Colère noire, textes de Gabriel Dufay d’après Brigitte Fontaine, mise en scène et jeu de Gabriel Dufay

Colère noire, textes de Gabriel Dufay d’après Antonio, Colère noire et Rien de Brigitte Fontaine, mise en scène et jeu de  Gabriel Dufay

Non pas poétesse mais poète: le mot peut bien être épicène, sans enjolivures. Idem pour prophète, le féminin prophétesse renvoyant trop à l’Antiquité… On connait la chanteuse Brigitte Fontaine, inclassable et incontournable, solide au fil du temps, malgré sa fragilité apparente.  Nous oserions dire : chansons à texte – et comment! -, rock pur et dur ? Il faut l’avoir entendue et l’avoir vue piétiner la scène avec rage: un beau mot bref qui la définit bien. Il faut aussi la lire : pas moins de vingt-huit publications aux titres robustes et décalés… Chroniques du Bonheur (1975, éditions des Femmes), Madelon, alchimie et prêt-à-porter (1980, Seghers), L’Inconciliabule, Attends-moi sous l’obélisque, Portrait de l’artiste en déshabillé de soie… Cherchons et nous les trouverons peut-être encore, ces livres précieux.

© Patrick Berger

© Patrick Berger

Gabriel Dufay a choisi Rien et Colère noire publié aux Belles Lettres-Archimbaud en 2006 et en a fait un grand spectacle. Avec de magnifiques images vidéo de Vladimir Vatsev: forêt affolée par le vent, barres d’immeubles sous une pluie de cendres, feux et flammes. La scénographie de Margot Nessi est robuste : urbaine par ci, rurale par là… Et il y a deux violoncellistes: Paul Colomb et Michèle Pierre (en alternance avec Alice Picaud), et l’éditeur Michel Archimbaud qui passe: faute de pouvoir voler le feu, il joue avec rage de l’extincteur, prophétise, anathématise, en arpentant la scène: «Ce n’est pas Dieu qui a créé le monde, c’est toi, et toi, et toi ! » Ou «La poésie n’a pas de contraire, elle va tout droit.»… Et tant d’autres.

Il a une façon de faire théâtre et aussi l’obsession d’une «place» pour Brigitte Fontaine, reine désorientée. Où sont l’extérieur et l’intérieur, d’où sort la voix, et qu’est-ce qui est de côté. Questions fondamentales pour savoir où l’on met les pieds. L’acteur-metteur en scène éprouve une joie manifeste à se donner à ces mots rageurs et définitifs, à ces slogans orgueilleux -c’est la moindre de choses- et binaires. Il règne. Que manque-t-il pour arriver au trouble que sait créer Brigitte Fontaine ? Sans doute la fragilité, la faille.
Mais nous nous disons que c’est à prendre ou à laisser. Trop d’images, trop d’actions, trop de trop ? C’est le choix de Gabriel Dufay et le risque pris par tout auteur publié: l’hommage à son écriture, l’amour de ses textes appartiennent à celui qui s’en empare. Pour donner envie à d’autres et aux spectateurs de s’en emparer à son tour, d’aller voir plus loin, comme lui, du côté de cette infatigable poète.Alors pourquoi pas ?

Christine Friedel

Les Plateaux Sauvages, rue des Plâtrières, Paris (XX ème), jusqu’au 11 décembre.

 


Archive pour décembre, 2021

Rencontre avec Zatanna

Rencontre avec Zatanna

© Sylvia Marinai

© Sylvia Marinai

Un parcours atypique pour la seule femme transgenre magicienne et mentaliste professionnelle en France. Après quinze ans de carrière, quand elle était encore un homme en Australie, sous le nom de Jean-Luc, The Cool Conjurer,  Zatanna «existe » depuis 2014. Elle veut que son parcours soit connu pour faire évoluer les mentalités ,et pour la reconnaissance et l’inclusion de la communauté LGBT+ dans la société, dans les arts du spectacle et la magie en particulier. Comme beaucoup d’enfants, elle avait reçu en cadeau une boîte de magie à treize ans, mais après un mois, elle était restée sous son lit. En 1997, devenue G.O (Gentil Organisateur) au club Méditerrannée  à l’Alpe-d’Huez, Jean-Luc (à l’époque) a eu un accident de ski, avec rupture totale du tendon d’Achille.

«Et, dit-elle, lors de la rééducation, je travaillais dans un night-club près de Londres et son videur faisait un peu de magie et mentalisme: il m’a refilé le virus et m’a, entre autres, fait découvrir Davenport Magic Shop. Je suis devenue accro et j’ai alors commencé à acheter un jeu radio et un jeu invisible mais je me suis vite lassée et j’ai acheté des livres comme Mark Wilson’s course in Magic, Stars of Magic) et de retour en France, les cassettes de Bernard Bilis et Michael Ammar.
J’ai aussi été sportive de haut niveau, après avoir travaillé au club Med, avec les équipes de ski nautique de France et d’Australie. J’ai été championne dans ces deux pays et participé à trois championnats du monde (deux fois avec la France et une fois avec l’Australie). Et j’ai remporté une médaille de bronze. 

-Vous êtes, je crois, autodidacte…

Oui, comme je travaillais dix mois de l’année au club Med, je n’avais pas l’occasion de rejoindre un club de magie donc j’ai appris beaucoup par les livres et vidéos de Dai Vernon, Fred Kaps, Slydini, Dani Da Ortiz et pour le mentalisme, ceux de Darren Brown, Max Maven, T.A Waters, Annemann et Corinda. Parmi  les artistes que j’ai vus sur scène à mes débuts, m’ont influencé des gens comme Tommy Wonder, Jeff McBride, Tina Lennert… Quand je passais à à Nice ou à Paris, j’allais voir Jean-Pierre Vallarino qui m’a aidé. Et s’il y avait des conférences comme celles de Michael Vincent, Juan Tamariz chez Guy Lore, j’y allais, comme dans les boutiques de Carlos Cardoso et d’Henry Mayol. A bord du club Med 2, un superbe bateau de croisière ou j’étais G.O. pendant un an entre Sydney et Tahiti, le chef des sports était magicien. Et j’ai eu la chance de travailler avec Jean-Pierre Garnier et Obie O’Brien. J’ai été aussi influencé par mon travail au théâtre, à la télé et au cinéma.  Comme par les cours d’art dramatique qui ont façonné mes spectacles. Et dans la chanson, Liza Minnelli, Sammy Davis Junior et Johnny pour leur présence et leur contact avec le public. Et des écrivains ou peintres surréalistes, dont André Breton, Jean Cocteau, René Magritte, Salvador Dali. Mais aussi  Pablo Picasso…

Du côté réalisateurs de cinéma: Charlie Chaplin, Orson Welles et surtout Alfred Hitchcock. Il m’a beaucoup influencé quand j’ai construit mes routines et moments de suspense… J’ai même fait un spectacle sur lui d’une heure trente : La Magie était presque parfaite. Au club Med, j’ai pu pratiquer à la fois le close-up et la scène avec un public différent chaque semaine. Une excellente école ! Je suis devenue professionnelle à plein temps quand j’habitais en Australie en 2007. Comme j’adore écrire des histoires, je créais au moins un nouveau spectacle d’une heure trente environ par an. Avant de commencer la magie, j’avais eu une formation d’art dramatique au Cours Simon à Paris et à l’Actor’s Studio avec John Strasberg… En fait, j’ai toujours aimé la scène et le théâtre et suis passionnée par le cinéma… Cela se ressent dans mes spectacles mais je travaille aussi en close-up et sur scène pour des événementiels et soirées privées, parfois aussi en E.H.P.A.D.  En Australie, je faisais de la grande illusion mais quand je suis rentrée en France en 2019, j’ai vendu mon matériel et fais maintenant beaucoup plus de  mentalisme en scène.
Je suis aussi très attirée par la magie dite  «bizarre», et théâtrale. J’aime bien les histoires avec un début, une fin et un fil conducteur. En close-up, j’essaie même de créer un mini-théâtre autour de ma présentation. Et la magie dite « nouvelle », j’aime surtout Yann Frisch ! Et cela fait aussi du bien de voir de plus en plus de magiciennes à la télé et dans les spectacles. Que cela continue! Par ailleurs je pense que la culture artistique, scientifique, économico-politique… est essentielle dans l’approche de notre art: cela nous aide à raconter une histoire intéressante aux spectateurs en ancrant une émotion familière dans le numéro présenté.

-Si vous étiez débutante, qu’aimeriez-vous recevoir comme conseils?

- Bonne question… Lancez-vous, essayez, acceptez tout et profitez de chaque occasion pour tester vos numéros. Mais auparavant, écrivez, répétez, filmez-vous et répétez encore! « Practice make perfect » dit-on en anglais. Trouvez une présentation car la technique ne fait pas tout. Lisez l’histoire de la magie: elle fait aussi partie de la culture générale. N’hésitez pas à choisir des numéros classiques ou anciens, et à les moderniser.

- Et quand vous ne travaillez pas, j’imagine que vous avez aussi plein d’activités ?

- Je fais des photos, je cuisine et, comme tout le monde, je vais au théâtre ou au cinéma. Mais je lis aussi beaucoup et m’intéresse aux arts plastiques.

Sébastien Bazou

Interview réalisée le 23 novembre à Dijon (Côte-d’Or).
https://www.zatanna.fr/

 

 

Festival Kalypso Les Autres, chorégraphie de Kader Attou

Festival Kalypso

Les Autres, chorégraphie de Kader Attou

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Les Autres © Julie Cherki

 

Pleins feux sur le hip hop en cette fin d’année avec ce festival dirigé par Mourad Merzouki. Soit cinquante spectacles dans trente-et-une villes d’Île-de-France. Une dizaine de créations comme Zéphyr de Mourad Merzouki, Les Ombres d’Antoinette Gomis, Pulse de François Lamargot, Any Way de Sandrine Lescourant. Mais aussi Les Autres de Kader Attou, son dernier spectacle avant de quitter le Centre Chorégraphique de La Rochelle qu’il dirige depuis 2009. Le livre de Rosita Boisseau et Laurent Philippe, Danser hip hop**, sort opportunément pour saluer ce courant en plein essor qui renouvelle les pratiques et les publics de la danse contemporaine.

Les Autres, de par son titre, renvoie à l’altérité en mélangeant les styles et les disciplines artistiques.  Une musique intemporelle accompagne l’arrivée dans la brume d’une jeune femme, suivie d’ombres masculines. Des présences évanescentes, happées par l’obscurité, apparaissent et réapparaissent derrière des colonnes mobiles qui se déplaceront au gré des tableaux. Dans un jeu de cache-cache entre quatre danseurs et deux danseuses et en connivence avec les musiciens présents sur scène. 

«L’idée de la pièce est née de ma rencontre avec des musiciens atypiques, dit Kader Attou. » Loup Barrow, à l’orgue de cristal Baschet (inventée en 1952 les frères Baschet) caresse avec ses doigts mouillés le clavier de cinquante deux tiges de verre pour en tirer des sons étranges, graves ou stridents. En accord avec Grégoire Blanc, l’un des rares interprètes du thérémine, un des premiers appareils électroniques, inventé par le Russe Léon Thérémin (1896-1933). Cet instrument se joue en promenant ses mains à l’intérieur d’un champ magnétique créé par deux antennes plantées sur un boîtier qui émet des vibratos inouïs.  Des percussions et une scie musicale viennent ici compléter cet arsenal, au service des compositions aériennes et fluides de Camille Duchemin. Ces sonorités insolites ont inspiré au chorégraphe des figures étranges où la danse est porteuse d’images incongrues et de rêveries. Loin du radicalisme gestuel et de la folle énergie d’Allegria (2019) ou d’Opus 14 (2015) (voir Le Théâtre du Blog).

 Dans la scénographie en mouvement perpétuel d’Olivier Borne, derrière, devant, dessus ou dans ces grandes colonnes grises, parfois un peu encombrantes, les interprètes se livrent à des courses-poursuites. Capucine Goust et Ioulia Plotnikova, légères dans leurs robes virevoltantes, rompues aux codes d’une danse néo- classique ou plus contemporaine, s’esquivent devant Wilfried Ebongue, Sébastien Vela-Lopez, Erwan Godard et Kader Attou, à la gestuelle teintée de hip hop. Avec, parfois, des figures acrobatiques ou des duos et trios, eux, plus convenus… De zones d’ombre et de lumière, émergent des images surréalistes: un homme sans tête, des femmes à tête d’abat-jour… Les musiciens eux-mêmes, à vue ou derrière un tulle, participent à cette fantasmagorie, en faisant corps avec leur instrument:  Grégoire Blanc du haut de ses presque deux mètres et Loup Barrow aux commandes de son impressionnant dispositif à pavillon.

Cette pièce baroque pour danseurs et musiciens d’une heure dix, tranche avec l’esthétique habituelle du hip-hop et emprunte ici des voies narratives, en s’attardant sur des images poétiques. Dans cette recherche, Kader Attou prend ici la liberté de mêler les styles et d’aller vers une théâtralité affirmée…  En quittant le C.C.N. de La Rochelle, le chorégraphe va réactiver sa compagnie Accrorap, créée autrefois avec Mourad Merzouki.  « Je suis en train de m’implanter dans la région de Toulon, Cannes, Istres, dit-il, pour construire un pôle itinérant de création chorégraphique. Ce pôle permettra des rencontres avec des artistes multiculturels, danseurs, musiciens, poètes, conteurs,(…) pour raconter la Méditerranée avec ses splendeurs et ses souffrances. » A suivre…

Mireille Davidovici

Spectacle vu le 3 décembre aux Gémeaux, Sceaux (Hauts-de-Seine) dans le cadre du festival Kalypso, jusqu’au au 31 décembre.

Les 3 et 4 février, La Coursive, La Rochelle ( Charente-Maritime).
Les 29 et 30 mars, Théâtre de Grasse (Alpes-Maritimes)
Le 5 avril, Théâtre de Chartres.
Les 12 et 13 mai Scène nationale de Chateauvallon (Var); le 20 mai, Théâtre Durance, Château-Arnoux (Alpes-de Haute-Provence).
Du 9 au 11 juin La Villette Paris (XIX ème).

**Danser hip hop de Rosita Boisseau et Laurent Philippe est publié  chez Scala Editions Nouvelles.

 

Abysse de Jón Atli Jónasson, traduction de Raka Asgeirsdottir et Claire Béchet, mise en scène de Raka Asgeirsdottir

Abysse de Jón Atli Jónasson, traduction de Raka Asgeirsdottir et Claire Béchet, mise en scène de Raka Asgeirsdottir

ABYSSE PHOTOSHOOT - IMG_5543 - 27 septembre 2021

© cie Asgeir

   Qui dit Islande, dit mers boréales, récits de marins et naufrages… Ici, l’aventure d’un pêcheur est transfigurée par  une écriture simple et poétique. Le 11 mars 1984, le chalutier MS Hellisey coule corps et biens en pleine tempête au large des côtes islandaises. Un seul rescapé : Guðlaugur Friðþjófsson qui réussit à nager pendant des heures dans l’eau glaciale pour regagner la terre ferme. Son témoignage défraya la chronique et inspira à Jón Atli Jónasson un monologue où le quotidien d’un être frustre prend des allures d’épopée… Abysse a connu une belle carrière depuis sa création au Théâtre de Reykjavik en 2009. Couronné par le prix Gríman (le Molière islandais), ce texte a été mis en scène un peu partout en Europe. Le cinéaste Baltasar Kormákur s’en est inspiré ainsi que du fait divers pour réaliser Survivre (2012)

     Sur l’écran en fond de scène, vogue un chalutier contre vents et marées. Charles Van de Vyver, aussitôt entré en   scène, impose une présence charnelle à son personnage. Il nous transmet la saveur des mots simples où il évoque     son quotidien. Nous le suivons au petit matin dans les ruelles venteuses du port et nous nous embarquons avec lui sur le chalutierL’auteur fait revivre autour de lui l’équipage: café, cigarettes, bavardages et silences, mais aussi la fatigue… Puis le récit bascule dans le cauchemar,  un combat s’engage entre l’homme et les éléments mais un oiseau le guidera vers des horizons apaisés.

La réalisation dépouillée et la sobre direction d’acteurs de Raka Asgeirsdottir donnent toute sa place à un texte dense dont l’auteur, à la fois dramaturge, scénariste et romancier, est l’un des fondateurs du Mind Group, une association européenne de théâtre expérimental. La metteuse en scène, qui est traductrice, a contribué à la découverte de nombreuses pièces islandaises en France, en organisant des festivals de lecture comme L’Islande côté théâtre à l’ancien T.E.P.en 2004 et Islande, terre de théâtre au Théâtre 13/Seine il y a deux ans.

Mireille Davidovici

 Spectacle vu le 4 décembre à Anis Gras-Le Lieu de l’Autre, 55 avenue Laplace, Arcueil (Val-de-Marne).

Du 5 janvier au 16 mars (les mercredis) à La Flèche-Théâtre, Paris (XI ème.)

 Les Enfants de Dimmuvík, le premier roman de Jón Atli Jonassón est paru aux éditions Noir sur blanc.

 

 

Kamuyot d’Ohad Naharin par le Ballet de l’Opéra national du Rhin

Kamuyot / Ohad Naharin /  Ballet de l’opéra national du Rhin  / Batsheva

© Agathe Poupeney

Kamuyot, d’Ohad Naharin par le Ballet de l’Opéra national du Rhin

Cette pièce, créée pour le Batsheva-Young Ensemble en 2003, entre au répertoire du Ballet de cet Opéra. Un spectacle festif pour tout public, en particulier scolaire. Assis sur les gradins disposés des quatre côtés d’un immense tapis de danse blanc, les enfants voient surgir avec surprise des jeunes gens qui étaient disséminés parmi eux. On les prendrait pour des écoliers avec, pour les garçons, des pantalons en tissu écossais, et jupettes de même matière pour les filles. Quatorze interprètes vont envahir l’espace pour danser sur des musiques allant du rock des années soixante, aux rythmes des années quatre-vingt, avec un détour par Ludwig van Beethoven.

Chacun a créé son solo, en fonction de sa personnalité, en improvisant sa gestuelle propre. Souvent drôle. Et les enfants ne se privent pas de rire. Le soliste va être rejoint par ses camarades, appliqués à reprendre ses mouvements, aussi insolites soient-ils, dans un ensemble à géométrie variable. Puis chacun retourne sagement s’asseoir, avant qu’un ou une autre propose sa propre grammaire corporelle. Et le public sera invité à entrer dans la danse. Mais sans aucune débandade. Les enfants, même très jeunes, osent imiter les artistes et libérer leurs mouvements, tout en restant dans le cadre imposé et en respectant la règle du jeu. Aucun débordement dans cette construction débridée.  Chaque spectateur se sent autorisé à venir sur scène et la pièce se termine, après trois quarts d’heures, par un grand bal populaire où s’égayent enfants, parents et enseignants.

Ohad Naharin veut mettre la danse à portée de tous et nous retrouvons dans cette œuvre, inspirée de ses pièces Mamootot et de Moshe, la fluidité du style gaga. Développé par ce chorégraphe israélien, c’est un peu la marque de fabrique de la Batsheva depuis qu’il la dirige (1990). Avec une grammaire fondée sur la liberté des mouvements guidés par la musique. « J’enseigne, dit-il, le plaisir de l’asymétrie». Le film de Tomer Heyman Mr Gaga sur les pas d’Ohad Naharin (2015) retrace son parcours. Gaga est un langage à part entière, une danse jouissive aux postures inhabituelles, où il faut surtout prendre conscience de la place de son corps dans l’espace et le mettre au service du mouvement.

« Les enfants comprennent très vite le cadre mais se sentent libres à l’intérieur », dit Bruno Bouché, directeur artistique du Ballet de l’Opéra national du Rhin, qui a programmé cette pièce conjointement avec Benoît André, directeur de la Filature de Mulhouse et aussi de sa Scène nationale. Kamuyot a été conçu pour être joué hors les murs, dans les gymnases et salles des fêtes de quartier, pour rencontrer le public israëlien qui ne pouvait se déplacer en raison des attentats. Cette reprise de Kamuyot est la première collaboration entre le Ballet et la Scène nationale de Mulhouse, pourtant hébergés sous le même toit. L’édifice, inauguré en 1993, abrite sous sa coque d’acier et de verre une médiathèque, l’Orchestre national du Rhin, le Ballet de l’Opéra du Rhin et la Scène nationale. Pas toujours facile de partager le même équipement! Benoit André chapeaute l’ensemble et, loin de se limiter à être une «syndic de copropriété », il entend mettre à profit les synergies possibles entre ces partenaires pour mêler les équipes, diversifier les publics et diffuser les arts vivants là où ils ne sont jamais représentés.  

Dans la foulée, les directeurs du Ballet de l’Opéra et de la Scène Nationale ont mis en place un ambitieux programme réunissant de grands Ballets européens. Mulhouse, proche de la Suisse et de l’Allemagne, est en effet la ville rêvée pour des projets transfrontaliers. Ont répondu présents: les Ballets de Lorraine à Nancy, du Capitole à Toulouse, les Ballets des Opéras nationaux du Rhin, de Bordeaux, Paris, Lyon, Marseille (La Horde), le Malandain Ballet à Biarritz, le Ballet Preljocaj, le Hessisches Staatballett et le Ballett Theater de Bâle.

Trois soirées pour découvrir les esthétiques de ces troupes: du néoclassique, au plus contemporain… Une façon aussi pour elles, de confronter et renouveler leurs répertoires. « En France, nous sommes les parents pauvres en cette matière, dit Bruno Bouché. Nous avons peu de livrets et il faudrait que la danse s’ouvre sur un répertoire plus vaste. Dans les Opéras, la musique domine et peu de chorégraphes en sont nommés directeurs. » Une table ronde, le 22 janvier, permettra d’en débattre… À suivre.

Mireille Davidovici

Spectacle vu le 30 novembre à la Filature, 20 allée Nathan Katz, Mulhouse (Haut-Rhin).
Les 9 et 10 décembre, Gymnase du Collège Molière, Colmar.

Les 11 et 12 janvier  Gymnase Maurice Schoenacker, Mulhouse : le 14 janvier,  Gymnase de la Caserne Drouot; le 18 janvier, Complexe sportif de la Doller, Strasbourg ( Bas-Rhin).

Du 16 au 23 juin, Centre socio-culturel de la Meinau ; Ballets européens du XXIe siècle les 23,26 et 29 janvier à La Filature.

 

Chère Chambre, texte et mise en scène Pauline Haudepin

Chère Chambre, texte et mise en scène Pauline Haudepin

 

Entrer dans l’âge adulte? Abandonner sa chambre, quitter subitement sa famille aimante et aimée, rien de plus normal à vingt ans !Au commencement, le public observe cette « chère chambre » où il n’y a personne… Un papier peint romantique, avec grosses fleurs bleues et roses pastel sur les murs. Suspendu au mur un chemisier en liberty, des photos, une chevreuil naturalisé, tout droit sorti de contes pour enfants, ou du Moyen-Age une radio-cassettes…

©Jean-Louis Fernandez

©Jean-Louis Fernandez

Soudain, en bas de la porte, une petite masse noire, indescriptible et bizarroïde,  comme un amas de longs cheveux, ou  une araignée qui se redresse légèrement en reculant, pousse la porte et disparaît ! Pour un temps seulement ! Bruits de circulation et voix lointaines… Chimène, jeune fille de dix-huit/vingt ans entre en scène et va tout droit dans sa chambre. Il lui faut passer dans ce lieu une dernière fois pour saluer à jamais sa «chère chambre » ! Elle s’installe à sa table encombrée, saisit son dictaphone : « Chère chambre! (…) C’est la dernière fois que j’écris entre tes quatre murs et pour la première fois depuis dix-huit ans, ils n’auront personne sur qui veiller.» Paroles qu’elle inscrira dans son Journal intime

Au début du spectacle, la chambre, placée en bord scène, crée un lien de proximité  avec nous. Comme pour mieux incarner son caractère intime, son souffle et placer le public dans le secret et le désir de Chimène avant son départ, fatal.  Une scénographie d’une belle poésie et en complicité étonnante avec l’âme du texte, sa respiration et sa profondeur, renforce la qualité de la mise en scène. Pauline Haudepin a eu la finesse d’utiliser cette scénographie pour rendre visible les espaces inarticulés enfouis dans le texte. « La chambre », un confident muet, à mesure que progresse l’intrigue, va s’élargir, se déconstruire et s’éloigner, comme pour signifier un changement d’espace existentiel. Le monde de Chimène et de son entourage -exceptée Theraphosa Blondi (formidable Jean-Gabriel Manolis), magique et troublante, tout à la fois araignée et créature fascinante, androgyne- son amoureuse Domino (Dea Liane, d’une forte présence et d’une émouvante sincérité) vont se métamorphoser mentalement. À partir d’une situation sensible mais banale : le départ d’un enfant à l’âge adulte, de la maison familiale, Pauline Haudepin crée un univers surprenant. Le nom de l’héroïne : Chimène Chimère, à la beauté diaphane et au tempérament entier, ouvre notre imaginaire avec théâtralité: « Cette nuit, je sors je sors du roman familial, je sors tout court. Exit ». En quittant le cocon de la maison parentale, elle nous invite à la suivre sur le chemin qu’elle a dessiné, peu à peu au cours de son enfance, son adolescence.

 Idéal et douceur montrent bien comment souvent les situations évoluent l’air de rien, au sein des différents contextes dramatiques. Le départ et la rupture sans conflit de Chimène avec son milieu, trouve son sens et son combat avec ces mots. Défendre un idéal, objectif utopique peut-être… mais qui se révèle être source de force et capable d’actes les plus fous ! : Chimène s’adresse ainsi à Domino, son amoureuse : « J’ai couché avec un homme. » Domino : « Non »  (…) Chimène : » Un homme malade ».(…)  Domino : « Non » (…) Domino : «Et tu savais ? » Chimène : « Oui ». 

Ce voyage onirique, fantastique par certains côtés a des touches de comédie. Le jeu de Sabine Haudepin est une merveille d’intelligence dans son rôle de mère et d’épouse ! Et nous avons un vrai plaisir à sentir l’aisance et la subtilité de cette belle comédienne.    Autre force du spectacle, et non des moindres, la découverte d’un texte  théâtral atypique. Pauline Haudepin a tissé sa pièce à l’aide d’une diversité de registres d’écritures théâtrales, la personnalité et la vie de Chimène Chimère ne sont pas loin de celles d’une héroïne tragique actuelle. La pièce ouvre un espace kaléidoscopique, à la fois sombre et féérique, sur le monde et ses bouleversantes rencontres! Le public découvre, dans une atmosphère tout à la fois grave et comique, insolite, , avec enthousiasme, une vision de notre contemporanéité. Les thèmes : l’amour, le désir, la mort et l’injustice sont traités sans détour, loin des sentiers battus et vibrants d’une poésie aux accents parfois mystiques ou d’ une drôlerie inhabituelle.

Le public, toutes générations confondues, est touché par le monde de Chimène Chimère. Ce spectacle porté par un texte singulier et d’un romantisme moderne, sensuel, à la fois lumineux et obscur, pourrait être reçu comme la mise en scène d’un geste et de sa décomposition à l’identique de celle de la lumière. Un geste complice et signifiant, à l’image de la jeunesse de 2021 et de toujours. Et un geste de la liberté, coûte que coûte !  À la fin de la pièce, Chimène a disparu -subrepticement-, Domino est seule : « Je ne sais plus marcher Tout ce qui me tenait debout tout a  disparu. Peut-être qu’il vaut mieux se taire.  Y a-t-il ici quelqu’un pour me prendre dans ses bras ? Je cherche ici quelqu’un qui me prenne dans ses bras ». Un spectacle d’une profonde force théâtrale et un bel hommage à l’imaginaire et à l’amour ! 

 Elisabeth Naud 

 Jusqu’au 5 décembre au Théâtre National de Strasbourg, 1 avenue de la Marseillaise, Strasbourg ( Bas-Rhin). Tl : 03 88 24 88 00.

Théâtre de la Cité Internationale, Paris (XIV) du 17 au 29 janvier.

Hommage, adieu à Philippe Adrien

Hommage, adieu à Philippe Adrien

 

© Mila Savic

© Mila Savic

 Hommages, adieux ou plutôt retrouvailles avec celui qui a quitté ce monde le 15 septembre dernier. La maladie l’en avait écarté depuis quelques années. Les acteurs et artistes qui ont travaillé avec lui au Théâtre de la Tempête, comme ses amis et anciens élèves du Conservatoire National  se sont rassemblés dimanche dans ce même théâtre. Témoins, amis… On parle facilement de famille  au théâtre mais, ce soir-là, nous en avons vu une vraie avec différentes générations… Et la mémoire heureuse d’une troupe.

C’est beau d’entendre ces comédiens à la voix ferme et posée, dire avec toute la délicatesse du cœur, ce qu’était le travail avec Philippe Adrien. Comme Pierre-Alain Chapuis, Scali Delpeyrat, Annie Mercier, Gildas Milin et Dominique Boissel, le pilier, le dramaturge ferme et exigeant, l’alter ego si différent. Ils ont eu de vraies et belles paroles.

Et Philippe Adrien?  « Philippe a dit rien » pour les élèves du Conservatoire National qui rappellent avec reconnaissance sa façon de les jeter dans le bain. Ils découvraient qu’il fallait nager et que cela demandait un effort! Il y a aussi les frères comme Jean-Claude Fall, metteur en scène, Gérard Didier, scénographe, Hervé Dubourjal avec Les  Rencontres de la Cartoucherie : Jean-Daniel Magnin, auteur, Ahmed Madani, auteur et metteur en scène…
Et les sœurs: Laura Kofler, Mylène Bonnet, Pauline Bureau. Lisette Malidor, meneuse de revue réincarnée au théâtre, nouvelle Joséphine Baker, était là, dans sa splendeur, en effigie. Une drôle de famille recomposée autour d’un homme au sourire de bon élève qui a toujours fait confiance aux rêves et à la puissance de l’inconscient.
Le metteur en scène aux quelques cent spectacles (on ne compte plus) a toujours penché vers un «art du désordre » qui le mena vers des auteurs irrévérencieux: Alfred Jarry, Witold Gombrowicz, Cami,
Stanisław Ignacy Witkiewicz ou Copi… Sans oublier Molière et Paul Claudel qui, eux aussi, ont quelque chose de fou. De l’Atelier de Recherche et de Réalisation Théâtrale, qui fut bientôt installé à La Tempête (après Le Théâtre des Quartiers d’Ivry), il faut retenir ces mots : recherche et réalisation.

Inventer, trouver, toujours pour et avec un public. En cela, avec constamment au moins une création par an, sans compter les tournées, en particulier en Afrique où il aimait tant écouter les musiciens et les comédiens, Philippe Adrien a fait du Théâtre de la Tempête, un grand Centre Dramatique, sans trop de cahier des charges. Et il a saisi la chance de participer à une période exceptionnelle de l’histoire du théâtre en France. Et s’il a travaillé avec des acteurs handicapés dont Bruno Netter, pour Des Aveugles, adapté du roman d’Hervé Guibert et Le Malade imaginaire de Molière, c’est sans aucune injonction au politiquement correct et au travail sur la différence, mais avec une curiosité fraternelle. D’autres temps….Ont  compté ce soir-là, la chaleur et l’amour entre la salle et la scène avec un unique micro et une brume artificielle, propre aux évocations. Chacun d’entre nous s’est senti accompagné par cette troupe solide et fluctuante qui a fait le metteur en scène. Des images et fragments d’archives nous évoquaient soudain un spectacle entier que nous avions vu puis oublié. La mémoire du théâtre est là, sauvegardée par les photographes et vidéastes, vivante tant qu’il y aura des vivants en qui ces images résonneront. Ensuite elles deviendront archives dont on peut espérer qu’elles seront inspirantes. Quoi, on faisait cela, dans les années soixante dix-quatre-vingt du vingtième siècle ?

À Clément Poirée qui l’a fidèlement secondé, Philippe Adrien a transmis la direction du ce Théâtre, il revenait d’ouvrir la soirée et à Pierre Lefebvre, son fils (le nom d’Adrien était un masque), de la clore avec le sourire… que n’ont pas arrêté quelques larmes dans le public. Mais le héros du jour, facétieux, amateur de jeux de l’inconscient et d’humour noir, ne nous en voudra pas. Il avouait lui-même avoir une généreuse tendance aux larmes…

Christine Friedel

 

J’ai saigné, de Blaise Cendrars, mise en scène de Jean-Christophe Cochard et Jean-Yves Ruf

J’ai saigné, de Blaise Cendrars, mise en scène de Jean-Christophe Cochard et Jean-Yves Ruf

 

1915, en Champagne. L’engagé volontaire doit tenir sur la ligne de feu et ce feu lui arrachera la main. Le soldat Frédéric-Louis Sauser qui s’est donné le nom de Blaise Cendrars -il a déjà publié Pâques à New York et La Prose du transsibérien. Assommé de douleur, il est évacué dans les pires conditions, au hasard des erreurs d’aiguillage mais jamais les brancardiers n’égareront la fiche attachée à sa cheville, dans l’hospice des religieuses à Châlons-sur-Marne.

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Le poète a perdu sa main qui écrivait mais a gardé intact le talent du récit. Et ce que rend le spectacle, dans un dispositif très simple de Jean-Christophe Cochard et Jean-Yves Ruf: un lit d’hôpital vide suggère à lui tout seul le mouvement perpétuel des transferts, des morts, des réquisitions, du transit. A qui est destiné ce lit? Le poète manchot, lui, donne son récit debout ou, à un moment, assis sur une chaise…

Pour Jean-Yves Ruf, ce sera le texte et rien que le texte. En explorant son potentiel d’oralité, il en souligne la qualité d’écriture. Concise, linéaire, au plus juste, sans commentaires ni explications : un enchaînement absurde de faits où la banalité se heurte aux vertiges les plus extrêmes de la vie et de la mort. D’où naissent des effets comiques inattendus : le rire naît du « trop  » : trop d’obstacles à un sauvetage qui aura lieu pourtant, trop de retardements pour une mort qui arrivera quand même…

Alors, nous ne rions plus. Le sommet du pire est évoqué sobrement, jusqu’au moment où un mot manque pour décrire tant d’horreurs et alors le poète en trouve cent qui bouillonnent autour de ce trou. Il y a l’histoire du petit berger basque transpercé par soixante-douze éclats d’obus, crucifié par une médecin gradé sûr de lui et interventionniste, celle du géant trépané redevenu enfant Mais aussi celle de la religieuse et de l’infirmière major volontaire qui viennent chercher en lui, le poète Blaise Cendrars qui sait raconter les histoires, le ressort pour aider les autres et pour le faire aller lui-même vers la guérison. Un mot impossible à entendre jusqu’au jour de la révélation : oui, c’est possible.

Jean-Yves Ruf retient sa voix, prend peu d’air, comme s’il fallait ménager, longtemps après le temps même de l’écriture, les corps souffrants des petits soldats en agonie. Il tient le public en haleine. Présence massive et discrète, manche vide, voix à peine tremblée, obstinée à la recherche du dire vrai.  Il suffirait de lire chez soi le texte imprimé ? Non, il faut un comédien pour raconter vraiment cette histoire de corps mutilés par la guerre, puisqu’il s’agit de cela : s’il y a de l’infini en l’homme, c’est l’infini de la douleur. Au-delà du supportable, sur la frontière entre la vie et la mort, de quel côté va-t-on glisser ?

On peut se demander ce qu’il y a dans la chaleur des applaudissements. Pas un salut à l’exploit, même s’il y a de l’exploit dans cette tenue constante du «dire » et cette sobriété ne fléchit pas. Aucun spectaculaire : toutes les images se sont formées dans notre imagination et nous les avons reçues dans le secret. Ces applaudissements sont sans doute un remerciement pour avoir été touché au plus profond et au plus vrai de ses émotions.

Christine Friedel

Jusqu’au 11 décembre, Les Plateaux Sauvages, 5, rue des Plâtrières (Paris XX ème). T. : 01 83 75 55 70.

 

Ce Silence entre nous de Mihaela Michailov, traduction d’Alexandra Lazarescou, mise en scène de Mathieu Roy

Ce Silence entre nous de Mihaela Michailov, traduction d’Alexandra Lazarescou, mise en scène de Mathieu Roy

ce silence

© Christophe Raynaud de Lage

« Ta mère a dit un jour : Sois une bonne fille Sois une bonne épouse Sois une bonne mère/ Pieuse/Patiente/Dévouée/Et tu as été Une bonne fille Une bonne épouse Une bonne mère/ Pieuse/ Patiente/ Dévouée … » De mères en filles, dans ou hors la sphère familiale, quels sont les rôles assignés aux femmes ? Comment se transmettent amour, violence, résignation ou révolte enfouis derrière les murs des maisons … A celles qu’on entend peu, jusqu’à la Vierge Marie, l’autrice roumaine donne la parole : en sept monologues, elle brise la chaîne des silences, dévoile des intimités. Paroles âcres ou tendres, que se partagent trois comédiennes, en français et en roumain, avec traduction simultanée vivement menée. Ysanis Padonou, Iris Parizot et Katia Pascariu arrivent sur le plateau avec, dans leurs valises, un décor. Elles vont en emboîter les montants pour construire des châssis et y tendre les toiles peintes colorées de Bruce Clarke. Avec des gros plans de visages et corps expressifs sur fonds brouillés où l’on peut lire quelques graffitis. Une scénographie nomade et évolutive :les actrices déploient une cabane, un cachot ou un retable, en fonction des situations.

Les récits de vie, comme autant de facettes de la condition maternelle, s’entrechoquent et se répondent, épanouissement mais aussi douleur de l’accouchement, avortement clandestin, échec de l’amour filial, viol, violence… Des histoires de femmes qui résonnent entre elles, pour réaliser un destin collectif marqué par le poids des traditions, du patriarcat, de la religion. Et qui laissent entrevoir une possible émancipation… entre autres avec le «non» de celle qui refuse d’être réduite à une matrice. Ces questions de transmission, aliénation et émancipation, Mihaela Michailov les décline en portraits d’un  féminisme un peu volontariste, avec des mots simples mais qui cognent. En version originale et en traduction, les comédiennes s’emparent de ce texte et jouent constamment sur l’alternance des deux langues, sans que la traduction ne pèse. Les sonorités latines et slaves du roumain s’entrelacent avec le phrasé plus calme de la langue française et dans une belle harmonie.

 Mathieu Roy a passé commande de ce texte à l’autrice roumaine et a réparti les monologues de Tăcera dintre noi, devenu Ce Silence entre nous, en un crescendo solidement architecturé. La scénographie, à géométrie variable, joue sur les opacités de toiles tendues. Manuel Desfeux a confié aux actrices le soin de manipuler des éclairages de fortune, qu’il a conçus indépendants d’une régie, pour délimiter des zones d’ombre et lumière. Un dispositif scénique qui peut s’adapter à tout lieu… En vue d’une belle tournée, que nous souhaitons à la compagnie du Veilleur.

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 12 décembre, Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta, Paris ( XX ème). T. : 01 42 55 55 50.

Le 22 janvier, Centre Culturel Franco-Nigérien, Niamey (Niger).

 

Festival européen de Paris/Corps en mouvement, Beau geste, un film de Rachel Bénitah

Festival européen de Paris/Corps en mouvement

Beau geste, un film de Rachel Bénitah

La réalisatrice de La dernière Marche, un hommage à Walter Benjamin (2006), a aussi tourné Vivante le jour, un portrait de l’écrivaine Marie Depussé avec des malades mentaux dans sa cabane de réunion à la clinique de Cour-Cheverny (Loir-et-Cher) dite clinique de la Borde, un établissement psychiatrique fondée en 1953 par le docteur Jean Oury. La vie surprend et rompt le cours de choses. Du fond du corps, dans l’infiniment petit, surgit alors un « accident », une maladie. Comment y faire face? Rachel Bénitah a créé une collectivité après le cancer du sein qu’il l’a frappée. Et elle a gardé les traces de tous les soutiens amicaux qu’elle a reçus. La réalisatrice a alors proposé à chacun de les incarner, en rendant ces signes visibles, par des gestes ou mouvements de leur choix.  Des personnes se jettent à l’eau et pour une seule fois. Ici, des gestes simples mais sans début ni fin, apparaissent puis disparaissent aussi vite. Ils sont à eux-mêmes leur propre surgissement et leur propre flamme : sauts, tournoiements d’une petite fille l’été, marches, sauts de cabris sur la mousse, appui d’un coude sur un rocher, salut de la main, roulades au sol, pliage d’une serviette… Des gestes d’adultes, d’enfants ou animaux d’une variété belle en soi mais insaisissable.

 

©Rachel Bénitah

©Rachel Bénitah (capture d’écran)

La « solitude » de ces gens s’élargit et ils contractent un lieu, des sols, matériaux et lumières : pierre, bois, mousse, herbes, fleurs, terre, mer, ombres, coucher de soleil. Chaque gestuelle : être debout, assis ou avoir le corps ouvert ou replié, rythme sans violence le film et correspond à un fragment de territoire. Une œuvre, excellemment montée par Michael Henrokay-Delaunay. Dans un espace singulier, la lumière des corps, en frôlant l’espace, crée un « air » de cinéma, en passant de la maladie à la santé. Ce film se développe donc par contraction et éclosion simultanées. « Comme le remarquait Franz Kafka dans Les Aphorismes de Zûrau (1917-1918) : «Comprendre cette chose : le sol qui te porte, ne peut être plus grand que les deux pieds qui s’y posent. »

Ici, ces gestes n’imitent rien, ne représentent rien et une seule chose les articule: l’insistance à vivre, comme si Rachel Bénitah avait réussi à passer le relais. Sa maladie a donc fini par céder… « L’esprit n’est pas libre tant qu’il n’a pas lâché prise. », notait aussi Franz Kafka dans ce même livre. Le poète Joë Bousquet, grièvement blessé à vingt et un ans à la guerre de 14-18, qui restera paralysé et alité le reste de sa vie à Carcassonne où il meurt en 1950, écrit dans Les Capitales «qu’il faut être digne de ce qui nous arrive et trouver dans sa blessure, une force vitale qui consume toute forme de ressentiment. » 

On ne peut en vouloir à la vie, quand survient la maladie. Ou on s’enfonce, ou on sursaute.  La noyade charnelle ne se limite pas à un état et provoque une manière de penser. Et le ressentiment qui se loge alors dans la chair, opère un horrible travail de décomposition de la vie toute entière. Mais chaque instant du film prend de vitesse les germes négatifs et, à la multiplicité de la maladie, répond l’action collective et individuelle. Dans Beau Geste, les individus choisissent souvent des mouvements anormaux et ce faisant, s’approchent du  « gestus» brechtien. Mais avec une différence: ils ne se détachent pas de la parole (la fameuse « distanciation ») mais s’éloignent de leurs gestes habituels. Comme s’ils se se dédoublaient et cela devient chez eux une expérience vitale… Un lumineux visage de femme tissée d’ombre et de lumière précède en gros plan la série de ces gestes. En ouverture à une succession d’apparitions et sursauts dans un espace singulier. Ce visage peu à peu devient incorporel, de par sa discrète neutralité. Il dédouble la maladie située au fond de la chair et les yeux s’abaissent et se relèvent. « Deviens l’homme de ton malheur, apprends à en incarner la perfection et l’éclat. » , disait encore Joë Bousquet, un matin de 1940.

 Bernard Rémy

Ce film de vingt minutes, en noir et blanc et couleurs, (2020) a été présenté au cours d’une Carte blanche à la productrice Gaëlle Jones, le 28 novembre au cinéma Le Balzac, Paris (VIII ème). 

 

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