Maîtres anciens de Thomas Bernhard, traduction de Gilberte Lambrichs, mise en scène et adaptation de Gerold Schumann

Maîtres anciens de Thomas Bernhard, traduction de Gilberte Lambrichs, mise en scène et adaptation de Gerold Schumann

Visuel 2 ©PascaleStih

© Pascale Stih

Dans les lumières crues de Philippe Lacombe, François Clavier s’empare avec maestria du texte caustique de l’auteur autrichien,  adapté d’un roman de 1985. Il incarne Reger, un célèbre musicologue habitué depuis longtemps à fréquenter le Musée d’art ancien à Vienne. Tous les deux jours, il s’assied sur une banquette devant L’Homme à la barbe blanche du Tintoret, sous le regard du vieux gardien dont il dit pis que pendre… Là-même où il a rencontré sa compagne, l’amour de sa vie. Depuis qu’elle est morte, en proie à la solitude, il ne renonce pas à ces visites qui, manière de survie, lui donnent prétexte à vitupérer son pays, son époque, la politique, l’art et ses contemporains et à voir la mort venir, face au portrait du vieillard.

Tout pour lui est matière à critique, jusqu’aux maîtres anciens de la galerie : « Tous ces tableaux me sont insupportables, ils sont affreux. Pour pouvoir les supporter, je cherche en chacun d’eux un défaut. J’ai toujours trouvé l’échec de son créateur. Cela me rend heureux. » Il s’en prend aussi à Beethoven et autres grands de la musique, sans épargner artistes, philosophes et écrivains… En fond sonore, un quatuor à cordes égrène discrètement une pièce de Fanny Mendelssohn enregistrée en répétition et une voix off commente les faits et gestes de Reger.  Alter ego de l’auteur qui, lui aussi, vient de perdre sa femme quand il écrit Maîtres anciens. Sous-jacent, le deuil de l’être aimé infuse le texte, et, entre vindictes, ruminations et critiques, nous sentons sourdre chez François Clavier, une émotion sans que jamais il s’y complaise.

Le metteur en scène allemand, installé en France depuis 1992, s’est déjà frotté à Thomas Bernhard avec Minetti, portrait de l’artiste en vieil homme,  qui valut, en 2009, à Serge Merlin, dans le rôle-titre, le prix du meilleur acteur attribué par le syndicat de la critique.  Dans la partition minutieuse que Gerold Schumann a établie, il y a derrière le ressassement, la répétition obsessionnelle, un rapport paradoxal avec l’héritage de ces «maîtres anciens» que Reger honnit: «Les soi-disant grands maîtres sont des enthousiastes de l’hypocrisie qui ont fait des courbettes et se sont vendus à l’Etat catholique, qui ont toujours trouvé leurs sujets au ciel et en enfer, mais jamais sur terre. » Il y revient pourtant depuis plus de trente ans, comme il revient vers les hommes, malgré sa répugnance: «Je déteste les hommes, mais ils sont en même temps, mon unique raison de vivre.»

François Clavier, immobile pendant plus d’une heure, joue avec une profonde humanité, de cette ironie propre à Thomas Bernard: « Celui qui ne sait pas rire, ne doit pas être pris au sérieux ! » dit Reger. Et nous rions, nous sourions aux traits acérés et à cet humour particulier qui n’a rien perdu de son mordant. Le public jubile aux saillies de Reger contre l’Etat: « Nous sommes gouvernés par un gouvernement hypocrite et menteur et grossier, un gouvernement le plus bête qu’on puisse imaginer. » Ou contre l’art : «L’art se tourne toujours vers les Puissants. Il n’y a rien de plus répugnant que le pouvoir peint. Peinture de pouvoir, rien d’autre! » Un texte qu’on réentend ou qu’on découvre avec plaisir. ..

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 29 janvier, Les Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs Paris (Ier). T. 01 42 36 00 50.

Le roman est publié aux éditions Gallimard.

 


Archive pour 7 janvier, 2022

Les Couleurs de l’air, écriture et mise en scène d’Igor Mendjisky

Les Couleurs de l’air, écriture et mise en scène d’Igor Mendjisky

 

© Lionel Nakache

© Lionel Nakache

Cela commence par une évocation de la mort du père. Le metteur en scène a perdu le sien il y a quelques années. Toute la famille réunie devant le notaire, découvre que ce bon artiste peintre était aussi un bel escroc qui soutirait de grosses sommes d’argent. «J’ai toujours su, dit Igor Mendjinski, que les affaires de mon père n’étaient pas claires. Enfant, j’ai toujours trouvé cela étrange de savoir qu’il fallait dire au téléphone à certaines personnes que mon père n’était pas là, c’était presque devenu un jeu. » Le continent sur lequel j’ai accosté était un mensonge sidérant, un feu d’artifice de mensonges… » 

Et il y a d’abord une belle scène où les frères et sœurs ouvrent les lettres de condoléances: « « C’est avec une immense tristesse que la maison du caviar a appris le décès de Samuel Jeminsky. Toutes nos pensées vont vers vous dans ce moment douloureux. Nous garderons de Samuel son éternel sourire. » Ils ont joint une boîte dit l’un d’eux . « Chère Madame, sachez que nous avons toujours eu beaucoup de considération à l’égard de l’artiste qu’était votre époux. Samuel Jeminsky a su tout au long de sa carrière sublimer la diversité remarquable des peintures à l’huile Rembrandt. Toutes nos condoléances à vous et votre famille ». « La maison Rolls-Royce moto cars Monaco a été très émue d’apprendre le décès de monsieur Samuel Jeminsky. Nous sommes dévastés par cette terrible nouvelle et nous vous envoyons tout notre soutien ». Il leur a acheté combien de voitures pour qu’ils soient dévastés comme ça demande lun deux ? . « Chère Madame, Je viens d’apprendre la terrible nouvelle. Samuel était quelqu’un que j’appréciais énormément : son enthousiasme, ses histoires et sa peinture m’ont apporté beaucoup de joie de vivre. Je ne pourrai être présent aux obsèques mais mes pensées seront auprès de vous. » Elton John. Mais personne n’est dupe : « Ce qui les intéresse c’est l’argent de papa et c’est de savoir s’il nous en reste pour continuer à nous le faire cracher ! » Même si la mère semble ne pas bien comprendre la situation. « Et lpassif porté à notre connaissance, dit le notaire, dépasse largement l’actif ; celui ci se compose de nombreuses dettes pour un montant déjà estimé à 566.000 €. En notre qualité de conseil, nous ne pouvons que vous inciter à renoncer à la succession. »Mais on a retrouvé 50.000 € en liquide dans la maison… Une autre source de conflits !
Et cerise sur le gâteau funèbre, un certain Ziyad réclame six cent mille euros qu’il aurait prêté à Samuel, lequel ne lui aurait jamais rendus. Et Nacari, un autre soi-disant créancier réclame plusieurs dessins de Picasso: il aurait avancé à Samuel cinq cent mille euros pour en effectuer l’achat. Réclamation supplémentaire: un Seurat, un Soutine, trois Picasso, un Signac, un Renoir, une sculpture de Matisse et un dessin de Cézanne. N’en jetez plus, si tout est vrai, cet escroc était vraiment doué!

Un tableau de Claude Monet serait aussi là mais on n’est pas sûr de son propriétaire… Bref, les toiles de maîtres, objets de convoitises familiales et de marchandages douteux, sont souvent discrètement exfiltrés vers l’étranger pour y être revendus tout aussi discrètement. D’autres créanciers réclament eux aussi des toiles de Modigliani, soi-disant enfermées dans des coffres à l’étranger mais… inexistants. Et ils vont bien entendu devoir refuser l’héritage… C’est le point de départ pour un « biopic » à gros budget comme on dit, qu’Ilia, un réalisateur, double d’Igor Mendjinsky lui-même depuis devenu père, va entreprendre sur ce père mythomane, à partir de documents familiaux et de cassettes audio où il racontait sa vie d’escroc, mais aussi de résistant. 

Le metteur en scène a ensuite fait faire des improvisations aux acteurs et avec sa dramaturge Charlotte Farcet, il a construit une sorte de fable sur la paternité, mais aussi sur la notion d’héritage avec son lot de surprises… Ce thème, puisque à cette occasion, les cartes famililales sont rebattues, a toujours été à la base de nombreuses pièces dont, entre autres, Les Aventures de Zelinda et Lindoro récemment montées par Muriel Mayette-Holtz, Le Legs (actuellement mis en scène par Cécile Garcia-Fogel au Théâtre des Amandiers-Nanterre) et L’Héritier de village  de Marivaux, Le Légataire universelde Jean-François Regnard. Et de films comme Les Grandes Gueules de Roberto Enrico ou L’Extravagant Mr Deeds du grand Frank Capra  avec Gary Cooper, ou plus hexagonal comme  L’Oncle Charles d’Etienne Chatilliez ou encore Le Trou normand  de Jean Boyer avec Bourvil, L’Heure d’été d’Olivier Assayas (1988): là aussi il s’agit de l’œuvre d’un tonton peintre décédé. L’héritage avec son lot de surprises mais aussi avec tout le passé d’une famille revient en boomerang dans le présent des vivants. Tous les notaires savent cela par cœur… Ici beaucoup d’argent mais «en négatif» ! pour les héritiers. 

Et dans cette mise en abyme aux airs brechtiens avec ce tournage de film subtilement réalisé Igor Mendjisk reste discret et n’abuse pas de la manie actuelle chez les metteurs en scène de très gros plans du visage des acteurs sur le plateau… Et au fil des scènes; il y a nombre de personnages un peu comme chez Tchekhov, comme entre autres la famille : Macha, Olga, Ada, Hortense, Michael mais aussi le notaire, le chef-opérateur, le Producteur, un médecin. Et belle trouvaille, le Père qui revient fantôme bien vivant (excellent Jean-Paul Wenzel). Comme on est sur un plateau de tournage, le metteur en scène s’autorise des flash-back comme un tournage à Cagnes-sur-mer en 1959, avec Samuel jeune qui a inventé « une machine qui pourrait à la fois imprimer du texte sur papier mais aussi du texte sur photo, peintures et dessins. » Et à Moscou, Ilia reçoit un appel à propos de son père . « Il a demandé de vous contacter trois ans jour pour jour après son décès pour vous informer que le contenu du coffre 240529 devait vous être remis. » Contenu : trente-six dessins d’un petit garçon qui écoute à une porte.

Réalité ? Fiction ? Le metteur en scène navigue avec grâce et habileté. Théâtre ou tournage d’un film Igor Mendjinsky sait faire. Léquipe technique installe le matériel pour tourner la séquence suivante avec Ilia derrière la caméra. Et ensuite une scène de couple entre Ilia et Juliette. Et enfin Ilia tue son père mais Samuel lui répond: « Comment veux-tu tuer un fantôme, Ilia, dis-moi ? » Puis il ya plus comique une histoire de vente de tableaux par Ilia à une richissime Américaine. » Mais coup du sort : on estime qu’il n’est plus en mesure de porter le film et on a contacté un autre réalisateur à qui on a donné les rushs, il va les visionner pendant les trois jours de trêve et prendre ton relais dès la semaine prochaine. Il y a également un scénariste qui travaille depuis ce matin à trouver un moyen pour faire disparaître le personnage d’Ilia qui va rencontrer le samouraï Miyamoto Musachi, né en 1584, calligraphe, peintre reconnu, philosophe et le plus célèbre escrimeur de l’histoire de son pays. Puis l’histoire prend un tour nettement surréaliste. Ensuite, la femme d’Ilia ne peut accoucher dans la clinique car Ilia est endetté, alors que, dit-il, il a refusé l’héritage il ya plus de neuf mois…

©Lionel Nakache

©Lionel Nakache

Ilia se trouve dans le tableau de son père. On entend au loin une musique jazz. Et il ya un beau monologue où Ilia semble enfin se délivrer. « Tu sais, j’ai longtemps parlé de ce que je raconte en disant « je prépare un spectacle sur la mort de mon père », et à force de le dire, de l’écrire j’en suis même venu à écouter parler les gens de cette manière : « alors, où en est ce spectacle sur la mort de ton père ? », « ce n’est pas trop difficile d’écrire sur la mort de ton père ? », mais peut être qu’au bout du compte, peut-être qu’au bout du conte ce n’est pas de ta mort dont il s’agit. Il s’agit de la mienne, de la mort du fils que j’ai été et que je ne suis . »plus, il s’agit de la petite mort qui est venue s’inscrire en moi le jour de la tienne. « Tu entends la musique ? », « Oui, j’entends », « je vais frapper, mais nous pourrons continuer à parler jusqu’à la fin, est ce que ça te va ? », « Je vois le silence et la lumière, la mort et la vie, je vois les enroulements incompréhensibles du temps, je vois mon père, ma mère, je vois ta mère, je vous vois vous, et je me vois moi vous regarder, vous parler, vous bercer. (…) Toutes les voix, toutes les histoires, tous les sourires, tous les mensonges, tout l’amour, toutes les aspirations, toutes les convoitises, toutes les souffrances, tous les plaisirs, toute la peinture, toutes les couleurs, tout le bien, tout le mal, si bien et mal il y a, tout cela ensemble c’est le monde papa ! Le monde ou l’air danse à chaque coin de rue, à chaque coin d’arbre ! L’air et ses couleurs, l’air et ses couleurs papa, l’air et ses couleurs, ses couleurs, ses couleurs, ses couleurs… »

Ce scénario est assez compliqué et nous avons essayé de vous en donner une idée… Mais quelle intelligence, quelle beauté dans ces images qu’Igor Mendjisky crée dans une langue singulière et elles ont une telle force poétique que le jeune auteur-metteur en scène réussit à emmener le public là où il veut. Surtout dans la première partie de ces Couleurs de l’air. La seconde, un peu bavarde, mériterait sans doute quelques coupes.
L’ensemble est encore un peu brut de décoffrage et la scénographie pas toujours réussie: il y a un espace central juste destiné à recevoir un peu d’eau à la fin mais avec un rebord casse-gueule qui gêne les déplacements. Et il faudrait que le metteur en scène revoie sa direction d’acteurs, surtout au début: mis à part Jean-Paul Wenzel, la diction de Raphaèle Bouchard, Pierre Hiessler, Igor Mendjisky, Hortense Monsaingeon, Léo-Antonin Lutinier, Juliette Poissonnier, Esther Van den Driessche et Yuriy Zavalnyouk est trop souvent assez approximative… Et c’est dommage.

Mais il y a chez Igor Mendjinsky un souffle poétique indéniable, parti pris de mise en scène et il parle comme rarement de la vie, du mensonge, de l’irréversible, des non-dits enfouis depuis un demi-siècle voire plus, de l’héritage. « C’est presque toujours recevoir quelque chose qu’on n’a aucunement mérité. » Et cela rend la situation diabolique dans toutes les familles. Malgré le désir bien ancré de transmettre. On perçoit aussi chez cet homme jeune, encore un peu enfant comme tous les poètes, l’effroi devant cette mort qui l’a fait avancer d’un cran. Il parle avec lucidité de «la mort du fils que je ne suis plus » et «cette petite mort »s’est alors inscrite à jamais en lui.  Le texte est un peu trop long et ce spectacle aussi sensible qu’intelligent, n’a pas encore trouvé toutes ses marques mais si vous pouvez aller le voir, n’hésitez surtout pas.

Philippe du Vignal


Jusqu’au 9 janvier, L’Azimut-Théâtre La Piscine, 254 avenue de la Division Leclerc, Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). T. : 01 41 87 20 84.

Le 21 janvier, Théâtre du Vésinet (Yvelines). Les 28 et 29 janvier, Théâtre Romain Rolland, Villejuif (Val-de-Marne).

Le 4 février, Théâtre de Corbeil-Essonne (Essonne). Le 17 février, Espace Marcel Carné,Saint-Michel-sur-Orge (Essone).

Et du 3 au 19 novembre, Théâtre des Bouffes du Nord, Paris (XIX ème).

 

 
 

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