Le Plancher de Jeannot, texte d’Ingrid Thobois, adaptation et mise en scène de Sylvain Gaudu

Le Plancher de Jeannot, texte d’Ingrid Thobois, adaptation et mise en scène de Sylvain Gaudu

Au départ, une tragédie dans la campagne profonde du Béarn, aux environs de Lembeye (Pyrénées-Atlantiques). Une famille issue d’un village voisin achète une grande ferme et ses champs que le père de famille va rapidement faire prospérer.
Jeannot, le fils, très bon élève à l’école et qui aurait aujourd’hui quatre-vingt-trois ans, fait son service militaire et est vite envoyé « pacifier’ l’Algérie, comme on disait… Quand il en revient, son père veut qu’il reprenne la ferme, ce qu’il ne souhaitait pas. Mais il cède à une condition: avoir un un tracteur, alors que pas un agriculteur dans le pays n’en avait…
Mais la tragédie commence avec le suicide du père qui va se pendre… Jeannot continuera à vivre avec sa sœur et sa mère dans la maison familiale. Déjà atteint de schizophrénie, il profère des menaces de mort contre ses voisins et tire un coup de fusil quand il est dans leur maison. Le médecin du village va alors faire procéder à un placement d’office mais les gendarmes venus le chercher renoncent : Jeannot les menace avec son arme.

La famille fait alors le vide autour d’elle puis la mère de Jeannot meurt dans sa maison. Curieusement, il obtient de la mairie qu’elle soit enterrée sous l’escalier intérieur… Lui ne se nourrit presque plus et mourra l’année suivante à trente-trois ans.
Entre temps, dans la solitude la plus extrême, il écrit ce texte où il semble vouloir régler ses comptes avec l’ordre imposé par la société et surtout avec l’Eglise. Ces quelques lignes n’ont rien d’exceptionnel mais font penser à ceux de Jeanne Tripier, cette autre artiste d’art brut qui, en 1934, s’identifiait, elle… à Jeanne d’Arc, pour préparer le Jugement dernier.
Ici, c’est surtout l’acte gestuel et son graphisme qui compte.« Imaginez, dit le psychiatre Jean-Pierre Olié, un jeune type, tout seul à quatre pattes dans sa piaule, en train de graver ses délires dans le sol: Jeannot s’est crucifié lui-même sur ce plancher. »
Avec une remarquable ténacité, il gravera en effet au couteau et poinçonnera sur les seize m2 du plancher de sa chambre, ces phrases uniquement en majuscules dont il faut au moins citer un extrait :

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« LA RELIGION A INVENTE DES MACHINES A COMMANDER LE CERVEAU DES GENS ET BETES ET AVEC UNE INVENTION A VOIR NOTRE VUE A PARTIR DE RETINE DE L’IMAGE DE L’ŒIL ABUSE DE NOUS SANTE IDEES DE LA FAMILLE MATERIEL BIENS PENDANT SOMMEIL NOUS FONT TOUTES CRAPULERIE L’EGLISE APRES AVOIR FAIT TUER LES JUIFS A HITLER A VOULU INVENTER UN PROCES TYPE ET DIABLE AFIN PRENDRE LE POUVOIR DU MONDE ET IMPOSER LA PAIX AUX GUERRES L’EGLISE A FAIT LES CRIMES ET ABUSANT DE NOUS PAR ELECTRONIQUE NOUS FAISANT CROIRE DES HISTOIRES ET PAR CE TRUQUAGE ABUSER DE NOS IDEES INNOCENTES RELIGION A PU NOUS FAIRE ACCUSER EN TRUQUANT POSTES ECOUTE OU ECRIT ET INVENTER TOUTES CHOSES QU’ILS ONT VOULU ET DEPUIS 10 ANS EN ABUSANT DE NOUS PAR LEUR INVENTION A COMMANDE CERVEAU ET A VOIR NOTRE VUE A PARTIR IMAGE RETINE DE L’ŒIL NOUS FAIRE ACCUSER DE CE QU’IL NOUS FON A NOTRE INSU C’EST LA RELIGION QUI A FAIT TOUS LES CRIMES ET DEGATS ET CRAPULERIE (…)
« Les écrits bruts échappent, dit finement l’écrivain belge Frédéric Baal, dans une réédition des Ecrits bruts de Michel Thévoz,  aux carcans de la syntaxe et du lexique qui sont les lieux d’inscription des préjugés de classe. (…) Ils  mettent en déroute le dépôt de valeurs qu’est la langue.  (..) Asociaux, ils dynamitent moins le langage, ses valeurs régressives, qu’il ne les gaspille. (…) Ils bousculent le lexique, redistribuent comme à plaisir, les catégories grammaticales, ignorant l’orthographe, les majuscules ou la ponctuation… »

Après la mort de Jeannot en 72, sa sœur Paule, vêtue un vieux sac à pommes de terre et refusant toute aide alimentaire, mourra elle aussi assez vite. Et, à la vente de la propriété en 93, miracle: l’épouse d’un brocanteur venu acheter les meubles découvre avec lui ce fabuleux plancher… Bref, sur fond de psychose, une tragédie familiale dans le France paysanne de ces années-là aura donné naissance à une œuvre d’art brut devenue légendaire…
Pour atteindre ce degré de schizophrénie, Jeannot a-t-il été traumatisé par ce qu’il avait vu en Algérie ? Par le suicide de son père ? On a aussi parlé d’inceste, aussitôt démenti par la famille… Bref, de ce qui s’est passé il y a un demi-siècle, on ne saura jamais sans doute jamais grand chose. Peu importe: reste cette œuvre exceptionnelle d »art brut » très émouvante. Et créée in situ, pourrait-on dire, même si le mot est réservé à des œuvres d’art plus conventionnelles.

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Sylvain Gaudu a voulu porter à la scène, avec  un monologue dit par Catherine Andreucci, une transcription de cette histoire racontée dans un roman. «Notre démarche essaie de faire tomber les a priori sur la folie et d’en reconsidérer l’approche. (…) «Ce fait divers est un exemple tragique des conséquences de l’isolement social sur notre construction mentale.»
Le Plancher de Jeannot traite des non-dits, de la violence, de la peur de l’autre au sein d’une famille. » Soit, mais cette adaptation en un langage qui se veut poétique sur cette tragique histoire, ne parle jamais de ce fameux plancher. Il y a donc tromperie sur la marchandise par rapport au titre énoncé.
Manquent le contexte social et l’histoire personnelle de ce pauvre Jeannot  qu’il vaut mieux déjà connaître, si on veut saisir le spectacle. Le metteur en scène n’a pas voulu tomber dans un archéologie paysanne et il a eu raison mais sa mise en scène ne fait jamais sens. Pourquoi les nombreux seaux de sciure que Catherine Andreucci jette, puis balaye ? Pourquoi ces fumigènes derrière un buffet faux acajou des années cinquante? Pourquoi l’actrice est-elle aussi mal costumée  avec une grande robe de toile,  un collant sans pieds et de grosses chaussures de randonnée?
Elle a une belle présence et dit correctement, mais presque toujours face public, un texte assez insignifiant.  Comme si elle voulait s’excuser de sa platitude, elle garde un perpétuel sourire… Cela dure une heure juste  nous l’écoutons donc volontiers mais aucune émotion n’arrive à surgir de cette médiocre réalisation…
Au moins, cela vous aura sûrement donnée envie d’aller voir ou revoir ce bouleversant Plancher de Jeannot à l’adresse indiquée ci-dessous. Ce prodigieux artiste méritait bien cela. Pour le reste, autant en emporte les vents béarnais …

Philippe du Vignal

Jusqu’au 25 janvier, Les Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, Paris (Ier).

Le Plancher de Jeannot d’Ingrid Thobois, éditions Buchet Chastel (2015).

Réquisitoire. Le Plancher de Jeannot de Jean-Pierre Olié, photographies de Martin d’Orgeval, Editions du Regard, (2007)

Depuis 2007, Le Plancher de Jeannot est exposé dans de grandes vitrines sur le trottoir de l’hôpital Sainte-Anne, 7 rue Cabanis, Paris (XIV ème).

 

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