fille: rien de simple ! Dans cette pièce dont le titre renvoie aux rapports tumultueux entre Judy Garland et Liza Minelli, six comédiennes jouent tour à tour les mères ou les filles dans diverses situations… La metteuse en scène a voulu traiter de ces relations inextricables et selon elle, une écriture chorale et fragmentaire s’est imposée et a été confiée à une des actrices, à partir de leurs recherches et improvisations. Tout débute par les angoisses d’une femme enceinte qui attend une fille. : « Il ne manquait plus que ça ! » Comment l’élever en cette période où la question du genre prédomine? Comment la protéger des dangers ? S’aimeront-elles ? Ces questions en entraînent d’autres… Sandrine Delsaux, Marthe Drouin, Marie Griffon (en alternance avec Marine Vellet), Cécile Martin, Agnès Pichois et Catherine Piffaretti vont explorer l’ambivalence de ces relations.

Dans des scènes, très brèves, elles scrutent au plus près des situations-types : visite de la mère chez la fille ou inversement… Pas de psychologie dans ces instantanés de la vie ordinaire où s’esquissent sans pesanteur, conflits larvés, ressentiments, culpabilité. Rien n’est simple dans ces couples au féminin et il s’agit aussi d’interroger le statut de la femme. « L’amour maternel n’a rien de naturel, écrivait Simone de Beauvoir. » Mais ces questions sont abordées avec humour et légèreté. Sophie Thebault a choisi une scénographie fonctionnelle : scène nue, chaises et portants pour des costumes changés à vue pour que les actrices puissent vite passer d’un rôle à l’autre. Une table six micros pour une parodie d’émission radio avec, comme invitée, l’autrice de  La Matrice sauvage, entourée d’expertes en psychologie ou en féminisme… Des moments plus graves aussi : la visite hâtive d’une fille à sa mère, vieille et malade. En douze tableaux, joués à un rythme soutenu, une galerie de portraits sensibles… Dans ces personnages éphémères aux multiples facettes, chaque homme ou chaque femme reconnaîtra, avec plaisir ou émotion, quelque trait familier…

 Mireille Davidovici

 Jusqu’au 16 janvier, théâtre de la Reine Blanche, 2 bis, passage Ruelle, Paris ( XVIII ème) T. 01 40 05 06 96.

 

 

Vivre sa vie, d’après le scénario de Jean-Luc Godard, mise en scène de Charles Berling

Vivre sa vie, d’après le scénario de Jean-Luc Godard, mise en scène de Charles Berling

14-Vivre sa vie 2021CreditVincentBerenger7eSceneChateauvallonLiberteSceneNationale

© Vincent Bérenger, Scène Chateauvallon Liberté
Sébastien Dupommier, Pauline Cheviller, Martine Schambacher

Le transposition du cinéma au théâtre est dans l’air du temps : ici, le metteur en scène nous restitue l’esprit de l’œuvre originelle, en empruntant la voie d’une théâtralité affirmée, sans renoncer pour autant à un travail sur les images. L’essentiel du scénario subsiste, revu à l’aune du féminisme par des textes additionnels mais sa structure ouverte permet aux personnages de s’en saisir, tout simplement. «L’idée n’est pas de réaliser une simple adaptation du film, dit le metteur en scène, mais de dialoguer avec lui, (…) de s’approprier, par un travail de plateau, le matériau donné par Godard et ainsi faire résonner le destin magnifique et tragique de Nana en 2019. »

 On entend le point de vue de la philosophe Simone Weil sur la condition des ouvrières, mais aussi la voix d’anciennes travailleuses du sexe comme Grisélidis Réal (La Passe imaginaire ) et Virginie Despentes (King Kong Théorie). Inimaginable à l’époque du film (1962) ! Plus loin, un article de Marguerite Duras consacré à Jeanne Socquet qui peignait les bordels de Montmartre:  des ajouts s’insérant naturellement, et sans nuire au rythme de ce spectacle qui garde la trame et une partie des dialogues du film de Jean-Luc Godard .

Nana (Anna Karina chez le cinéaste, ici Pauline Cheviller) rêve de devenir actrice et va quitter Paul et leur enfant, pour «vivre sa vie ». Mais son maigre salaire de vendeuse ne suffisant pas, elle va donc se prostituer. Une vie de marchandise sous le regard des hommes : clients ou maquereaux. Et une fin tragique comme dans Lulu de Wedekind et Nana d’Emile Zola dont le cinéaste s’était inspiré. Il avait demandé à Anna Karina d’adopter la coiffure de Louise Brooks dans Lulu de Wilhelm Pabst.

Deux espaces de jeu : sur le devant de scène, larène pour les douze tableaux de cette tragédie titrés : bar, chambre, rue, bal… et, en surplomb, un miroir reflétant ce quotidien mais qui se fera aussi écran pour accueillir des images en mémoire de Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer , des regards d’Anna Karina ou des vues de chambres sordides de lupanars. Derrière l’écran, en transparence ont lieu de courtes scènes érotiques mimées avec séquences de déshabillage… Un théâtre d’ombre onirique et grotesque. Autour de Pauline Cheviller, une Nana attachante et digne de son modèle, Martine Schambacher joue Paul, Raoul et des clients. Sébastien Depommier, entre autres, le journaliste ou Yvette, la copine de Nana. Grégoire Léauté, également à la guitare, interprète une caissière ou Luigi…

 Avec un prologue expressionniste, Charles Berling force la dose pour ancrer cette adaptation dans une théâtralité sans équivoque, en reprenant une séquence de Lulu de Frank Wedekind. Un dompteur grimé en clown (Sébastien Depommier) et une Marylin vieillissante avec perruque peroxydée (Martine Schambacher) précipitent sous le feu des projecteurs une Nana qui s’agite à terre sur le morceau satanique d’Aphrodite’s Childs, Infinity en mimant un orgasme féminin (« I am, I am to come and was… »)Après cette entrée en matière déroutante, nous retrouvons le fil de Vivre sa vie : courtes séquences, petites phrases, dialogues existentiels comme l’inoubliable rencontre de Nana avec un philosophe : Brice Parain dans le film et ici Martine Schambacher: «-Parler c’est mortel./-Parler c’est presque une résurrection par rapport à la vie en ce sens que quand on parle c’est une autre vie que quand on ne parle pas. Vous comprenez ?/ – Et alors pour vivre en parlant, il faut avoir passé par la mort de la vie sans parler… »  Des chansons, une musique nostalgique, interrompue par des morceaux pop à la guitare électrique. Une action soutenue dans une esthétique kitch et les peintures de Toulouse-Lautrec ou d’Edward Hopper.

Douze tableaux mais rien d’un chemin de croix… Comme Jean-Luc Godard, Charles Berling et ses acteurs mettent assez de distance pour ne pas sombrer dans un réalisme sordide ou une démonstration sociologique. Martine Schambacher nous offre des compositions étonnantes. Pauline Cheviller joue avec légèreté la dualité de son personnage entre aliénation et liberté d’esprit. Frappée à mort par une balle perdue, elle se relève pour une ultime réplique empruntée à Simone Weil  : « La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumise, une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. »  Mis en tension, ce tissage de styles, registres de jeu, textes, déjà éprouvés… pourrait paraître un habile bricolage mais s’avère plutôt efficace. C’est aussi un coup de chapeau à Jean-Luc Godard.

 Mireille Davidovici

 Jusqu’au 23 décembre, Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, Paris (XIV ème). T. : 01 45 45 49 77.

 

 

 

 

Anchal, la «fille magique»

Anchal, la « fille magique »

 Son père, un passionné de magie, avait ouvert une petite boutique pour y vendre des accessoires et à deux ans, assise sur le comptoir, elle jouait avec…En grandissant, elle a commencé à faire des effets pour les clients et est lentement tombée amoureuse de cet art. Et en 1997, à cinq ans, elle a fait son premier spectacle en scène à la fête annuelle de son école.

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Et son père lui appris les tours qu’il vendait et, comme les informations sur la magie n’étaient pas facilement disponibles avant Internet, il allait à des conventions et apprenait des tours de ses collègues et les lui enseignait. Avec le temps, les goûts d’Anchal se sont focalisés sur les grandes illusions. Père et fille ont alors monté un spectacle d’illusion. Et ensuite plus de retour en arrière et elle a été fortement influencée par un collègue qui était interprète. Puis elle a joué dans un grand spectacle théâtral à huit ans mais toujours sur la route, elle n’allait pas à l’école régulièrement. « J’apparaissais aux examens une fois par an, dit elle. La magie m’a apporté des expériences de vie quand j’étais encore très jeune et j’ai eu la chance de pouvoir répandre la magie et adoré faire oublier aux gens leur train-train quotidien. Après le spectacle, certains me disent que je les inspire aussi à ma façon. »

Sa famille a été son plus grand soutien. Un père qui gère, une mère s’occupant des comptes et un frère Guru, l’aidant à concevoir spectacle et décors.  »Il en est, dit-elle, l’esprit. J’ai aussi la chance d’être entourée d’une équipe formidable car je viens d’une région un peu isolée : le Bajor au Rajasthan, où les filles sur scène ne sont pas bien vues. Mais ma famille m’a aidé à réaliser ma carrière. Et mon meilleur ami, l’illusionniste Amazing David est devenu consultant et codirecteur de tous mes projets.  Je suis l’une des dernières illusionnistes nomades en Inde. J’installe ma grande tente le plus souvent dans un terrain dégagé et faisons des représentations deux ou trois fois par jour: soit plus de six heures en scène à travers l’Inde et trente à soixante fois par an… J’ai aussi participé à un certain nombre d’émissions de télévision, et récemment pour des chaînes internationales comme Fool Us de Penn & Teller et j’espère aussi travailler pour des événements d’entreprise et sur des navires de croisière. »

Sa plus grande influence en magie est comme pour beaucoup d’autres, David Copperfield mais elle aime aussi le travail de Brett Daniels, Steve Wyrick et Melinda Saxe. La magie est présente dans la vie de son pays, notamment avec des magiciens-fakirs  qui font certains tours classiques. « En Inde, il y avait beaucoup de « madaris » qui, dans les rues, attiraient le public avec un spectacle. Enfant, mon père avait l’habitude de les suivre pour découvrir leurs tours mais sans y réussir. Il en est pourtant devenu un grand amateur. J’ai toujours joué des spectacles d’illusion sur scène mais jamais dans la rue. J’aime et respecte vraiment ces madaris parce qu’ils se produisent de manière étonnante, toujours entourés de public. Mais il y a une triste vérité chez nous: beaucoup  abusent des tours pour faire croire aux gens qu’ils ont un pouvoir super-naturel. Ils leur soutirent beaucoup d’argent en disant qu’ils résoudront leurs problèmes mais je m’oppose formellement à cette pratique malhonnête. » 

Le fameux tour de la corde hindoue est un véritable fantasme occidental et l’Indian Rope Trickest encore pratiqué un des meilleurs tours de magie de l’Inde. Mais Anchal qui n’a jamais eu l’occasion de le voir en direct, reste plus attirée par les illusions et évasions à grande échelle. Très influencée par les styles de danse occidentaux, elle adore des artistes comme Hrithik Roshan et Tiger Shroff mais surtout Michael Jackson.  Croit-elle aux conseils que l’on peut donner à de jeunes magiciens ? « Oui, dit-elle, essayer d’être la plus originale possible. Il est acceptable d’imiter au début, mais il faut ajouter sa touche, dans la méthode et la présentation. Et maîtriser quelques effets pour les réaliser mieux que quiconque au monde. Cela ne sert à rien de connaître des centaines de tours, si on ne peut les réaliser correctement. Avec les nombreux tours révélés sur les réseaux sociaux, il est maintenant facile de découvrir une pratique restée secrète de nombreux siècles. Quand j’étais jeune, les ressources en magie étaient rares et pour apprendre cette forme d’art, il fallait mendier ses trucs auprès d’un magicien expérimenté..
Maintenant, c’est assez facile et suscite plus d’intérêt pour cette discipline artistique mais en a réduit la profondeur car le public peut regarder beaucoup plus de tours sur internet. Enfin cela pousse les artistes à trouver de nouvelles méthodes et à proposer un matériel original. Je crois beaucoup à l’importance de la culture dans l’approche de la magie. Il faut nous inspirer de notre histoire et coutumes pour rendre unique un numéro. Comme je viens d’Inde, un pays creuset de cultures, je m’inspire de nos nombreux costumes, musiques, arts et danses. Et j’adore écouter la musique de Bollywood et les histoires de développement personnel. Et j’ai une passion : la danse ! Mais comme je suis souvent sur la route, je n’ai pas vraiment le temps d’avoir d’autres passe-temps… »

Sébastien Bazou

Entretien réalisé le 29 novembre.

https://magicgirlanchal.weebly.com/

 

Erreurs salvatrices, textes d’Heiner Müller, conception et musique de Wilfried Wendling, chorégraphie aérienne de Cécile Mont-Reynaud

Erreurs salvatrices, textes d’Heiner Müller, conception et musique de Wilfried Wendling, chorégraphie aérienne de Cécile Mont-Reynaud

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© Christophe Raynaud De Lage

Ici, musique, théâtre et cirque se rencontrent sous la houlette de la Muse en circuit. Au milieu de l’espace scénique, un dispositif circulaire en rideaux de fils. Comme une sorte de cage aux parois mouvantes, fortement éclairée… Sur de grands écrans aux murs, défilent images de guerre, paysages urbains ou ruraux. Alentour, quelques niches et miroirs, une fontaine… autant de petits autels qui s’animeront ensuite…

Le public pénètre dans cet environnement, libre de s’installer sur des tabourets en carton distribués à l’entrée, ou de circuler mais toujours enveloppé par un décor sonore vrombissant. Des mots surgissent de l’obscurité. Grimpé dans les filins, un acrobate (remplaçant au pied levé Cécile Mont-Reynaud) décrit des arabesques, comme s’il tissait de son corps, ce matériau malléable. Le récitant (Denis Lavant) sculpte les phrases d’Heiner Müller et Wilfried Wendling pilote à la console, debout parmi les spectateurs, musiques électroniques, images vidéo et lumières. Denis Lavant, surgit et disparaît aux quatre coins du plateau, funambule du verbe, en complicité avec le circassien sur sa « fileuse », un agrès inventé par Cécile Mont-Reynaud et Gilles Fer, combinant techniques de la corde et du tissu aérien.

Le compositeur féru des nouvelles technologies a été formé par Georges Aperghis, et a fait de l’ordinateur, dans la lignée d’un Pierre Henry,  son instrument de musique et création visuelle. En interaction avec les déplacements aléatoires du danseur sur fil et du comédien et, à partir de séquences sonores multi-sensorielles pré-enregistrées qu’il a choisies, il improvise.En phase avec les musiciens Grégory Joubert et Thomas Mirgaine, il pilote aussi les lumières, éléments de décor et images vidéo, en fonction des textes livrés par bribes et variant à chaque séance : Héraklès II ou l’Hydre (1972), Paysage avec Argonautes (1982), Textes de rêve, Avis de décès (1975-76) et le mythique Paysage sous surveillance (1984). Wilfried Wendling y a puisé des poèmes, manifestes sur le théâtre, rêves d’enfant, réminiscences, révoltes … Denis Lavant les profère sauvagement ou laisse planer en boucle cette matière langagière véhiculant les éclats de mémoire et obsessions de l’auteur.

Erreurs salvatrices est joué  en trois séries de cinquante minutes, dans le même dispositif mais aux couleurs différentes. Un voyage qui part de considérations philosophiques pour aboutir au plus intime de l’inconscient : le récit de rêve. Le premier module ( A) s’attache à des thèmes existentiels, avec des questions par salves : «  Pourquoi les arbres ont-ils l’air innocent, lorsqu’il n’y a pas de vent ? Pourquoi vivez-vous ? Pourquoi je pose des questions, Pourquoi je ne veux pas connaître la réponse ? Voulez-vous que je parle de moi ? Moi qui… De qui est-il question ? Quand il est question de moi. Qui est-ce moi ? Sous l’averse de fiente… » . Des aphorismes : « Lorsque le fumier croît, le coq est plus proche du ciel ». Des paysages : « Le nouveau clapier de fornication à chauffage urbain .» Des images récurrentes : « L’herbe, encore nous devrons l’arracher pour qu’elle reste verte à Auschwitz » … Des acteurs passent en cortège, peuplade dangereuse… Cette profération rageuse domine cette partition, pour finir en borborygmes. Dans le deuxième programme (B), nous plongeons dans un univers plus enfantin et onirique mais toujours cruel : un jeu de cache-cache qui va mal tourner…. Un «père requin» ou «un père mort-né» semblent souhaitables, comme «une mère baleine bleue». Des personnages mythiques apparaissent comme Hamlet, le mal-compris «trébuchant de trou en trou», «Lautréamont mort à Paris en 1871, inconnu. » La mort rôde : «Je fume trop, je bois trop, je meurs trop lentement. »

Miroirs et vidéos démultiplient la présence scénique de l’acteur et du circassien, reflets fugaces saisis dans un univers vibratoire de sons et lumières. Denis Lavant est au sommet de son art, avec ces textes à l’écriture divagante, porteuse d’images ou pensées macabres où l’auteur se dédouble en pages rageuses et il guide la création d’une équipe artistique aguerrie. Nous sommes immergés ici dans la pensée créatrice, heurtée et heurtante, d’un écrivain travaillé par son temps mais aussi par les fantômes de l’Histoire, et de son histoire. Il faut aller voir et écouter ce poème dramatique théâtral mais aussi sonore et visuel. Impressionnant….

Mireille Davidovici

Du 7 au 18 décembre, Théâtre de la Cité internationale, 21 boulevard Jourdan Paris (XIV ème). T. : 01 85 53 53 85.

 

 

Festival Transcendanses Dialogues, chorégraphies de Mats Ek, Crystal Pite, Sacha Waltz, Jiří Kylián, Emma Portner, Ohad Naharin

Festival Transcen Danses

Dialogues, chorégraphies de Mats Ek, Crystal Pite, Sacha Waltz, Jiří Kylián, Emma Portner, Ohad Naharin

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Les excellents danseurs de plusieurs compagnies ont présenté un ensemble de duos, orchestrés par six chorégraphes, parmi les plus importants du XX ème siècle.  Et ces six pas de deux ont soulevé l’enthousiasme du public… Nous retiendrons surtout Animation, une création de Crystal Pite avec des interprètes de sa compagnie Kidd Pivot. Qui manipule qui? dans  un duo avec Renée Sigouin et Gregory Lau. «La question de savoir ce qui nous fait bouger, traverse tout mon travail, dit la chorégraphe, je veux comprendre et montrer la différence entre danser et être dansé. Je m’intéresse à l’apparence et aux qualités de la conscience. »

Un autre grand moment avec un extrait de Roméo et Juliette, musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski, chorégraphié par Mats Ek qui était présent dans la salle. Mariko Kida et Johnny McMillan nous emportent dans leurs jeux d’enfants. Chaque mouvement est lisible et signifiant et leur communication gestuelle impressionnante, à une époque où parfois, on ne sait plus s’aborder et se séduire que par Internet. Whitney Jensen et Samantha Lynch du Ballet national de Norvège, nous ont séduit avec Islands d’Emma Portner. Dans une fusion totale des corps, elles se déplacent avec peine comme des sœurs siamoises et leurs membres s’entremêlent. Elles finissent par se séparer gracieusement, tout en se suivant sur le vaste plateau. Des chorégraphies sensuelles de Jiří Kylián, puis de Sacha Waltz complètent ce feu d’artifice. Enfin, deux anciennes interprètes d’Ohad Naharin nous surprennent avec un Boléro de Maurice Ravel, partition électronique d’Isao Tomita…

 Jean Couturier

 Le spectacle a été présenté du 2 au 5 décembre, au Théâtre des Champs-Elysées, 15 avenue Montaigne, Paris (VIII ème).

 

Nos paysages mineurs, texte, mise en scène et scénographie de Marc Lainé

Nos Paysages mineurs, texte, mise en scène et scénographie de Marc Lainé

Un récit-dialogue-histoire d’amour en quelque soixante-dix minutes : 70, comme ces années d’après 1968 quand les trains de nuit existaient encore et que les TGV n’étaient pas encore arrivés. Il y avait des compartiments en seconde classe à huit places en tissu plastifié d’un vert triste et à six places, en première. Fermés par une porte coulissante sur le couloir où, en principe, on ne fumait que là. Bref, le Moyen-âge : la SNCF faisait son boulot, les trains roulaient sans doute moins vite. Puis est venu le temps où grâce aux erreurs de M. Guillaume Pépy son patron et aux bons soins des gouvernements de gauche comme de droite, les TGV ont eu toute priorité. Et tant pis pour les ploucs de pauvres qui avaient envie d’aller jusqu’à Aurillac ou Figeac : plus de train direct ou de nuit…

Et la SNCF continue à annuler sans aucun scrupule et sans dédommagement ses trains à la dernière minute, à cause de grèves dites perlées souvent utilisée comme prélude ou alternative à une grève, comme travailler au ralenti ou dans des conditions: du genre le conducteur n’arrive pas à l’heure donc impossible de faire partir le train) hypocritement rebaptisées par le contrôleur: «difficultés d’acheminement du personnel» et entasse au mépris de toute sécurité les voyageurs (qui se font rabrouer au passage par le personnel d’accueil) dans les escaliers des wagons du trains suivants (voir ligne Paris-Caen le 7 décembre). Puis, à cause du très mauvais état d’entretien de la ligne, des sangliers percutent le train précédent, occasionnant des retards considérables. Tout cela dans la même soirée… C’est à vous, madame la SNCF, que ce discours s’adresse vous qui vous gérez ces lignes secondaires… Et aucune illusion, il n’y jamais aucun interlocuteur… Pauvre SNCF!!!!!

 

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Donc, après ce coup de gueule, revenons à ces merveilleux Paysage mineurs qui se passe de 69 à 75 dans ce moyen-Age de la SNCF où des couples se formaient aussi au gré des voyages. Comme celui d’une heure entre Paris et Saint-Quentin dans la Somme. Paul Langlois, célibataire de vingt-neuf ans, enseigne la philo aux terminales du lycée où Liliane Desmet a aussi été élève et où elle a passé son bac il y a cinq ans.
Venue à Paris, elle travaille provisoirement, dit-elle, au B.H.V. Elle a comme on disait alors, un «petit ami» et ses parents ouvriers habitent Saint-Quentin. Bref, des familles d’un milieu social que tout oppose. Grand barbu sympathique, il sait parler et parle donc beaucoup ! Il lui raconte qu’il écrit mais elle a plus de mal à se confier. Une heure où ils apprennent à se connaître mais bien entendu, ils finiront par vivre ensemble.

Le train s’engouffre dans un tunnel et nous sommes une année plus tard. Ils vont dîner et dormir chez les parents de Liliane… ce qui ne rassure pas trop Paul. Il y a déjà comme quelques lézardes dans le couple : « Je ne voyais pas la nécessité de faire la connaissance de tes parents. On aurait très bien pu continuer de se fréquenter sans que je doive nécessairement les rencontrer «officiellement». C’est d’un convenu, Liliane… Et puis, quoi ensuite ? On se fiance et on se passe la bague au doigt ? Non, vraiment… ». Mais Liliane réplique sec: « Je ne t’ai jamais demandé de m’épouser, Paul, tu es drôle. Je dis simplement que, quand on a grandi à Neuilly et qu’on a pour habitude de fréquenter les salons littéraires parisiens… » (…) « Quand on a pour habitude d’organiser des petites soirées avec des copains qui s’appellent Lacan ou Foucault… Eh ! bien ce serait normal d’être un peu effrayé à l’idée d’avoir à passer deux heures entières avec un ouvrier de chez Motobécane et sa femme. Je ne vois pas très bien de quoi vous allez pouvoir parler. Je ne suis pas certaine qu’ils s’intéressent tellement à l’influence secrète que Hegel a exercé sur Lacan. »

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En 72, toujours dans le même train, Liliane n’en finit pas de regarder à travers la vitre inondée de pluie, « ces champs qui s’étendaient à perte de vue sans me demander ce qu’il y avait au-delà et qui échappait à mon regard. La contemplation de ce paysage n’éveillait rien de particulier en moi. Et c’est précisément cela, cette absence d’émotion face à cette étendue de terres labourées, que je trouvais si apaisante et qui me donnait, enfin, le sentiment calme et puissant d’adhérer au monde… »

Le train s’engouffre à nouveau dans le tunnel. Le temps a encore passé et ils ne sont plus tout à fait les mêmes . On est en 74 et Liliane est en fac de philo à Vincennes, Paul écrit un roman à partir de leur histoire amoureuse. Et elle lit à haute voix des extraits du manuscrit : La jeune femme dans le train. » pour lequel il remportera le prix Renaudot. Mais le ton va monter : « Réfléchis, enfin… Tu vas abandonner une carrière dans l’enseignement et pour quoi ? Pour participer à la rédaction « collective » d’articles publiés dans une revue qui va disparaître après trois numéros. Quel gâchis ! (…) Liliane : « Je n’avais pas besoin de Sonia pour réaliser que, malgré tous tes grands discours, tu es en beau spécimen de phallocrate. Paul : »Tu n’es qu’une petite conne. » Et il la giflera. Le train s’engouffre dans un tunnel. Et nous sommes en 75.

Dégradation de leurs relations, Paul a une autre vie et une amie à Paris. « Ce succès, c’est ce qu’il pouvait m’arriver de pire, Liliane. Elle lui répond lucidement : «Je vais avoir du mal à te plaindre, Paul, je suis désolée… » Mais c’est bien la fin d’un amour, malgré des accès de tendresse réciproques. « Et moi non plus Paul, je n’aime pas te voir dans cet état… (Elle essuie les larmes sur ses joues, tendrement. Il la regarde. Un temps bref. Il attrape son manteau et sort. Un temps. Elle se tourne vers la fenêtre et regarde défiler le paysage.) À l’approche de la petite ville, le train ralentit progressivement et sa pulsation mécanique avec lui, comme un cœur qui retrouve son rythme tranquille après une course effrénée. (…) « Le départ de cet homme que j’avais aimé passionnément six années durant constituait certainement un des évènements les plus importants de mon existence, mais, à cet instant, cette rupture et les conséquences qu’elle ne manquerait pas d’avoir n’étaient qu’une inquiétude vague et sourde qui affleurait à peine à ma conscience. Seule dans ce compartiment, j’eus soudain la sensation, d’abord ténue puis de plus en plus bienfaisante, de sentir le temps passer. « 

Sur le plateau, à cour, un petit compartiment avec devant un chef de gare qui va manipuler trois petites caméras sur travelling; au milieu, le violoncelliste Vincent Segal qui joue la musique qu’il a composée.  Et côté jardin, un écran avec projeté, le visage des protagonistes. En dessous, une très belle maquette de paysage avec quelques arbres, une ancienne usine et -souvenir lointain du fameux petit train de La Cerisaie mise en scène par Giorgio Strehler?- une locomotive avec cinq wagons éclairés qui va tourner en silence autour, le temps de la représentation, une mise en abyme de toute beauté. Marc Lainé a été élève en scénographie aux Arts Déco et cela se voit : Guy-Claude François le directeur aurait aimé ce travail exemplaire…

Impeccables scénographie et direction d’acteurs : Vladislav Galard comme Adeline Guillot sont tout de suite là, très crédibles avec une présence remarquable et une diction des plus ciselées. Marc Lainé qui s’est fait une spécialité des rapports : texte poétique/jeu en direct avec image filmée retransmise ou non (voir Le Théâtre du Blog) a parfaitement réussi son coup. Le paysages avec ses grandes plaines tristes qui défilent derrière la vitre où l’actrice est appuyée rêveuse et un peu triste, sont de toute beauté: « Mon regard parcourait lentement le quai à présent désert et j’éprouvais avec une plénitude inconnue la durée de ce simple mouvement des yeux. Et ce mouvement s’accordait au rythme de ma respiration et peut-être même à celui des battements de mon cœur.(…). Chaque seconde m’appartenait et chaque chose m’apparaissait telle qu’elle devait être. J’étais heureuse. Ce bref moment de sérénité qui m’était offert ne viendrait pas conclure une période tourmentée de ma vie, j’en étais certaine, mais constituerait au contraire le chapitre inaugural d’un nouveau récit. chaque détail de ce paysage banal composait un tableau parfait, quelque chose comme la beauté. Chaque seconde m’appartenait et chaque chose m’apparaissait telle qu’elle devait être. J’étais heureuse. Ce bref moment de sérénité qui m’était offert ne viendrait pas conclure une période tourmentée de ma vie, j’en étais certaine, mais constituerait au contraire le chapitre inaugural d’un nouveau récit à écrire. La vraie vie a lieu quand, seuls, à peine conscients de nous-mêmes, nous laissons notre regard se perdre dans la contemplation de paysages quelconques. De «paysage mineurs », avait-il dit. Je souris en repensant à cette formule. »

Une seule petite réserve : difficile de voir à la fois le huis-clos de ce compartiment où a lieu la scène originale et l’écran… Mais ce spectacle tout à fait séduisant, au texte bien écrit qui évoque sans doute pas mal de choses au public, est d’une rigueur absolue et osons un gros mot : populaire. » Que le public de cette petite salle bourrée un dimanche après-midi (cela fait toujours du bien comme l’ont souligné les directeurs du Théâtre 14 qui l’ont avec juste raison accueilli), a été longuement applaudi. Si vous habitez Valence ou aux alentours, ne ratez pas ce spectacle que nous espérons voir revenir un jour à Paris…

 Philippe du Vignal

Le spectacle a été créé en Drôme et Ardèche, du 21 septembre au 13 octobre et joué au Théâtre 14, 40 avenue Marc Sangnier, Paris (XIV ème) du 30 novembre au 12 décembre.

Comédie de Valence (Drôme), du 17 au 20 janvier.

Et du 7 au 10 avril, La Filature-Scène Nationale de Mulhouse. (Haut-Rhin).

 

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