Collection Morozov, icônes de l’art moderne
Une exposition avec deux cent chefs-d’œuvre présentés pour la première fois hors de Russie et dont la commissaire est Anne Baldassari. Issus d’une famille fortunée, les frères Mikhail et Ivan Morozov, nés en 1870 et en 1871, ne collectionnent pas l’art moderne par désir d’accumuler. Leur mère leur avait offert une bonne éducation artistique et ils se sont passionnés pour la révolution picturale. Mikhaïl, l’aîné, voyage et acquiert dès ses 20 ans ses premiers tableaux à Paris. Il choisit entre autres des Manet, Degas, Cézanne, Matisse et surtout Van Gogh et Gauguin. A la révolution en 1917, la collection est nationalisée d’abord visible dans les hôtels particuliers des frères puis réunies « dans un chaos pictural » avec d’autres objets d’art. Les tableaux envoyés dans l’Oural, à la guerre avec l’Allemagne en 1941, y resteront jusqu’à la fin des années cinquante et on pourra à nouveau les admirer à la galerie Tretiakov, aux musée Pouchkine à Moscou et à l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. C’est la première fois qu’ils prêtent autant de tableaux de la collection Morozov.
Mikhail meurt en 1903 et Ivan en 1921 mais leur vie coïncidera avec les nouvelles conceptions et pratiques de Vincent van Gogh, Paul Cézanne, Claude Monet, Pablo Picasso, Edgar Degas, Pierre Bonnard…Des qui artistes n’imitent pas la nature. Que perçoivent-ils avant de réunir cette collection qui modifia leur vie ?ils s’inscrivent dans l’ histoire de l’art et Ivan par exemple alla régulièrement à Paris et rencontra Paul Cézanne… Dans ses Ecrits sur l’art, en 1908, Henri Matisse constate qu’« à force de voir les choses, nous ne les regardons plus. » et dit à propos de Turner qu’«Il vivait quelques jours dans une grotte avant de sortir, à nouveau sensible aux brillances du monde. » Comment découvrir le commencement du monde ? Henri Matisse associe peinture et danse, mouvement et couleur dans laquelle il faut recomposer la nature, après un moment noir (ce que Paul Cézanne appelle le « moment de catastrophe ». /Elle disparaît alors momentanément et réapparaît, plus intense sur la toile. Dans Conversations avec Cézanne, Paul Cézanne évoque cette notion de catastrophe et sous son effet,la naissance des couleurs. «Tout change et la nature gagne une nouvelle visibilité et les couleurs, un nouveau mode d’être. Elles n’obéissent plus à la préparation d’un fond gris. « La couleur agit » dit aussi Pierre Bonnard dans ses Notes. Le monde sur la toile ne revient jamais à l’identique mais un peu déformé, irrégulier et déséquilibré. Arbres, tables, chaises, corps tremblent, ondulent ou sont de guingois. Valeska Gert, la danseuse-mime allemande dira plus tard: « La danse moderne, c’est le déséquilibre ».
Le tableau crée sa propre gravitation. Selon Gilles Deleuze, dans son cours sur la peinture du 12 mai 81: « Les artistes égyptiens considèrent l’apparence comme périssable. Extraire l’essence de celle-ci revient à la sauvegarder, immortelle, grâce au contour. Cézannne renverse tout… « le chaos cuit les formes » et dit magnifiquement : «La chose revient en tant que présence pure. » Paul Cézanne parlait, lui, de brasier. « Et les objets réapparaissent comme des êtres de couleur. Un beau matin la base géologique m’apparaissait… Les terres rouges sortaient d’un abîme… Il y a une minute de monde qui passe. » L’effondrement de cette assise géologique libère des forces ascendantes : les couleurs. L’abîme lui délivre un nouvel air et le bleu enveloppe leur montée : une sensation selon Cézanne. Comment éviter la confusion, la folie face à cette multitude ? » Tout ce que nous voyons se disperse. En lui, nait et vit un corps de sensations qui commencent à s’affecter sur la toile et les couleurs, si proches soient-elles, donnent le passage à un rythme, à une ligne, une courbure.
Camille Pissarro attirera l’attention de Paul Cézanne qui procède par rapport de tons sur la question du passage, lequel ne se limite pas à la juxtaposition : les tons se chevauchent. Ce que Cézanne nomme « la modulation » : à bien distinguer du modelé Il garde l’apparence mais la déplace, la creuse et y trouve des nuances, des tons. Merveille et renversement métaphysique : « le frisson de la durée » dans l’apparence contient des secrets. Face à ce qui se disperse, s’éparpille, il élargit l’apparence : «une minute de monde passe». Et nous repensons à Camille Pissarro. Une immense puissance, filtrée, produit la consistance des œuvres : « Une ligne partout cerne, tient un ton prisonnier. Je veux le libérer » et « ces prismes cosmiques, cette aube de nous-mêmes au-dessus du néant, je les sens monter… Je me sens coloré par toutes les nuances de l’infini ». Par exemple « l’infini réseau des petits bleus ». Avec Paul Cézanne, tout devient corps, mortel et immortel : arbre, table, geste, frondaisons, chaise. Simple et sacré. Un sucrier a une physionomie…
Henri Matisse (1869-1954) comme il le dit dans ses Ecrits sur l’art (1908-1953) passera de la figuration des objets et des corps, à la danse: «Il y a deux façons d’exprimer les choses: l’une est de les montrer brutalement, l’autre de les évoquer avec art. En s’éloignant de de la représentation littérale du mouvement, on aboutit à plus de beauté, à plus de grandeur.» Un texte de lui en 1908 reste important et très actuel : il demande que l’on fasse attention au mouvement non mécanique, non habituel. Et l’année suivante, quand Isadora Duncan revient à Paris, elle continuera, après Berlin, à poser les jalons de la danse moderne, avec de nouveaux rapports entre les mouvements qui apportent de la jeunesse au corps. Mais elle ne recherche pas leur extension. Communauté historique de pensée entre le peintre et Isadora Duncan qui s’inspira, elle, de la statuaire grecque. Et pour Henri Matisse : « Les antiquités grecques : un homme qui lance un disque sera pris au moment où il se ramasse sur lui-même…s’il est dans la position la plus forcée que comporte son geste, le sculpteur l’aura résumée… qui réveille l’idée de durée. »Au mouvement qui va au bout de lui-même, le peintre substitue l’ellipse et apprécie la netteté des rapports entre les corps chez Paul Cézanne, qu’il va introduire dans La Danse.
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Dans L’Ethique, Spinoza définit ces rapports entre les corps : un composé variable de vitesse et de lenteur. Et leur expression sur une toile suppose le rendu de la durée. Henri Matisse dans Nature morte montre un tableau dans le tableau : au premier plan, une table nappée avec un panier de fruits vert clair ou foncé et jaune, et deux vases contenant l’un foncé, des tournesols et l’autre, clair, des plantes sombres. Une multitude d’esquisses de poires, parsème la nappe comme des virgules. Ce qui renvoie à la conception du mouvement chez Henri Matisse, sans point final remarquable. Avec dans La Danse, des ascendances, descendances en une une ronde irrégulière. Les cinq interprètes nus rouge vermillon évoluent sur un sol vert sur fond bleu. Ces seules teintes se distribuent sur un à-plat et les têtes de ces « personnages rythmiques» sont orientées vers le sol. Tous les « personnages rythmiques » se donnent la main à un détail près : là gauche, le danseur opère une torsion qui courbe la ronde. Jambe et bassin tracent une ligne pure sans tension et se tournent, faisant contraste, vers deux figures presque recroquevillées, ventre creusé et jambe gauche levée. De cette torsion, le mouvement leur échappe mais continue chez les deux autres, de par la force de la courbe. A droite, succède une posture impossible : le danseur s’étire presque à l’horizontale mais sans tension sur son partenaire à la courbe. Seul hiatus : leurs mains se frôlent sans se joindre. Inclinaisons, montées, étirements deviennent une ligne rythmique invisible traversant doucement les danseurs et cette variation masque ici l’effort… Henri Matisse place une nature morte dans La Danse. Par souci de relier la vie et l’art ? Et pour mieux rendre l’image d’un ballet, il stylise une sardane catalane, chacun se tenant les mains et reprend aussi les rythmes des danses qu’il a vues au Moulin de la galette à Paris.
Pablo Picasso (1881-1973) voit dans les corps, les rapports de force qui font la vie. Athlète de la matière, il se passionne pour ceux du spectacle où l’effort physique épure les corps… Dans Jeune acrobate sur la boule (1905) une adolescente bleu clair se tient en équilibre sur une boule bleu sombre. Gracile, un peu déhanchée, elle lève ses bras ouverts en lignes brisées,les paumes aussi ouvertes. L’effort ne se fait pas sentir et la minceur de cette acrobate contraste avec le corps d’un adulte très puissant aux muscles noueux. Vu de dos, il exprime une force contenue. L’enfant se surélève, l’homme bleu sombre pèse de tout son poids sur un bloc de pierre. Les contrastes tracent des lignes invisibles entre les corps qui baignent dans une atmosphère bleuissante. Tête baissée, l’enfant surveille ses pieds. L’homme regarde dans la même direction dans une lumière bleue clair. La dominante bleue blanc accentue ce que partagent la jeune fille et l’homme : le goût de l’effort physique donné en spectacle. Différence entre minceur et volume musculaire…
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Dans Les Deux saltimbanques, Arlequin et sa compagne (1901), Pablo Picasso renie l’acte de peindre d’une époque où Paul Cézanne, Claude Monet, puis Henri Matisse, se soucient de la naissance du monde, des gestes et des couleurs. Ici, Pablo Picasso montre ici l’immobilité. Arlequin, au costume en damier rapiécé bleu sombre et Colombine en robe ocre, attablés dans un café devant leurs verres vides, le regard absent, occupent tout l’espace gauche du tableau… Où est passée la vie ? Un sentiment de désolation envahit ce fond rouge sombre, et bleu. Serrés l’un contre l’autre, bras collés au corps, mains sous le menton, épaules repliées et regards divergents. A la fois unis et séparés, immobiles, sans capacité d’agir… Le chignon défait de Colombine semble griffer son visage et la pâleur verdâtre des visages renforce l’absence d’expression et de tristesse. La disparition historique d’Arlequin et de Colombine, personnages en quête de public ?
Edgar Degas (1834-1917) dans Les Danseuses (1896) continue de développer sa vision de la danse classique, sans les figures géométriques ni le mouvement dans sa gloire, mais des positions instables. Il montre le « travail » qui déforme pour aboutir à la rectitude et rend visible les forces que refoulent les positions classiques… Chez ces quatre danseuses il y a trois pressions : l’obéissance à un modèle préexistant à toute action pour atteindre le mouvement idéal, ce qui implique de brutaliser le corps, l’affrontement à un public au goût conservateur et la prostitution fréquente à l’époque dans ce milieu. Ici quatre corps s’emboîtent, à l’inverse de La Danse d’Henri Matisse avec son cercle irrégulier et un espace aérien.
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Dans le pastel d’Edgar Degas, il y a aussi un cercle mais -invisible- avec ces danseuses qui s’étreignent. Le peintre introduit dans cette masse de chair des contrepoints donnent le rythme : la tête en arrière de la danseuse de gauche, bras au-dessus du visage, contraste avec celle qui la suit, tête baissée, nez dans l’épaule de la suivante. Le bras de la troisième enveloppe celui de sa voisine, vue de dos et se tournant vers la première. Les lignes du chignon de la quatrième prolongent celles de la troisième. De l’une à l’autre, un dégradé de chignons : rouge vif, rouge estompé, blanc. Ce dernier renvoie à la blancheur du visage de gauche, un peu hors du groupe. Ici, la circularité avec résonances et dégradés correspond à la naissance de la danse moderne dont le peintre est contemporain. Isadora Ducan et Loie Fuller vont en effet offrir une nouvelle vision de la chorégraphie, avec, comme principe essentiel : le mouvement. Après une élimination des clichés comme l’ont fait Paul Cézanne ou Henri Matisse, la danse moderne gagnera son autonomie et une liberté d’expérimentation sans modèle préexistant et sans corps idéal… Edgar Degas mort en 1917, ne connaîtra pas vraiment cette naissance d’un autre monde tel que Paul Cézanne, puis Henri Matisse appelaient de leurs vœux. Mais, entre Edgar Degas et la danse contemporaine, existaient déjà des points semblables. Entre autres, l’attention du public qui sélectionne un objet et se détourne d’un autre, comme Auguste Rodin l’avait déjà bien vu.
Premier printemps à la campagne et L’Eté, La danse (tous les deux peints en 1912) de Pierre Bonnard (1867-1947) ont en commun le rapport à la catastrophe des figures fragiles de danse. Paul Cézanne meurt en 1905 mais Pierre Bonnard prolonge cette notion de catastrophe déjà exprimée dans Conversations avec Cézanne : «Les couleurs montent des racines du monde.» Et il parle de la naissance de couleurs à l’état libre : «Or la nature est en profondeur, d’où la nécessité d’introduire … une somme suffisante de bleutés pour faire sentir l’air.» Paul Cézanne lui, perçoit mentalement «le squelette pierreux » (…) «des terres rouges sortent d’un abime. Je commence à me séparer du paysage… L’assise géologique, le travail préparatoire, le monde du dessine s’enfonce, s’est écroulé comme dans une catastrophe. Un cataclysme l’a emporté, régénéré. Comment rendre durable «cette minute de monde qui passe ? »
Dans Premier printemps à la campagne, Pierre Bonnard prend lui le risque de montrer le chaos mais en le contenant. Dans une clairière ocre pâle, huit personnages bleu pâle estompé. E, sur toute la toile, règnent des mouvements informes dans un ocre plus intense, parsemé de traits noirs. La symétrie retient ces images de chaos qui n’envahissent pas tout le tableau. Existe-il un rapport de forces entre l’informe et la figuration ? Selon Paul Cézanne, la catastrophe régénère. Assiste-t-on dans L’Eté, la danse, à une naissance du sol et à des postures? Ce commencement d’un monde s’accomplit ici en demi-teintes, sans éclat mais avec deux enfants qui dansent. Les jeunes filles, à proximité d’un chaos plus étendu présentant à la fois un danger et une source, dansent, elle aussi, avec la même vivacité. Dans Premier printemps à la campagne, la symétrie des masses informes libère-t-elle la clairière et son échelonnement sans profondeur ? Au premier plan, un petit garçon assis regardant le sol et une petite fille agenouillée et une femme allongée au sol. Au second plan, proches l’une de l’autre, deux danseuses évoluent, épaule contre épaule et immobile, un autre enfant les regarde.
Les chorégraphes de l’époque découvrent alors que le mouvement peut se propager au-delà des limites des corps, traverser l’air comme les couleurs de Paul Cézanne qui parle de «logique aérienne». A gauche, une forme presque repérable : un buisson d’ocre tacheté de bleu. Suivent des ondulations volumineuses qui montent, s’interpénètrent et se recourbent au sommet. La petite fille est agenouillée à proximité du buisson bleu aérien et, de la base d’un tronc vertical, jaillit une excroissance informe avec un cône s’élargissant, strié de parallèles noires et une masse longitudinale creusée au milieu. Elle touche au sommet un volume parsemé de virgules blanches qui tangue et coiffe le tout sans s’incliner. Merveille inquiétante : cette image de femme allongée se situe dans le prolongement de la ligne descendante, de l’excroissance. Une gestation monstrueuse ?
Dans L’Eté, la danse (1912) à gauche, deux jeunes filles en habit beige, bleu clair, lèvent un genou sur un sol ocre. A droite, un chaos en six parties qui font bloc. Au sommet, des frondaisons foncées entourent une plus claire qui semble naître d’un geyser bleu-blanc, surmontant une chevelure verte…. Mais ce chaos ne communique pas avec les personnages qui mènent une vie séparée: une mère toute habillée de noir se penche vers un enfant qui danse. En haut du tableau, une longère au toit rouge clair, incurvée et enfoncée dans le sol, semble sortir du chaos. La monstruosité de cette toile inquiétante nous fascine.
Pour Gilles Deleuze, dans son cours du 19 mai 85: «La hachure de Delacroix devient la virgule impressionniste, la virgule impressionniste devient la petite touche de Cézanne. » Des précisions qui nous étonnent encore, émouvantes comme des pensées pures. Le fond est traité avec des couleurs qui deviennent autonomes.. Nées d’une catastrophe éliminant les clichés. Dans ce nouvel espace-temps, opèrent des gravitations inattendues. La toile se compose par rapports de tons et de corps. Pierre Bonnard parle de la «logique de l’émotion». Raison de la peinture moderne en trois actes : nettoyer l’esprit, puis l’emplir de sensations encore flottantes, aériennes et peindre des «images mentales», et ce faisant, créer un corps de sensations. Comme l’avaient pressenti avec une formidable intuition les frères Morozov, de grands européens. Surtout, ne ratez pas cette exposition…
Bernard Rémy
Jusqu’au 3 avril, Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Neuilly (Hauts-de-Seine). Navette directe aller et retour en haut de l’avenue Friedland à Paris.
Catalogue de l’exposition avec, en couverture, Fruits et bronze (1910) d’Henri Matisse : 49,90 €.
Conversations avec Cézanne, éditions Macula (1978).