Les Apôtres aux cœurs brisés, caverne club band, texte et mise en scène de Céline Champinot
Les Apôtres aux cœurs brisés, caverne club band, texte et mise en scène de Céline Champinot
On avait pu voir Vivipares (posthume) brève histoire de l’humanité (2016), en compagnie de David Bowie et Charles Bukowski et Dans La Bible, une entreprise de colonisation d’une planète habitable (2018) où cinq scouts se plaignaient à Dieu. Là aussi, il s’agit de l’humanité; et pour Céline Champinot :«La culture pop et la culture biblique ont en commun d’inventer et de recycler sans fin les mythologies qui nous font et nous défont, mais aussi de fétichiser les icônes. » Ici, cela se passe sous terre : dans un endroit caverneux chez Platon ou dans un sous-sol avec studio d’enregistrement comme celui des Beatles à Liverpool. Décor: une sorte de puzzle pixellisé avec photos en noir et blanc des actrices dans un univers idyllique de plage avec palmier. Le grotesque pointe déjà son nez…
Au-dessus du plateau, des guirlandes de minuscules ampoules bleues et côté cour, une sorte de faux juke-box. John à la radio explique que « cette pittoresque salle de concert a été récemment consacrée au culte fanatique de l’icône Jésus-Christ, La Caverne est une célèbre crypte souterraine baptisée d’après le manque criant de lumière de l’ancienne faille de schiste où elle fut jadis creusée. » Vivent ici reclus Marthe, La plus grande -enceinte- (la sœur de Marie, mère de Jésus?) une dolorosa de pacotille en longue robe pailletée noire et perruque dorée et quatre apôtres en combinaison rouge, jaune, fuschia et bleu pâle à brandebourgs dont une avec grosse moustache et lunettes noires… des costumes foutraques mais bien vus signés: Les Céline. Ces caricatures des Beatles s’appellent John, Paul, Philip et Thomas qui parlent souvent de champignons hallucinogènes dont ils sont visiblement adeptes. D’abord micro à la main, les excellentes Maëva Husband, Élise Marie, Sabine Moindrot, Claire Rappin et Adrienne Winling chantent, sur la musique d’un vieux synthé, la mort du chef de leur groupe pop, un certain Jésus. Cela hurle un peu mais on pardonne comme ces fumigènes… qui reviennent de plus en plus à la mode : cinq en une semaine cela fait beaucoup !). Comme d’approximatives copies d’anciennes vedettes, ces apôtres essayent en paroles et en chansons ,mais en vain, de résoudre la question philosophique de la condition humaine… Et d’un seul coup, la plaque du décor craque et par douze trous, sortent huit bras et quatre têtes qui continuent à chanter en rythme. Tout cela avec une précision absolue. Une image traitée ici avec une fabuleuse drôlerie ! Et vers la fin- formidable scénographie d’Émilie Roy- ce décor s’écrasera… pour laisser place à une grande étendue de liquide noir visqueux! Nous découvrons sans doute ce qui attend ces apôtres à l’extérieur de cette caverne platonicienne… Illusion, vérité du réel, pastiche ? Céline Champinot emmène avec virtuosité le public là où elle veut. Diction et gestuelle ciselées, unité et qualité de jeu, superbe intelligence de la mise en scène, des costumes et maquillages: tout ici frise l’impeccable et rappelle souvent la folie du Theater of Ridiculous de Ronald Tavel et John Vaccaro, il y a un demi-siècle à New York… Avec ses paillettes, ses personnages délirants ultra-grimés et des accessoires et costumes trouvés dans la rue puis retravaillés. Un théâtre qui aura été d’une influence considérable aux Etats-Unis comme en Europe, notamment sur les mises en scène de Jérôme Savary quand il avait créé le Grand Magic Circus.
Cette parodie à la fois intelligente et fantasque aux thèmes de culture populaire, au texte coloré d’absurdes messages, slogans publicitaires, etc. est jouée et chantée par les actrices seules ou chœur, La plus grande -enceinte- en robe noire pailletée avec perruque dorée, les autres, dont une avec grosse moustache et lunettes noires, en combinaison rouge, bleu, jaune ou orange… Les apôtres aux visions hallucinatoires ont installé une radio clandestine, leur seule liaison avec le monde extérieur et diffusent des programmes avec fictions délirantes, messages, poèmes teintés de mysticisme et slogans publicitaires bien vulgaires. Mais la République les espionne, via cette même radio ; ce n’est pas toujours très clair mais qu’importe et aucun doute, nous sommes bien à la fois dans un conte musical déjanté sur fond philo-mythologique à la Kafka. L’auteure et metteuse en scène dit avoir été inspirée par Platon et la Bible mais aussi «passionnée par les écrits apocryphes chrétiens et toutes les mystiques qui en dérivent et tirent vers d’autres philosophiques, plus orientales.» Ici, il n’y aura aucune réponse à cette question lancinante: qui commande à nos imaginaires, à notre intuition et comment ? Pourquoi les cœurs de ces apôtres sont-ils brisés? L’image de la fin est de toute beauté avec ces cinq personnages -des cousins de ceux de Samuel Beckett- recroquevillés dans de minces matelas- récitant comme un mantra, des bribes de phrases du genre du genre « ni avec ni sans toi »: « Je pars. Non, reviens. » etc. Quelques grincheux ont quitté la salle en cours de route mais allez voir ce spectacle aussi fin que drôle; malgré quelque petites longueurs, vous ne serez pas déçus par cette mise en réseau d’éléments de langage différents et une réalisation exemplaire. « C’est important pour moi que cela soit drôle et crée l’écart, même dans le grotesque, il y a beaucoup de raisons de pleurer, de désespérer.» Pari gagné avec ces Apôtres aux cœurs brisés, à la fois vraiment drôle et philosophique -ce qui n’est pas si fréquent dans le spectacle contemporain- joué/chanté avec un plaisir et un humour évidents. Et le public à juste raison, a longuement salué les actrices.
Philippe du Vignal
Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris ( XI ème) jusqu’au 28 janvier. T. : 01 43 57 42 14.
Du 31 mars au 1er avril, Comédie de Colmar (Haut-Rhin).