Chroniques pirates de Paul Balagué, création commune de la compagnie En Eaux Troubles

Chroniques pirates de Paul Balagué, création commune de la compagnie En Eaux Troubles

 

Bonne question : où trouver un modèle vivant, réel de démocratie directe ? Il s’agit tout simplement de résoudre l’équation fondamentale et impossible entre liberté et égalité. Paul Balagué et sa compagnie sont aller chercher du côté de la vie de pirates à bord. Organisation minimale et «horizontale» : capitaine élu par l’équipage, butin équitablement réparti, et même, quand les responsabilités font la différence, un rapport entre salaires jamais plus d’un à deux. De quoi faire rêver un instant, si on pense aux écarts de revenus dans notre merveilleuse époque…

 

© Loïc-Bernard Chabrier

© Loïc-Bernard Chabrier

Une caisse commune -chacun y verse sa contribution- permet de venir en aide à ceux, blessés ou mal en point, qui ne peuvent plus naviguer. Voilà une micro-société modèle, une utopie réalisée, car la mer, c’est nulle part et surtout, pour les pirates, la liberté, le risque et le drapeau noir. Ni Dieu ni maître pour ces aventuriers, même si, à l’occasion, ils acceptent de se faire corsaires au service de leur Roi… ou d’un autre.  Mais sentant le vent, ils sont vite repris par la passion de la chasse, quitte à être eux-mêmes chassés, capturés et pendus haut et court. L’auteur et son équipe ont fouillé dans une importante documentation, qu’ils ont confrontée à celle des mouvements sociaux d’aujourd’hui, gilets jaunes et black blocs. Puis ils ont testé des scènes pour en arriver à bâtir cette épopée théâtrale.

Nous suivons le parcours d’un paysan chassé de sa terre, exilé de force en Louisiane, capturé par des pirates et se joignant à eux, destiné à être le «témoin survivant» fictif de cette histoire. On le perd parfois au profit de ses compagnons de bord, dont certains personnages historiques comme Charles Vane l’homme qui tutoie le vent et la mort, Mary Reed et Anne Bonny, des piratesses légendaires que l’auteur a réunies dans son récit. Mais la réalisation déçoit. L’enjeu politique, point fort du projet, est noyé sous l’anecdote ou l’excès d’informations. Nous suivons quand même une ligne narrative, du triomphe, à la pendaison. Il y a quelques belles trouvailles dont l’image finale (les vêtements pendus au gibet à la place de leurs occupants, partis s’envoler dans la grande bleue).

Reste un classique théâtre de tréteaux, avec une scénographie se construisant et se déconstruisant au fil du récit, et les acteurs passant de leurs rôles de pirates à ceux, secondaires, de leurs oppresseurs… Le public, jeune, applaudit, content d’être pris à partie, de voir ces marin se dresser à côté de lui, d’entendre cette langue composite voulue par l’auteur, nourrie d’anachronismes et du langage actuel de la rue, pour retrouver un tout petit peu du folklore pirate de son enfance (voir le succès des Pirates des Caraïbes).
Le critique de théâtre, elle ou lui, grimace : l’épopée marque le pas, manque d’élan. «Le public est inclus en permanence dans l’histoire» nous dit-on. De fait, le spectacle se joue parfois dans le public: cerné, mais… non inclus pour autant. Comme à notre entrée dans la salle, une bousculade fictive (mais prudente) avec des  policiers, ne nous met en rien dans la peau d’un paysan chassé de sa terre, ou de reconduits à la frontière d’aujourd’hui…

Paul Balagué pèche ici par excès d’intentions, annoncées mais impossibles à réaliser. Agir sur le corps des spectateurs, pourquoi pas? Mais manque une vraie dramaturgie pour que la surprise soit éclairante. Ne boudons pas quelques jolis moments, comme ce récit d’un pirate-danseur, hors-d’œuvre délicat dans une vie rude, et qui introduisent une faille bienvenue dans la continuité du spectacle. Tant mieux si le public jeune est satisfait mais on lui doit plus, qu’il ne demande.
Cette troupe expérimentée n’a rien à perdre à être plus exigeante, plus radicale! Un public populaire mérite mieux: un théâtre bouleversant et inoubliable qui ouvre des brèches jamais fermées. Cela existe et c’est donc possible. «Avec notre pistolet à bouchons, nous partons au front», conclut la longue note d’intention. Bien vu : la modestie revendiquée des moyens et signes est le théâtre populaire même. Mais comme le nécessite ce front, il ne faut alors rien lâcher sur une ambition esthétique et donc, inévitablement politique…

Christine Friedel

MC 93, 9 boulevard Lénine, Bobigny (Seine Saint-Denis), jusqu’au 18 décembre. T. : 01 41 60 72 72.

 


Archive pour décembre, 2021

L’Ecole du double fond et le Diplôme de magicien

L’Ecole du double fond et le Diplôme de magicien

Le Double Fond est un théâtre et un bar mais aussi en même temps une école. Le magicien Dominique Duvivier, créateur du Double Fond, a toujours eu à cœur la transmission et la reconnaissance de son art. La mise en place d’une certification est l’aboutissement d’une démarche historique, et cela correspond à une volonté de donner ses lettres de noblesse à cette formation Bac+2 maintenant reconnue par le ministère de l’Education en 2018 ?Mais il aura fallu cinq ans, comme le précise Adeline Galland, responsable pédagogique.

-C’était compliqué, Adeline Galland, une demande de reconnaissance par l’Etat?

 -Oui, la première année, nous avons dû analyser et comprendre les démarches nécessaires et ensuite nous avons décidé de nous lancer. Mais nous avons passé une année entière à entendre que notre projet était irréalisable ! Et, à chaque foi, que nous voulions avancer, nous apprenions l’existence d’une nouvelle barrière infranchissable. Donc la troisième année, nous avons été découragés et avons tout arrêté.
La quatrième année, nous nous sommes dit : « Tant pis ! Tout le monde dit, c’est impossible, nous allons donc le faire quand même et nous verrons bien ! ». Mais cela n’a pas été simple : encore un an de travail, un dossier de cinquante pages, et vingt-et une versions plus loin, pour aboutir à un résultat satisfaisant. Après une instruction de dossier ( six mois!) et un passage devant une commission de quarante personnes (représentants de ministères, syndicats, organismes d’Etat…), il faut croire que nous avons su être convaincants et nous avons obtenu l’autorisation de délivrer un titre de magicien, niveau 5 européen, soit bac+2, avec équivalence universitaire (120 points ECTS). La cinquième et dernière année a été consacrée à la commercialisation de cette nouvelle corde à notre arc.

©x Alexandra et Dominique Duvivier

©x Alexandra et Dominique Duvivier

-Comment s’organisent les cours collectifs?

-Avec un cursus complet de 550 h mais à deux rythmes possibles : soit sur une année scolaire (35 h par semaine de septembre à décembre puis sept h par semaine de suivi pédagogique de janvier à juin). Ou bien sur deux ans (en moyenne sept heures hebdomadaires). La réussite à l’examen final étant par ailleurs conditionnée par un travail personnel de l’ordre de 2.500 à 3.000 heures…

Quant à l »organisation des cours, pas d’ordre chronologique. Le parcours est structuré de manière à alterner les thématiques et à aérer les contenus pour garder les étudiants attentifs et qu’il puissent mémoriser plus facilement. Chaque journée de formation alterne cours théoriques, mises en situation, travaux pratiques et travaux dirigés.

-Combien d’élèves par promotion ?

-Nous n’avons pas fixé de limites mais il n’y a jamais plus une dizaine d’élèves par cours, pour que l’apprentissage reste le plus efficace possible. Donc, en fonction de la demande, nous multiplions les sessions de cours et développons l’équipe pédagogique. Nous nous adaptons…

Il y actuellement sept formateurs : Dominique Duvivier, Alexandra Duvivier, Philippe de Perthuis, Olivier Bridard, Jean-Pierre Crispon, Benoît Rosemont, Quoc Tien Tran. Chacun enseigne ses spécialités, en fonction d’un programme de formation précis.

Dans un premier temps, le programme pédagogique selon les exigences du Ministère du Travail était fondé sur un découpage en « blocs de compétences », eux-mêmes répartis en modules. Puis nous avons fait de nombreuses réunions avec l’équipe pédagogique pour prendre en compte tous les aspects du métier. En l’occurrence, notre programme comporte quatre blocs. 1: Exercice de la magie (culture et histoire de cette discipline et cartomagie, close-up, magie pour enfants, mentalisme et magie de salon/scène. 2: Préparation d’un numéro : connaissance du terrain  et vocabulaire du monde du spectacle, etc.) 3 : Interprétation d’un numéro : comment susciter l’adhésion du public et le captiver, etc. 4 : Développement et gestion d’activité : savoir se vendre, connaître les différents statuts existant, prix du marché, notions de droit, etc.

-Vous avez un cours d’histoire de la magie ?

Oui, bien sûr mais abordée aussi sur tout le cursus : cet art est celui de la transmission par excellence et nous mettons sans cesse l’accent sur l’importance de respecter la chaîne du secret et de comprendre que chaque magicien fait partie d’une grande communauté, avec ses droits et ses pratiques. En entrant ici, les étudiants signent une Charte du magicien  qui les engage sur un certain nombre de points et nous insistons beaucoup sur tout au long de la formation sur le fait de citer ses sources, connaître ce que l’on doit à ses pairs et développer sa culture. Nous avons aussi un cours où nous faisons découvrir des archives aux étudiants, avec des vidéos les incontournables Fred Kaps, Albert Goshman, Richard Ross, Ricky Jay, Dai Vernon, Larry Jennings, etc. Les étudiants adorent et sont fascinés…

-Comment se passent les examens pour l’obtention du diplôme ?

Il a a cinq épreuves : quatre écrites (QCM ou questions/réponses) pour le module 1 et les 2, 3 et 4. L’examen final devant le jury est une mise en situation : le candidat prépare un minimum de trois tours par discipline : cartes,close-up, mentalisme, magie pour enfants, magie salon/scène). Un jury de trois magiciens en activité mais extérieurs au Double Fond demande au candidat de présenter un tour choisi au hasard dans chaque discipline. Soit un total de cinq tours sur une une heure environ.

-Après trois ans, quels sont vos retours d’expérience? Avez-vous changé des choses  et combien d’élèves s’engagent-ils dans le métier ?

-Nous sommes dans une logique d’amélioration continue. Chaque semaine, le comité pédagogique se réunit pour rectifier, parfaire… Donc oui, nous avons changé beaucoup de choses, parce que nous faisons en sorte d’évoluer sans cesse. Nous nous remettons beaucoup en question : c’est dans nos habitudes au Double Fond et dans cette aventure nous avons une grande responsabilité quant à l’image de l’art de la magie et envers les étudiants qui nous font confiance en venant se former ici .Le placement de nos diplômés dans le monde du travail était très bon mais depuis la pandémie, les statistiques sont faussées…

-Comment s’inscrire et se faire financer ?

L’inscription est conditionnée à un entretien préalable mais sans aucun prérequis ni audition. La formation peut bénéficier de financements publics et, en fonction du statut du futur étudiant, nous étudions toujours les meilleures possibilités. Le Double Fond propose aussi d’autres apprentissages par le biais de cours particuliers ou d’une plateforme à distance… Et à part,  notre enseignement  diplômant, il y a aussi des formations courtes : 20 h, 40 h ou 80 h qu’on peut faire financer avec un C.P.F.) pour monter en compétence dans un domaine particulier, par exemple : magie pour enfants, mentalisme, etc.). Il y a aussi des formules de cours pour enfants, adolescents, etc. Et enfin, nous avons aussi une plateforme: Double Fond TV. Une sorte de netflix par abonnement et on peut accéder à déjà plus de huit cent vidéos pour apprendre ou se perfectionner, mais aussi regarder des archives de spectacles…

-Que pensez-vous de la pratique amateur , par rapport à une professionnalisation du métier ?

-Pas de fossé et s’il y en a un, c’est celui existant entre ceux qui font de la magie pour gonfler leur ego, et d’autre part,  ceux qui veulent créer du lien, faire rêver, dans un état d’esprit de partage. Bref, il n’y a pas de  pratique amateur qui s’opposerait à une pratique professionnelle. Elles s’enrichissent mutuellement. La professionnalisation, grâce notamment à ce diplôme, permet de porter vers le haut les valeurs du métier et lui donner une légitimité dont il manquait dans le théâtre, le cinéma, le cirque, etc.

-Que pensez-vous du brevet d’initiation BIAM mis en place en 2020 par la F.F.A.P. pour former des enseignants à la magie ?

Merveilleux : toute initiative lui permettant d’être davantage reconnue comme un art, est à louer. Plusieurs pays ont pris contact avec nous et pour envoyer leurs étudiants passer le diplôme chez nous. Mais aucun autre pays que la France n’a, du moins à notre connaissance, développé une certification reconnue par l’Etat. Nous avons ouvert une porte et espérons bien que cela encouragera d’autres pays à se lancer !

-Et l’évolution du métier ?

-Notre art s’est récemment beaucoup développé et ce n’est pas un simple effet de mode. Face au numérique et à la déshumanisation, il répond à plusieurs de nos besoins fondamentaux: rêver, s’émouvoir dans le partage, se connecter les uns aux autres et vivre ensemble un émerveillement. Il y aura donc de plus en plus de magie dans le futur !

Sébastien Bazou

Entretien réalisé le 27 novembre.

Le Double Fond, place du marché Sainte-Catherine, Paris (IV ème). T. 01 42 71 40 20. 

http://www.doublefond-formation.com/ et à voir : un reportage sur l’école du Double Fond sur BFMTV.

Le diplôme de magicien: https://www.youtube.com/watch?v=XafK1zX7EgA

Erreurs salvatrices, textes d’Heiner Müller, conception et musique de Wilfried Wendling, chorégraphie aérienne de Cécile Mont-Reynaud

Erreurs salvatrices, textes d’Heiner Müller, conception et musique de Wilfried Wendling, chorégraphie aérienne de Cécile Mont-Reynaud

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Christophe Raynaud de Lage

Ici, musique, théâtre et cirque se rencontrent sous la houlette de la Muse en circuit. Au centre du plateau, un dispositif circulaire en rideaux de fils concentriques. Sorte de cage aux parois mouvantes, fortement éclairée… Sur de grands écrans, défilent images de guerre, paysages urbains ou ruraux. Alentour, quelques niches et miroirs, une fontaine… autant de petits autels qui s’animeront sporadiquement… Nous  pénétrons dans cet environnement, libres de nous asseoir où bon nous semble, sur des tabourets en carton distribués à l’entrée, ou de circuler mais toujours enveloppés par un décor sonore vrombissant. Des mots surgissent de l’obscurité et, grimpé dans les filins, un acrobate (remplaçant au pied levé Cécile Mont-Reynaud) décrit des arabesques, comme s’il tissait de son corps ce matériau malléable. En écho, le récitant (Denis Lavant) sculpte les phrases d’Heiner Müller et Wilfried Wendling pilote à la console, debout parmi les spectateurs, musiques électroniques, images vidéo et lumières. Denis Lavant, surgit et disparaît aux quatre coins du plateau, funambule du verbe, en complicité avec le circassien sur sa « fileuse », un agrès inventé par Cécile Mont-Reynaud et Gilles Fer, combinant techniques de la corde et du tissu aérien.

Le compositeur, formé par Georges Aperghis, féru des nouvelles technologies et dans la lignée d’un Pierre Henry,  a fait de l’ordinateur, son instrument de musique et de création visuelle. Il improvise à partir de séquences sonores multi-sensorielles pré-enregistrées choisies, en interaction avec les déplacements aléatoires du danseur sur fil et du comédien. En phase avec ses partenaires musiciens, Denis Joubert et Thomas Mirgaine, il pilote aussi  lumières, éléments de décor et images vidéo, en fonction des textes livrés par bribes et variant à chaque séance : Héraklès II ou l’Hydre (1972), Paysage avec Argonautes (1982), Textes de rêve, Avis de décès (1975-76) et le mythique Paysage sous surveillance (1984). Wilfried Wendling y a puisé des poèmes, manifestes sur le théâtre, rêves d’enfant, réminiscences, révoltes … Denis Lavant les profère sauvagement ou laisse planer en boucle cette matière langagière véhiculant les éclats de mémoire et obsessions de l’auteur.

Erreurs salvatrices nous est livré en trois séries de cinquante minutes, dans le même dispositif mais aux couleurs différentes. Un voyage qui part de considérations philosophiques pour aboutir au plus intime de l’inconscient : le récit de rêve. Le premier module ( A) s’attache à des thèmes existentiels, avec des questions par salves : «  Pourquoi les arbres ont-ils l’air innocent, lorsqu’il n’y a pas de vent ? Pourquoi vivez-vous ? Pourquoi je pose des questions, Pourquoi je ne veux pas connaître la réponse ? Voulez-vous que je parle de moi ? Moi qui… De qui est-il question ? Quand il est question de moi. Qui est-ce moi ? Sous l’averse de fiente… » . Des aphorismes : « Lorsque le fumier croît, le coq est plus proche du ciel ». Des paysages : « Le nouveau clapier de fornication à chauffage urbain .» Des images récurrentes : « L’herbe, encore nous devrons l’arracher pour qu’elle reste verte à Auschwitz » … Des acteurs passent en cortège, peuplade dangereuse… Cette profération rageuse domine cette partition, pour finir en borborygmes.

Dans le deuxième programme (B), nous plongeons dans un univers plus enfantin et onirique mais toujours cruel : un jeu de cache-cache qui tourne mal…. Un « père requin » ou « un père mort-né » semblent souhaitables, comme «une mère baleine bleue». Des personnages mythiques apparaissent : Hamlet, le mal-compris «trébuchant de trou en trou», «Lautréamont mort à Paris en 1871, inconnu. » La mort rôde : «Je fume trop, je bois trop, je meurs trop lentement »…

Miroirs et vidéos démultiplient la présence scénique de l’acteur et du circassien, reflets fugaces saisis dans un univers vibratoire de sons et lumières. Magnifiquement servie par Denis Lavant au sommet de son art, cette écriture divagante, porteuse d’images ou de pensées macabres où l’auteur se dédouble en pages rageuses, guide la création d’une équipe artistique aguerrie. Nous sommes immergés dans la pensée créatrice, heurtée et heurtante d’un Heiner Müller travaillé par son temps mais aussi par les fantômes de l’Histoire et de son histoire personnelle. Il faut aller voir et écouter ce poème dramatique à la fois théâtral, sonore et visuel. Impressionnant….

Mireille Davidovici

Du 7 au 18 décembre, Théâtre de la Cité internationale, 21 boulevard Jourdan, Paris( XIV ème). T. : 01 85 53 53 85.

 

Le Refuge de Catherine Boskowitz, conception et réalisation d’Estelle Lesage et Catherine Boskowitz

Le Refuge de Catherine Boskowitz, conception et réalisation d’Estelle Lesage et Catherine Boskowitz

Le Refuge de Catherine Boskowitz, conception et réalisation d'Estelle Lesage et Catherine Boskowitz dans actualites fred-chapotat-300x200

© Fred Chapotat

Dans la continuité de son engagement sur la question migratoire, le thème de son précédent spectacle Le Pire n’est pas toujours certain, créé en 2019 au festival des Francophonies de Limoges (voir Le Théâtre du blog), la metteuse en scène a conçu une pièce pour appartement, à la demande de la Poudrerie de Sevran en Seine-Saint-Denis. Cette « Scène conventionnée  d’intérêt national Art en Territoire » a, pour priorité, selon ce label attribué par le ministère de la Culture, de créer des rencontres avec le public pour des créations participatives. A Sevran, on parle plus d’une centaine de langues et les profils sociologiques sont très variés...
La Poudrerie propose, entre autres, dans les quartiers et chez les habitants, des formes théâtrales gratuites. Des spectacles de plus grande envergure, aussi gratuits, sont joués notamment à la salle des fêtes municipale.

 Dans cet esprit, Catherine Boskowitz et Estelle Lesage, les interprètes, ont rencontré les résidents d’un foyer, de tout âge et de toute origine. Elles ont discuté avec eux, tout en sculptant des statuettes en terre… Et, pendant le confinement, la metteuse en scène a écrit un texte où elle mêle cette expérience à d’autres, vécues lors de ses nombreux séjours en Afrique, Moyen-Orient, Amérique du Sud…  Pour nous la conter, elle nous accueille dans l’appartement où les hôtes et leurs invités ont pris place dans les fauteuils et canapés du salon. Avec quelques accessoires, elle va nous jouer sa pièce sur les migrants. Dans une langue précise et concrète, elle évoque Beyrouth qu’elle a vue en guerre, sa peur aux check-points, la lassitude d’un ami libanais… Mais aussi l’explosion du port, les appartements dévastés… Et Moussa, plus loin, voit passer le nuage orange qui s’est formé au-dessus de Beyrouth. Chassé par le vent, il a atteint Vintimille en Italie à la frontière avec la France, où le jeune Africain se trouve en rade depuis des mois…

 Puis il est question d’un autre Moussa, qui, avec Nana, Béatrice et les autres, sont hébergés au foyer de Sevran… La metteuse en scène installe un décor de fortune : des figurines s’alignent, d’autres s’animent par écran interposé et représentent les personnages de ces sagas migratoires… Mais une spectatrice arrivée en retard, après l’avoir écoutée avec patience, la prend rudement à partie : de quel droit parle-t-elle de la vie de ces gens ? En quoi son théâtre leur est-il utile ? Ont-ils été payés, comme elle, pour qu’elle en fasse les personnages d’une fiction théâtrale ? Et sinon, que fait-elle pour eux ?

Cette personne mal élevée  s’avère être une migrante qui s’est trompée d’adresse… Mais bien vite, on décèle en cette provocatrice, une comédienne complice (Estelle Lesage). Ce quiproquo pose très clairement la question : sommes-nous capables, individuellement ou collectivement, d’accueillir dans nos vies, un « autre » qui ne nous ressemble pas et venant d’ailleurs? Et s’insinue alors l’embarras où nous nous trouvons, artistes ou spectateurs, face à cette actualité déchirante…

Ce coup de théâtre interrompt un récit bien huilé et partant de bons sentiments: Catherine Boskowitz témoigne ici de son propre trouble et nous le transmet, en posant la question de l’engagement à l’époque actuelle : le sien, celui des artistes et le nôtre. Cette pièce  de trois quart d’heure incite au débat et se prolonge souvent par des discussions animées. Elle interroge aussi le rôle du théâtre  et son efficacité face aux problèmes politiques et sociaux

«Au départ, dit la metteuse en scène, j’ai écrit un spectacle pour appartement, mais covid oblige! nous l’avons joué en mars et avril 2021 dans une salle  transformée en salon : gros canapés, fauteuils, lampes, chaises, etc… pour que le public s’y sente comme dans un appartement. Et cela a marché. » Après une vingtaine de représentations, Le Refuge cherche de nouveaux hébergeurs.

 Mireille Davidovici

 Spectacle vu le 10 décembre, à La Poudrerie, 6 avenue Robert Ballanger, Sevran (Seine-Saint-Denis). RER B : Sevran-Livry. 

 

 

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Encantado de Lia Rodrigues

Encantado de Lia Rodrigues

La vie n’est pas donnée mais s’attrape. Encantado que l’on pourrait traduire par « contagion », débute lentement. Des danseurs pénètrent sur la scène, nus dans l’ombre et déroulent un immense patchwork de tissus jaune, vert, rouge, aux motifs végétaux ou animaliers. La couleur chante la gloire de la vie qui attend qu’on la relance. Avec la couleur, rien ne peut s’instituer et les interprètes rampent, fouinent au sol, passent sous les tissus et se soulèvent enveloppés de drapés, en se chevauchant Autour de chacun, apparaissent de savantes combinaisons de morceaux de tissu qui font corps avec la couleur, et font aussi rythme.

©Sammi Landweer

©Sammi Landweer

Dans Encantado, Lia Rodrigues multiplie les contrepoints. Les morphologies variées des danseurs résonnent les unes avec les autres. Des postures étirées ou recroquevillées créent proximités et éloignements entre eux. Ce tableau vivant occupe toute la scène et ils ne cessent de s’affecter (s’infecter?) en proie à des déformations créatrices. Ils découvrent de nouvelles petites énergies et rencontrent ce qui les traverse. Tout un monde passe. « Ce sont, dit Lia Rodrigues, des bactéries, des plantes, des animaux. »  Et, de ces concentrations, naissent des assemblages nouveaux. Lia Rodrigues a connu Lygia Clark, une peintre brésilienne (1920-1988) pour qui l’art doit être concret et ici, en travaillant sur plusieurs niveaux de réalité, la chorégraphe fait se superposer tissus, postures basses et hautes, déhanchements… Cette œuvre se situe sur la ligne noire africaine brésilienne, en lisière de l’Amazonie. (voir les films sur le candomblé de Pierre-Edouard Verger (1902-1996), un photographe et anthropologue français qui vécut une grande partie de sa vie à Salvador, capitale de l’Etat de Bahia. La danse montre ici les puissances de l’Amazonie et des noces monstrueuses s’accomplissent…

«Les participations, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes, écrivaient dans Mille Plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari.  La propagation par épidémie, par contagion n’a rien à voir avec la filiation… La contagion met en jeu des termes hétérogènes : par exemple un homme, un animal, une bactérie, un virus, un micro-organisme… Nous savons qu’entre un homme et une femme, beaucoup d’êtres passent, qui viennent d’autres mondes, apportés par le vent. Une seule et même Furor. » Difficile de tenir la multiplicité et la vie, dans les rapports de forces qui se composent en nous. Difficile aussi d’être à la hauteur de ce qui nous arrive Dans Encantado, un crescendo s’impose et il y a un sélection avec un seul type d’énergie vaine. L’excès grandit et les interprètes descendent au sol, formant un seul groupe, une fausse collectivité comme on dit un «faux mouvement». Le champ horizontal des contrepoints, postures et enveloppes de tissu cède la place à une transcendance de l’excès. Les interprètes sont maintenant séparés de leurs tissus; malgré tout, cet incantado a bien eu lieu. A propos de Furia de Lia Rodrigues: «Le mouvement se perpétue sans trêve dans un fascinant continuum , écrivait déjà Nicolas Villodre, et les corps sont toujours en mutation, en transformation.»

Bernard Rémy

Spectacle vu le 8 décembre, à Chaillot-Théâtre national de la danse, 1 Place du Trocadéro, Paris (XVI ème).

 

 

 

 

 

 

Counting Stars with you (Musiques Femmes) chorégraphie de Maud Le Pladec, dramaturgie musicale de Maud Le Pladec et Tom Pauwels

Counting Stars with you (Musiques Femmes) , chorégraphie de Maud Le Pladec, dramaturgie musicale de Maud Le Pladec et Tom Pauwels

Counting Stars with you (Musiques Femmes) chorégraphie de Maud Le Pladec, dramaturgie musicale de Maud Le Pladec et Tom Pauwels  dans actualites alexandre-haefeli-300x206

© Alexandre Haefeli

Les musiques anciennes et modernes seraient-elles sexistes? Il y a peu de grandes cheffes d’orchestre, compositrices et solistes internationales…  La chorégraphe a voulu combler cette lacune. Fil rouge de la pièce:  faire entendre et voir, à travers des corps en mouvement, des œuvres au féminin, anciennes et contemporaines. Tom Pauwels, de l’ensemble Ictus, qui collabore souvent avec des compositrices et instrumentistes, a préparé avec Maud Le Pladec ce programme dont Chloé Thévenin a assuré les arrangements.

Quatre danseuses et deux danseurs, à la fois performeurs et chanteurs, investissent le plateau. Leurs voix se mêlent pour un chorus aux accents de blues américain, dans un « Thank you » adressé à la cantonade, puis des directives basiques pour exercices de respiration. La pièce, après une introduction plus chantée que chorégraphiée, sur les morceaux mystiques de Beautiful Chorus où les registres vocaux s’accordent sur des tonalités variées, va se poursuivre par une succession de tableaux mouvementés, au gré de musiques de plus en plus électriques. Maud Le Pladec ménage quelques répits avec un lent cérémonial sur un Stabat Mater dolorosa baroque ou un chant populaire a capella d’Italie transcrit par Giovanna Marini. La musique répétitive des années soixante-dix de Planningtorock, écrite par Janine Rostron, devenue Jam Rostron, fait place à celle, entêtante de Lucie Antunes, aux sonorités synthétiques d’Anna Caragnano et Donato Dozzy,aux, aux airs acidulés de Madame Gandhi, entre autres… Mais nous découvrons aussi les harmonies byzantines de Kassia de Constantinople, une poétesse et compositrice du IX ème siècle, l’une des plus anciennes musiciennes connues. Des morceaux électroniques abrupts ou ceux de la DJ Chloé entrainent des séquences de hip hop et autres krumps endiablés, et vont dominer la deuxième partie.

Les interprètes donnent de la voix en continu, en dansant avec un tonus sans faille et, au passage, un court et joli duo acrobatique. La juxtaposition de séquences, sans véritable structure dramaturgique, est dictée par une montée en puissance sonore et rythmique, avec quelques ruptures de tempo et de style. Cette pièce d’une heure paraît une peu décousue et nous discernons mal les caractéristiques d’une musique au féminin mais l’énergie communicative des interprètes adaptés à tout genre musical et qui ont une capacité vocale et corporelle remarquable, emportent notre adhésion. Et quand, à l‘avant-scène, face public Régis Badel, Chandra Grangean, Pere Jou, Andréa Moufounda, Aure et Solène Wachter entonnent le morceau final où les pulsations des basses se mêlent aux aigus des voix, les spectateurs sont prêts à les rejoindre pour participer à ce chaleureux Counting Stars with you (Musiques Femmes).

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 16 décembre, Chaillot-Centre National de la Danse, 1 Place du Trocadéro, Paris ( XVI ème). T. : 01 53 65 31 00.

Le 24 janvier, La Soufflerie, Rezé (Loire-Atlantique et le  26 janvier Festival Waterproof, Le Triangle & Opéra de Rennes (Ile-et-Vilaine).

Le 29 avril, L’Arsenal-Cité musicale de Metz  (Moselle)

En juillet , Festival Julidans, Amsterdam (Pays-Bas).

La foutue Bande, création collective de la compagnie 7 au soir, mise en scène d’Elsa Hourcade (à partir de quinze ans)

La foutue Bande, création collective de la compagnie 7 au soir, mise en scène d’Elsa Hourcade (à partir de quinze ans)

Nous vous avions parlé, il y a presque deux ans, de ce spectacle alors en préparation à la Scène nationale du Bassin minier du Pas-de-Calais, à Loos-en-Gohelle ouverte en 1998 et dirigée par Laurent Coutouly. Elle offre des spectacles de théâtre, arts de la rue, cirque, danse, spectacles jeune public et multimédias… Et l’ancienne salle des pendus, un vestiaire où les mineurs accrochaient leurs vêtements à un crochet au bout de la chaîne puis les faisaient monter au plafond, est devenue un grand espace scénique qui est avant tout un laboratoire où les artistes travaillent en résidence.

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Yvan Corbineau, comédien et metteur en scène y a donc préparé La Foutue Bande qu’il a écrit en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. pour Mamie rôtie en 2009, qu’il a ensuite monté et souvent joué (voir Le Théâtre du Blog). Le Bulldozer et l’Olivier, un conte musical, premier volet de La Foutue Bande illustre l’histoire récente de la Palestine sur le thème de la résistance et de l’attachement à la terre… Ici, la scénographie est bien entendu plus construite : de grands châssis en contre-plaqué de récupération et huit tables roulantes dont huit tablettes à roulettes avec ordinateurs, écrans, instruments de musique électronique ou non, évier où on épluche des légumes, un clin d’œil à la nécessaire trivialité des jours qui passent quand, malgré tout, il faut se nourrir. Et  aussi un gros magnétophone à bande, métaphore de celle de Gaza  (41 kms de long sur six à douze km de large, entourée par l’État d’Israël au Nord et par l’Egypte au Sud-Ouest. Avec deux millions d’habitants dont de nombreux réfugiés palestiniens. Quant aux 9. 000 habitants juifs, ils ont été évacués eux il y a seize ans et, comme la Cisjordanie, ce territoire est revendiqué par l’Autorité palestinienne qui la contrôle actuellement. Mais l’électricité est achetée à Israël… .

Ils sont sept sur le plateau: les acteurs et chanteurs Yvan Corbineau, Cécile CoustillacJudith Morisseau et Clémence Bucher (en alternance),  Jean-François Oliver (musique, claviers et oud)  Osloob, (musique, chant, rap et beatbox)pour interpréter cette seconde partie de La Foutue bande, sous-titrée De loin la Palestine. Yvan Corbineau sait de quoi il parle, après plusieurs fois en Israël, il parle avec intelligence de la Palestine, colonisée depuis le début du XX ème siècle mais aussi de la colonisation en général. «C’est l’histoire d’une bande qui manque d’air coincée entre le mur et la mer, dit-il, pour la parcourir ensemble, nous mettons en espace et en musique les fragments qui la composent : une tragédie de famille, les voix d’un peuple nié par son territoire, le récit d’un exil et de toute l’énergie qu’il faut pour entretenir le feu d’un pays vécu de loin. Le fatras des questions qui taraudent et des croyances, l’impossible traversée de celui qui voudrait aller d’un point à un autre, mais le territoire se dérobe, la terre résiste. »

Il y a chez Yvan Corbineau et Elsa Hourcade une attention portée à la scénographie comme élément essentiel du spectacle, pour mieux construire cette histoire imagée de cette Palestine qui focalise régulièrement l’attention du monde entier. Nous avons retrouvé ici les mêmes belles image comme entre autres, ce rectangle en papier calque éclairé  et fendu par des cutters invisibles dans un bruit infernal de déchirure, symbole visuel et sonore de la séparation entre des peuples obligés de cohabiter. Et une fois, ce papier complètement enlevé, apparaissent alors une autre belle image : les personnages chantent en chœur, accompagnés par le joueur de oud. Espoir d’une vie commune retrouvée ?

Une mère dit qu’elle n’en peut plus : « Nos toits-terrasses bien exposés avec le linge qui y sèche et les drones qui y rôdent. Ça nous tombe dessus comme ça et mieux vaut ne pas être en dessous… Par ici, un enfant perd bien vite une jambe, un bras, le sourire. Par ici, une femme perd bien vite un enfant, perd un mari, perd pied. Par ici, on n’a plus grand-chose à perdre. On fait des enfants, ça redonne le sourire car, petits, ils ne savent pas à quelle sauce ils seront mangés. » Et il y a un très beau moment où, avec lucidité et une certaine tristesse compréhensible, Osloob raconte calmement assis à sa table: “Je suis devenu musicien par hasard, j’aimais bien les vinyles, j’aimais bien le son, les cassettes, j’aimais bien tout ça, même si j’étais pas musicien. C’est venu avec mon grand-frère, il écoutait beaucoup de jazz, rap, rock et chansons palestiniennes. À la maison, il mettait tout le temps de la musique, n’importe quoi. Il a allumé le truc dans mon cerveau. J’ai commencé par écrire un peu des paroles, puis j’ai trouvé un logiciel pour faire du son sur ordinateur. Après, j’ai appris les notes. (…) Je suis Palestinien mais né au Liban, ça fait cinq ans que je suis en France, je suis musicien, je rappe et je chante un peu. J’ai étudié le chant religieux quand j’étais petit. Et maintenant, je mélange ça avec la musique de jazz, de rap, et quoi d’autre encore.. Je suis réfugié en France, j’ai demandé l’asile, y a quatre ans, ouais. Ma famille est partie de Palestine en 1948. Ils ont été en Irak d’abord, après en Jordanie, à la fin, au Liban. Ils étaient obligés de partir parce qu’ils étaient de Jaffa, et Jaffa c’était la première ville occupée par des milices sionistes. »

Un spectacle avec un bonne direction d’acteurs et une qualité des images sur le plateau ou de témoignages en vidéo, des textes en arabe surtitré et en français sur le thème de ce grave conflit qui ne cesse d’accabler les pays occidentaux qui ont pourtant contribué à le créer… La saveur poétique du texte d’Yvan Corbineau est toujours bien là et la grande précision de la mise en scène aussi Mais ce spectacle-performance avec texte, musique et objets -déjà un peu trop long- souffre d’un trop plein d’éléments scéniques, ce qui lui donne au début du moins un côté statique… Mais aussi embêtant, la remise en place permanente de tout cet appareillage électronique ou pas, casse le rythme, d’autant plus que la balance son-texte n’est pas toujours au point…  Bref, un classique: nous n’avons pas tout fait retrouvé les promesses du travail en cours vu à Loos-en-Gohelle… Toujours difficile de revoir une construction établie avec précision mais il faudrait que la metteuse en scène corrige cette trop intense circulation des châssis et éléments scéniques. Cela mettrait mieux en valeur texte et images et donnerait un meilleur rythme à cette création qui, à la fin, a tendance à se disperser … A suivre.

Philippe du Vignal

Spectacle vu le 10 décembre au Centre Culturel Jean Houdremont, 11 avenue du Général Leclerc, La Courneuve (Seine-Saint-Denis). T. : 01 49 92 61 61




La double Inconstance de Marivaux, mise en scène de Galin Stoev

La double Inconstance de Marivaux, mise en scène de Galin Stoev

 

Sans doute ces temps-ci, l’œuvre la plus jouée de Marivaux mais peut-être aussi la plus pessimiste. Le «bon» Prince doit épouser une de ses sujettes: une loi fondamentale du royaume… et jette son dévolu sur une jolie paysanne repérée quand il chassait incognito (du reste, elle aussi, l’avait repéré). Rien de plus simple : il la fait enlever, elle et son fiancé Arlequin, pour les amener (ce ne devrait pas être difficile avec ces petites gens, ces « espèces ») de les faire renoncer à leurs amours.

Elle épouserait donc le Prince et lui, cette fille: avec sous-entendu la dot qu’on lui donnera en compensation. Voilà le mot : on parle beaucoup d’amour mais il est ici question de calcul ou « raison », au sens premier du mot. Marivaux en profite pour se livrer à une solide critique du luxe et d’une surconsommation nourrie de vanité. À Trivelin qui s’étonne de son indifférence aux promesses du Prince, «Vous ignorez le prix, lui dit Arlequin, de ce que vous refusez.» (…) « C’est à cause de cela que je n’y perds rien ». « Il ne me faut qu’une chambre ; je n’aime point nourrir des fainéants et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi.» Pour lui, la «raison» a un tout autre sens: «Alerte, alerte, paresseux; laissez vos chevaux à tant de laboureurs qui n’en ont point ; cela nous fera du pain ; vous marcherez, et vous n’aurez plus les gouttes. »

© M. Liebig

© M. Liebig

La lucidité de l’homme du peuple est bien là et tout l’enjeu de la pièce sera de lui faire avaler  une  post-vérité, selon le mot du metteur en scène.Une fin heureuse? Sylvia épouse le Prince, ce joli chasseur qui justement avait attiré son regard et Arlequin se mariera avec Flaminia qui a tout fait pour cela mais on peut douter de ses sentiments… Trivelin et Lisette n’épouseront personne, tant pis pour eux! Cette Double inconstance aura été manigancée par  une Flaminia au double jeu: mi-dame de cour et mi-domestique, elles est aussi manipulée, sous la surveillance et avec la complicité de tous. Et la « raison » aura triomphé, détruisant comme un acide, principes et sentiments.

© M. Liebig

© M. Liebig

Galin Stoev a placé au centre du plateau, un grande panoptique, une rotonde en verre où les deux paysans seront observés comme des animaux de laboratoire. L’imposante scénographie d’Alban Ho Van reproduit l’architecture carcérale imaginée par Jérémy Bentham (Le Panoptique, 1780) et analysée juste deux siècles plus tard par Michel Foucault. Un dispositif permettant une surveillance à chaque instant, des prisonniers. De même, tout ce qui est dit, est enregistré et nous entendrons les tendres retrouvailles des amants rustiques grâce aux écoutes des valets, agents du Pouvoir. Nous assisterons à la dégradation, à la corruption des « innocents » par une Cour qui insinue son pouvoir au cœur de l’intime. Arlequin gardera, plus longtemps que Sylvia, une lucidité de classe…  mais elle lui sera de plus en plus inutile. Elle, faible femme et sensible aux coquetteries, sera assez vite minée par la vanité et tentée par le calcul. Ils seront devenus « raisonnables ».

Pour une actrice, le rôle n’est pas si flatteur : cela débute par la colère contre ses ravisseurs, continue par la tristesse de la séparation et l’irritation à entendre les flatteries perfides de Lisette qui se sent en faute pour avoir trahi son premier amour et sa propre morale… Après cela, que faire d’une fin heureuse ? Maud Gripon se tire bien de cette Sylvia, exposée en déshabillé, au jugement des unes et à la convoitise des autres, oubliant à la fin ses chaînes en soie et dentelles. Mélodie Richard sauve l’énigme de son personnage: Flaminia est-elle en danger et si, oui, lequel? Mensonge utile ou sincère, ou les deux? Vérité ou post-vérité ?

Galin Stoev laisse planer une certaine mélancolie liée à une bonne dose de cynisme. Jamais il n’essaye de nous donner pour le Prince (Aymeric Lecerf) les sentiments bienveillants de Sylvia . Ce trousseur de filles, capable d’en engrosser une au passage, est un libertin froid et négligent, occupé par la petite paysanne parce qu’elle le change de la Cour… Un caprice ! Derrière lui, à son service, un seigneur  (Jean-Christophe Quenon) présent pour la seule satire du décorum et des hiérarchies -et il n’y va pas de main morte-, une Lisette (Clémentine Verdier ce soir-là, en alternance) qui aurait bien visé le Prince, rongée par l’amertume et condamnée à ne plus savoir où est sa vérité. Et un Trivelin fidèle à son maître (Léo Bahon) qui retrouve dans la douleur, un sentiment oublié sous le poids d’une trop diligente obéissance. Et Arlequin ? Le théâtre italien fait de lui l’incarnation de l’homme du peuple au costume rapiécé (idéalisé ensuite en jolis losanges multicolores), toujours affamé -et c’est par là qu’il sera piégé- le visage brûlé par le travail aux champs. Thibaut Prigent tient les enjeux du personnage, en particulier ce sens des Droits qui ne le quitte pas même au cœur de la tentation… Au Prince qui lui demande Sylvia, il répond sans abuser de sa puissance, et avec dignité :  «Allez, vous êtes mon Prince et je vous aime bien mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose. » Bien dit, mais le comédien a tendance à bouler son texte. Ne pas confondre vitesse et énergie: quelques raccords seront nécessaires pour mieux équilibrer la voix des acteurs parfois difficiles à entendre dans cette grande salle.

Mais nous avons retrouvé ici la gravité de Marivaux et le sérieux de son propos. L’amour change, oui, on peut se le jurer éternel dans ses premiers moments, et puis … C’est juste un peu plus triste quand c’est cette société des vainqueurs, sans autre foi ni loi que la sienne, qui produit ce changement. Comme d’autres metteurs en scène avant lui, Galin Stoev fait planer un instant sur la pièce le fantôme de Sade, avec une petite danse libertine et grimaçante. Pas indispensable, un peu insistant, mais bon… Cela ajoute une goutte de noirceur dans ce spectacle très intéressant, parfois drôle mais…  pas bien gai.

Christine Friedel

Jusqu’au 24 décembre, Théâtre de la Porte Saint-Martin, 18 boulevard Saint-Martin, Paris (X ème). T. : 01 42 08 00 32.

 

 

 

 

 

Simone Veil, Les combats d’une effrontée d’après Une vie de Simone Veil, adaptation de Cristiana Reali et Antoine Mory, mise en scène de Pauline Susini

Simone Veil, Les combats d’une effrontée d’après Une Vie de Simone Veil, adaptation de Cristiana Reali et Antoine Mory, mise en scène de Pauline Susini 

Après une longue vie émaillée des pires souffrances mais aussi éclairée par une belle vie familiale et une réussite exemplaire en politique, Simone Veil avec son mari Antoine, est entrée au Panthéon le mois dernier. Sur le grand plateau du Théâtre Antoine, une table basse où est assise Simone Veil (Cristiana Reali) et à une petite table, une jeune universitaire (Pauline Susini) spécialiste du parcours de cette femme exceptionnelle, parle d’elle eà une émission de radio. Bon, pourquoi pas? Naît alors une sorte de dialogue entre ces femmes dont l’une pourrait être la fille de l’autre, avec une évocation d’abord son enfance à Nice dans une famille juive puis son arrestation et déportation à Drancy et enfin à Auschwitz, avec sa mère qui y mourra du typhus, et l’une de ses sœurs.
Dans son livre, elle dit toute l’horreur de la guerre qu’elle éprouve déjà sans savoir encore -elle n’a pas vingt ans- ce qu’elle va subir « C’est en tout cas ce que je ressentais. J’ai un souvenir précis de l’effroi que j’ai éprouvé en voyant quelques actualités cinématographiques, consacrées du reste, non pas à l’Allemagne mais à la guerre d’Espagne et à la situation en Chine. J’avais une peur terrible de la guerre, une sorte d’intuition, précoce et exacerbée. Vision prémonitoire des futurs périls ? C’est ce que prétendait ma sœur Milou, qui me l’a souvent rappelé par la suite : «C’est toi qui étais à la fois la plus inquiète et la plus lucide sur la situation. Tu étais la seule à pressentir ce qui allait arriver. »
Après Auschwitz, retour inespéré en France où elle fait des études de droit, puis se marie avec Antoine, brillant jeune énarque et vit avec lui et leurs fils en Allemagne où il était en poste. Puis elle travaille à l’Administration pénitentiaire où elle fit tout pour rendre plus supportables les conditions d’emprisonnement plus que lamentables dans les années soixante-dix. «Et je suis entrée à l’administration pénitentiaire, espérant alors pouvoir faire quelque chose pour les condamnés ou anciens condamnés, victimes de leur passé, de leur milieu et de leur misère. Je suis allée beaucoup en prison, je veux dire dans les prisons, et je découvre pour la plupart du temps des prisons qui sont dans un état épouvantable, sur-occupées. »

Puis Jacques Chirac, premier ministre sous Valéry Giscard d’Estaing, lui propose alors d’être ministre de la Santé. Elle se battra alors avec force et ténacité pour réussir à faire voter, et avec succès ! cette fameuse loi sur la normalisation de l’avortement. Contre une bonne partie des députés-mâles de l’époque qui ne lui ménagèrent pas mépris et insultes. Elle devint -on l’oublie souvent- députée au Parlement européen puis sa présidente, la première femme élue à cette haute fonction. Elle entre ensuite au Conseil Constitutionnel et témoigna très souvent de ce qu’elle avait vécu à Auschwitz… Avec le souci de transmettre un monde meilleur aux futures générations, celles de ses enfants et petits-enfants, que celui où elle avait grandi. Bref, une voix exceptionnelle d’une femme du XX ème siècle unanimement respectée et connue dans le monde entier.

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Et sur le grand plateau? Une mise en scène pas vraiment réussie avec, sur des châssis en fond de scène, des projections vidéo non figuratives et des fumigènes de temps à autre! Et une direction d’actrices assez floue: les comédiennes sont souvent assises face public, ce qui donne un côté statique au spectacle qui manque singulièrement de rythme. Cristiana Reali qui ressemble à Simone Veil, a heureusement une très bonne diction pour faire passer ce récit de vie mais quelle curieuse idée d’introduire des extraits des discours ou interventions en voix off de Simone Veil. Bref, il a manqué ici une véritable dramaturgie pour que ce récit en une heure quinze, arrive à décoller et prenne toute son ampleur.
L’évocation précédente avec une seule actrice sur la vie de Simone Veil dans une mise en scène simple et rigoureuse d’Arnaud Aubert au théâtre de Lisieux était plus convaincante. Enfin, que cela ne vous empêche pas d’aller voir ce court spectacle qui a été très applaudi par un public d’une âge certain -les tarifs étant inaccessibles aux jeunes et c’est vraiment dommage : orchestre et balcon à 41 et 30 €, à un autre balcon à 20 € et les places les moins chères étant à 16 €!

Philippe du Vignal

Théâtre Antoine, 14 boulevard de Strasbourg, Paris (X ème). T. :01 42 06 77 71.

 Une Vie de Simone Veil est publié aux éditions Stock.

En attendant Friot de Cyril Hériard Dubreuil, mise en scène de l’auteur et de Jean-Paul Rouvrais

En attendant Friot texte de Cyril Hériard Dubreuil, à partir de conférences de Bernard Friot, Gaspard Koenig, Yaron Brook, Milton Friedman et Warren Mosler, mise en scène de l’auteur et de Jean-Paul Rouvrais

Un théâtre politique. Depuis le metteur en scène allemand Erwin Piscator (1893-1966), ce type de spectacle a connu des fortunes et formes diverses… Sur le plateau, Cyril Hériard Dubreuil, Jean-Paul Rouvrais et Sylvain Martin. Un pièce d’utopie sur une alternative sérieuse au capitalisme (la seule ?) fondée sur un projet de Bernard Friot, chercheur en sociologie et économie. Il propose qu’à chaque Français d’au moins dix-huit ans, soit accordé un salaire à vie, donc sans rapport avec un emploi. Sur scène, Bernard Friot, un contradicteur défenseur du capitalisme, un gilet jaune et un candide à la culture politique nulle. Une confrontation avec des scènes à la fois comiques et didactiques : entre autres, un poste de travail en régime capitaliste : des billets sur un tabouret… Comment le salarié va perdre son salaire, en perdant son poste.

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Au contraire, si ce salaire est rattaché à la personne et aux compétences acquises, elle le conservera toute sa vie, quel que soit son poste de travail. C’est le «déjà là» des fonctionnaires ou celui de la Sécurité Sociale, un domaine que connait bien Bernard Friot. Le spectacle est truffé de nombreux gags et jeux de scène… Et la participation du public, discrète mais efficace. Pour les contradicteurs de Bernard Friot, ce projet n’est pas viable : « Personne ne voudra plus travailler. » Mais à la question : « Si vous avez un salaire à vie, que faites-vous ? » , les spectateurs répondent quasiment tous : «Je travaille. » Avec ce spectacle, Cyril Hériard Dubreuil veut faire de l’éducation populaire et il y réussit.

René Gaudy

Jusqu’au 14 décembre, Théâtre Le Colombier, 20 rue Marie-Anne Colombier, Bagnolet (Seine-Saint-Denis). T. : 01 43 60 72 81.

Et du 16 mars au 2 avril, au 100ecs, établissement culturel solidaire, 100, rue de Charenton, Paris (XII ème). T. : 01 46 28 80 94.

Et au Colombier, le 11 décembre à 18 h, lecture-mise en espace d’Airport~Zealotry, texte inédit de Cyril Hériard Dubreuil, une famille se retrouve coincée dans le sas de sécurité d’un aéroport international. Mais le système automatique qui gère l’aéroport, à force de mises à jour et d’évolutions technologiques, est devenu autonome dans ses décisions. Et l’algorithme a pris depuis peu une décision majeure : trier les êtres humains qui passent par l’aéroport…

 

 

 

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